Houellebecq : Sérotonine, c’est ma copine !
« Tous les hommes souhaitent des filles fraîches, écologiques et triolistes, enfin presque tous les hommes, moi en tout cas. » ("Sérotonine", 4 janvier 2019).
D’habitude, j’aime bien attendre que le temps fasse son œuvre. J’aime mieux lire les romans en format de poche, pouvoir les trimballer n’importe où, dans une poche de veste ou de manteau. Je n’ai pas de "liseuse" même si j’en conçois les nombreux avantages car j’aime bien annoter sur le papier du livre. Et puis, je préfère être en dehors des modes littéraires, le marketing n’étant pas forcément synonyme de qualité, ou plutôt, certains ouvrages de qualité sont oubliés par le marketing habituel des médias.
Mais ce vendredi 4 janvier 2019, je ne peux pas vraiment dire pourquoi, cela m’a pris la veille, j’ai eu "envie" d’aller m’acheter pour la première fois de la vie le nouveau roman de Michel Houellebecq le jour même de sa sortie chez Flammarion (vingt-deux euros, pour trois cent quarante-sept pages). Trois cent vingt mille exemplaires dès la première parution, c’est beaucoup. Dont deux cents exemplaires sur vélin Rivoli des papeteries Arjowiggins numérotés de 1 à 200. Ceux pour la presse ont déjà été distribués dès décembre 2018.
Pourquoi ai-je voulu l’acheter tout de suite ? Le lire l’esprit vierge, sans le flot des commentaires et réactions sur le livre ? Peut-être parce que le précédent roman, "Soumission", a été publié le 7 janvier 2015, quelques heures avant la terrible série d’attentats qui a commencé à "Charlie-Hebdo" (Houellebecq y a perdu son ami Bernard Maris) ?
Plus sûrement parce que c’est Houellebecq et que Houellebecq, je l’adore ! C’est presque affectif, plus que rationnel. Une sorte de contre-écrivain comme on parle de contre-héros. Oh, certes, il est certain que je ne partage probablement pas beaucoup de ses opinions politiques, et encore, il faudrait d’abord les confronter, mais il faut rendre à César ce qui est à César : Houellebecq est un écrivain, n’est "qu’un" écrivain. Il ne s’agit pas de l’élire, il s’agit de le lire. Et depuis "L’Extension du domaine de la lutte", qui l’a fait connaître, je me suis toujours délecté en le lisant.
Son style d’abord, un tantinet maniaque des détails et des marques commerciales (j’imagine qu’aujourd’hui, l’éditeur a embauché un bataillon d’avocats pour savoir si c’est légal ou pas de faire autant de publicités à peine subliminales ; notons que dans les films des années 1970, on peut aussi apercevoir beaucoup de marques). Il est simple. J’aurais même tendance à dire qu’il n’est pas prétentieux, son style. En tout cas, il n’est pas précieux. On rentre tout de suite dans l’histoire. C’est essentiel, mais ce n’est pas toujours gagné chez tous les romanciers. Je peux m’identifier tout de suite au personnage car il parle comme moi, certes, il n’est pas moi, mais il pourrait être un copain. Un copain paumé, cela va de soi, chez Houellebecq.
L’écrivain n’est pas un provocateur. Ceux qui l’imaginent se trompent probablement sur la réalité de la personne. Il n’est que sincère. Il n’apporte que sa vision du monde, souvent noire, d’ailleurs, il doit avoir des difficultés à concilier cette noirceur et son inattendu succès littéraire qui en fait maintenant l’un des écrivains les mieux rémunérés par leur plume. En ce sens, Houellebecq est mignon. Il est encore un ado qui se lâche, sans les brides de la politesse ou du qu’en-dira-t-on. Il en a aujourd’hui les moyens. Hier, il en avait l’audace et l'insolence.
Ses thèmes, on les connaît depuis longtemps. Cette noirceur, après tout, elle l’est profondément intégrée dans cette société qui laisse peu de place à la richesse précieuse et unique de chaque personne. On a voulu voir en Houellebecq un précurseur des gilets jaunes. Non, il n’est qu’un descripteur de sa société, la société du réel qui, depuis plusieurs décennies, une voire deux générations, est engloutie dans une crise de l’emploi, crise économique qui a basculé dans une crise morale, crise d’identité et de repli sur soi, mais crise aussi sur sa propre utilité dans la société alors que le travail était placé parfois comme l’unique fédérateur social. Travail bafoué, mais aussi famille bafouée. L’explosion de la structure familiale traditionnelle et le niveau en permanence élevé du chômage ont fait perdre tous les repères.
Alors, que reste-t-il sinon soi-même comme dernière cellule structurante ? Peut-on reprocher à Houellebecq de beaucoup parler de sexe ? de femmes et d’amour comme un homme plus maladroit que macho ? Non. Son style est certes d’une crudité qui rompt avec le romantisme gentillet des romans à l’eau de rose. Avec quelques mots qu’on évite soigneusement de prononcer devant des enfants. Par exemple, cet extrait de phrase : « Elle était revenue sauver d’un seul mouvement ma bit@, mon être et mon âme. ». Ou encore cette récurrence chez lui : « J’étais atteint par une érection, ce qui n’était guère surprenant vu le déroulement de l’après-midi. Je la traitai par les moyens habituels. ». Mais quand on ouvre un livre de Houellebecq, on sait à quoi s’en tenir. On sait que tout ne va pas sentir de la rose. Si on préfère les contes de fée, on choisit un autre auteur.
Bernard Maris avait vu en Houellebecq celui qui avait le mieux compris le monde d’aujourd’hui, fait d’égoïsmes mais aussi de nouvelles solidarités. Ce n’est pas un hasard si, dans "La Carte et le Territoire", le romancier se montre comme un adorateur des hypermarchés, ces espaces sans âme où il y a tout ce qu’on peut trouver sans lâcher un seul mot, sans aucune relation sociale. L’être asocial s’y retrouve. L’anonymat, le désert relationnel, la solitude, ce n’est pas toujours subi, cela peut aussi être voulu. Le commerce sur Internet remet d’ailleurs en cause cet anonymat. Tout est tracé dans le Web. Impossible d’y acheter le moindre objet sans qu’on ne le sache encore trente années plus tard.
Ni provocateur ni orgueilleux. Houellebecq est capable d’autodérision aussi, lorsqu’il se met en scène, toujours dans "La Carte et le Territoire", ce n’est pas exactement sous l’angle glorieux d’un héros de péplum, c’est plutôt comme un enfant gâté et retardé qui, grâce au succès, peut rester au lit en pyjama toute la journée à regarder des dessins animés sans intérêt.
Si j’insiste sur le roman qui a obtenu, à mon sens avec justice, le Prix Goncourt, c’est qu’avec "Sérotonine", il y reparle des "territoires", mot désormais préempté par la classe politique pour parler des zones rurales, à mi-distance entre campagne et terroir. Il y parle d’agriculture.
L’unité de temps de "Sérotonine" est précisée ainsi : « Nous étions au début de l’été, sans doute vers la mi-juillet, plutôt vers la fin des années 2010, il me semble qu’Emmanuel Macron était Président de la République. » C’est intéressant comme repère, car il prouve que le roman a été rédigé assez récemment (à moins que cette précision fût rajoutée par la suite) et que l’on se repère par les mandats présidentiels (depuis De Gaulle) comme on se repérait avec les règnes des rois voire des pharaons dans l’Antiquité égyptienne.
J’ai lu les premiers chapitres du livre (qui se lit, comme toujours, facilement), et j’essaie de ne pas le lire trop vite, je veux le savourer et je veux éviter aussi l’indigestion. Rien ne m’a étonné chez Houellebecq. Son personnage principal (qui s’exprime par le "je" narratif) est loin d’être son créateur, puisqu’il est déjà beaucoup plus jeune. Il attaque très vite sa vie, sa société, l’État.
Dès la deuxième page, il s’en prend au prénom "Claude" : « il me fait instantanément penser aux Claudette, et l’image d’épouvante d’une vidéo vintage de Claude François repassée en boucle dans une soirée de vieux pédés me revient aussitôt, dès que j’entends prononce ce prénom de Claude ». Juste avant, il attaque "Florent" : « trop doux, trop proche du féminin Florence, en un sens presque androgyne » alors que son visage est viril « mais pas du tout, vraiment pas du tout, comme le visage d’une pédale botticellienne ».
Voilà. En trois phrases, Houellebecq s’est déjà mis à dos tous les Florent, toutes les Florence, tous et toutes les Claude et évidemment, tous les Florent-Claude. Et en plus, son argumentation, deux fois, c’est de s’en prendre aux homosexuels ("pédés", "pédale", je cite plus loin également "lopette"). Politiquement incorrect. On lui pardonnera. Ce n’est pas lui qui parle, c’est son personnage. Si on lui reprochait cela, il faudrait alors interdire tous les films sur le nazisme.
Quelques lignes plus loin, nouveau tir sans sommation, cette fois-ci sur "l’administration" vue comme un vampire bureaucratique : « Presque rien n’est possible d’un point de vue administratif, l’administration a pour objectif de réduire vos possibilités de vie au maximum quand elle ne parvient pas tout simplement à les détruire, du point de vue de l’administration, un bon administré est un administré mort. ». C’est amusant et paradoxal de crier ainsi après "l’administration façon années 1970" (à l’époque où l’on attendait trois semaines pour avoir une ligne téléphonique) et en même temps, s’interroger sur la désertification des services publics en milieu rural.
Caricature, anarchisme, crudité. C’est tout Houellebecq. Encore une fois, c’est son personnage qui parle. Pratique, facile, habile habillage. D’autant plus que l’auteur-narrateur n’en oublie pas la lucidité puisque, un peu plus loin, pour un autre sujet, il reconnaît : « Enfin, je simplifie, mais il faut simplifier sinon, on n’arrive à rien. ».
D’autres catégories ou communautés de personnes sont par la suite également mises au pilori, comme la ville de Niort dont le maire, avec un brin d’humour, a invité l’auteur à venir la visiter. En voilà d’ailleurs une belle publicité pour une ville qui va pouvoir réduire ses dépenses en communication pour 2019 !
Ce qui plaît beaucoup chez Houellebecq, c’est que, comme dans la plupart des romans, et notamment des romans policiers, l’histoire n’est en fait qu’un prétexte, qu’un cadre, à écrire sur la société, à décrire la société, à coucher sur papier quelques rapides réflexions, toujours très noires et négatives avec Houellebecq mais c’est cela qui fait sa spécificité. Souvent, c’est plus efficace qu’un long essai argumenté. Le risque, évidemment, c’est qu’en ne prouvant rien, on peut tout dire. Qu’importe puisque c’est de la fiction. D’office, les romanciers comme les dramaturges, ont ainsi cet art de la pirouette.
Dans l’onglet "je fais court et je vous explique la vie", il y a aussi cette opposition qu’il fait entre naturisme et pornographie, qui est bien réelle (le naturisme est plutôt familial et collectif et la pornographie est plutôt adulte et solitaire), mais qu’il catégorise ainsi en parlant de deux "tendances contradictoires" (dans l’Espagne d’après-Franco) : « La première (…) mettait à haut prix l’amour libre, la nudité, l’émancipation des travailleurs et ce genre de choses. La seconde (…) valorisait au contraire la compétition, le porno hard, le cynisme et les stock-options. ». Et la seconde tendance aurait "définitivement" gagné sur la première.
Un peu plus et Houllebecq se ferait le champion de l’anticapitalisme, lui qui pourtant est très à l’aise avec la société ultraconsumériste, comme il l’avait précisé à l’occasion de la sortie, le 3 septembre 2001, de son roman "Plateforme", dans une interview au magazine "Lire" parue le même mois (propos recueillis par Didier Sénéchal) : « Le matérialisme est un moindre mal. Ses valeurs sont méprisables, mais quand même moins destructrices, moins cruelles que celles de… » (Je ne termine pas la phrase avec le nom d’une religion car ici, il n’est pas question d’évoquer la polémique de l’auteur avec l’islam, mais seulement de son goût pour le matérialisme consumériste).
La grande nouveauté de ce nouveau roman, c’est probablement ce qui en a fait son titre, c’est la sérotonine, substance qui aiderait à tenir le coup dans une vie de misère et de détresse. Dès le début, le lecteur apprend que le Captorix est un antidépresseur de nouveau type, qui évite les envies suicidaires mais qui peut avoir un effet néfaste sur la libido, obsession du narrateur-auteur. Le nom de ce médicament sonne d’ailleurs comme Astérix avec un petit côté "gaulois irréductible" et "petit village" au milieu de l’empire. Techniquement, ou plutôt, chimiquement, le Captorix encouragerait l’arrivée de la sérotonine.
Je n’en dis pas plus sur le roman, parce que je ne l’ai pas encore fini et ce n’est jamais intelligent de "spoiler" une œuvre. Je termine seulement par cette tendance dépressive de l’auteur-narrateur (qui n’étonne pas car c’est récurrent dans ses romans) et qui justifie la médication ainsi révélée : « Je n’étais, je n’étais en réalité, je n’avais jamais été qu’une inconsistante lopette, et j’avais déjà quarante-six ans maintenant, je n’avais jamais été capable de contrôler ma propre vie, bref, il paraissait très vraisemblable que la seconde partie de mon existence ne serait, à l’image de la première, qu’un flasque et douloureux effondrement. ».
Et ce dernier petit extrait sur une tentation suicidaire : « Pour mettre fin à l’affaire, il suffisait que je m’abstienne de tourner le volant. La pente était très raide à cet endroit, compte tenu de la vitesse acquise, on pouvait s’attendre à un parcours parfait, la voiture ne dévalerait même pas la pente rocheuse, elle s’écraserait directement cent mètres plus bas, un moment de terreur pure et puis, ce serait fini, je rendrais au Seigneur mon âme incertaine. ».
C’est ce style qui fait de moi, comme beaucoup d’autres lecteurs, un admiratif quasi-jaloux de Michel Houellebecq. Bonne lecture !
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (05 janvier 2019)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
"Sérotonine" de Michel Houellebecq.
Maurice Bellet.
Alexandre Soljenitsyne.
François de Closets.
Noam Chomsky.
Joseph Joffo.
Ivan Tourgueniev.
Guillaume Apolinaire.
René de Obaldia.
Raymond Aron.
Jean Paulhan.
René Rémond.
Marceline Loridan-Ivens.
François Flohic.
Françoise Dolto.
Lucette Destouches.
Paul Claudel.
Louis-Ferdinand Céline.
Georges Bernanos.
Jean-Jacques Rousseau.
Daniel Cordier.
Philip Roth.
Voltaire.
Jean d’Alembert.
Victor Hugo.
Karl Marx.
Charles Maurras.
Barbe Acarie.
Le philosophe Alain.
Marguerite Yourcenar.
Albert Camus.
Jean d’Ormesson.
Les 90 ans de Jean d’O.
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