Il y a 40 ans : « A vava inouva »
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Très prisée en Kabylie, la chanson de langue berbère est longtemps restée circonscrite à l’Algérie, parfois à sa seule région d’origine. Et cela jusqu’en 1976. Cette année-là, un jeune auteur compose une magnifique ballade sur un court texte écrit par un ami poète...
Il est bien joli, le poème de Mohamed Benhamadouche, alias Ben Mohamed, A vava inouva (A baba inu ba) : Ô mon père ! Et toute aussi belle la musique d’Hamid Cheriet, alias Idir, le natif d’Aït Lahcene, amoureux de sa haute-Kabylie natale.
Cette chanson nous décrit la vie simple des paysans confrontés au rude hiver des montagnes du Djurdjura, et fait référence dans le refrain à un vieux conte amazigh (berbère) dans lequel une fille (Ghriba) demande à son père de lui ouvrir la porte pour la sauver du monstre de la forêt. Deux couplets seulement, que Ben Mohamed présente comme deux tableaux.
Le premier décrit le mur de neige qui s’est dressé derrière la porte durant la nuit. Dehors, la place du village est déserte : les habitants attendent le retour du printemps. Les étoiles elles-mêmes ont disparu derrière le manteau nuageux. Dans le foyer, la préparation de figues a été mise à bouillir dans la marmite, et la bûche de chêne qui brûle dans l’âtre répand sa chaleur.
Le second met en scène le père qui se réchauffe dans le logis, drapé dans son burnous, tandis que le fils se tourmente pour le ravitaillement des jours à venir. La bru, quant à elle, travaille sur son métier à tisser dont elle resserre sans cesse les tendeurs. Dans le même temps, la doyenne, entourée par les petits, leur raconte les légendes ancestrales qu’ils auront eux-mêmes à transmettre à leur tour le moment venu.
« Le temps s’est arrêté, le chant exorcise la peur, il crée la chaleur des hommes près de la chaleur du feu ; le même rythme tisse la laine pour nos corps, la fable pour nos cœurs. C’était ainsi depuis toujours, pourtant les dernières veillées en mourant risquaient d’emporter avec elles les derniers rythmes. Allons-nous rester orphelins d’elles et d’eux ? Il faut savoir gré à celui qui, habillant de rythme à la fois moderne et immémorial les vers fidèles et beaux, prolonge pour nous avec des outils très actuels un émerveillement très ancien. »
Ainsi s’exprimait dans les années 70 Mouloud Mammeri à propos d’A vava inouva et du chanteur Idir sur la pochette d’un disque Oasis. Quel plus bel hommage pouvait être rendu, tant au texte de Ben Mohamed qu’à la musique d’Idir, ce fils de berger kabyle devenu compositeur pour le plus grand bonheur du peuple algérien ?
Mais si la chanson est belle, l’histoire de ses origines ne l’est pas moins. Hamid Cheriet, alors étudiant en géologie à Alger, est présent dans les studios de la Radio algérienne pour écouter la célèbre chanteuse Naoura pour laquelle il a composé A vava Inouva. Naoura doit chanter cette ballade en direct. Hélas ! la chanteuse kabyle est empêchée. Dès lors, le présentateur invite Hamid à remplacer Naoura au pied levé en chantant lui-même A vava inouva. Pris de court, Hamid prend sur-le-champ un pseudo pour ne pas gêner sa famille : désormais, il se nommera « Idir », autrement dit « Il vivra » en berbère, prénom généralement donné aux bébés chétifs pour les protéger d’un destin tragique.
Idir chante, et le succès est immédiat : on appelle de toute l’Algérie pour manifester son enthousiasme et en savoir plus sur ce jeune chanteur et guitariste kabyle qui, le temps d’une ballade musicale, a réussi à séduire un pays entier par la douceur de sa voix et le charme de sa mélodie. Rien d’étonnant à cela : au-delà de la musique, tous ceux qui, dans le pays, vivent en milieu rural ou, parmi les citadins, tous ceux qui sont restés fidèles à leurs racines, se retrouvent dans les paroles de Ben Mohamed, magnifiées par la musique d’Idir.
Il ne reste plus qu’à graver un vinyle. Dans cet enregistrement, Idir interprète A vava inouva en duo avec une jeune chanteuse du nom de Mila pour lui donner la réplique au refrain. Pour la première fois, un chant berbère traverse ensuite la Méditerranée et s’impose dans les hit-parades sur le territoire français après être passé sur les ondes nationales. Au fil du temps, la chanson est ensuite traduite dans différentes langues et se répand peu à peu dans près de 80 pays.
Mais il est temps d’écouter cette ballade, temps de se laisser emporter, par la voix d’Idir et les accords de sa guitare, sur les hauteurs enneigées des monts Djurdjura où vivent la jeune Ghriba et sa famille. En voici deux versions :
1) L’enregistrement d’origine de 1976, avec la chanteuse Mila : lien.
2) La version enregistrée en 1999 par Idir et l’écossaise Karen Matheson : lien.
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