
Devant la magie du lieu mais connaissant également son histoire si tragique, pour cette dernière partie je délaisse finalement le déroulement chronologique pour entamer une méditation sur la question « Solovki », j’aborderai davantage vers la fin
le récit du Goulag, auparavant il sera question de l’histoire de ces îles qui marquent la limite Nord du peuplement slave (lequel s’étend au Sud jusqu’à la mer Adriatique) ; comment expliquer le fait que ce lieu ait été consacré avec une telle intensité dans l’histoire du peuple russe, à la fois dans le sublime et dans l’horreur ?

D’abord je suis contemplatif de l’endroit, j’en observe l’état naturel et tâche de me faire une représentation de son évolution historique, ce n’est pas chose aisée car l’histoire varie selon les sources en faisant normalement la part belle aux derniers occupants, le XX siècle est manifestement le plus poignant car le peuple russe va délibérément pratiquer une sorte d’auto immolation sur ce lieu déjà consacré religieusement en procédant à l’invention de ce que dans toutes les langues on appelle
le Goulag mais qui est à la base un acronyme russe signifiant :
Главное Управление Лагерей, Glavnoïe Oupravlenie Laguereï, « Direction principale des camps (de travail) ».
Sur l’historiographie du
GOULAG, je ne rentrerai pas dans les détails car il y a eu de nombreux commentateurs depuis
Soljenitsyne (dont voici la célèbre photo le représentant en costume de camp), mais je pense que le titre de son célèbre ouvrage
« l’archipel du goulag », provient justement de l’archipel des Solovki (il s’agit bien d’un ensemble d’îles) en effet en Sibérie on est parfaitement sur la terre ferme, c’est donc très certainement cet
Archipel des Solovki au départ qui s’est mué ensuite en «
archipel du goulag », car ayant bénéficié du triste privilège d’en être l’original historique !
3) le silence du Goulag
Il est vrai qu’on perd le sens du temps sur cet espace qui semble se situer entre le lieu imaginaire, mythique et le lieu historique de gravissime tragédie humaine. Le ciel est presque constamment opaque, l’absence de contraste entre le jour et la nuit (car l’on est tout près du cercle polaire) trouble le discernement. Je reste de longues minutes, pensif et subjugué, à observer par la fenêtre du petit hôtel où je réside en face du monastère le paysage incroyable qui s’offre à mes yeux. Est ce bien vrai, suis je bien ici ? C’est comme une sorte de rêve éveillé tout ce que je contemple, j’ai du mal à y croire. Je dois m’en assurer et en faire l’expérience, je pousse la porte de l’auberge pour rentrer en contact avec l’extérieur et c’est une dure sensation de froid qui pénètre mes vêtements insuffisants et me fait frissonner, renforçant encore l’acuité de la conscience et la force des impressions ressenties, vivifiant ainsi la certitude de la réalité de ce qui m’entoure. Un vent souffle, directement du pôle Nord semble-t-il, une sorte de bise glacée, coupante, qui rend la présence à l’extérieur pénible, tout est pris par les glaces, une sorte de grésil poussière entre la neige et la glace tourne en tourbillon partout aux environs, rechigne à se poser et préfère rendre opaque le paysage ambiant que de former un manteau blanc et régulier sur le sol or nous sommes au mois de Mai, mois consacré au renouveau de la nature, où est l’éclosion printanière ?
Herbes sèches jaunies, brûlées par le gel, chemins de terre gelés, compacts, parfois glissants avec de légers fossés emplis d’une couche de glace, arbres ou plutôt arbustes squelettiques, dont les formes noueuses résistent au vent, nulle vie n’est perceptible, pas un oiseau ne vole, pas un insecte ne bourdonne, nulle fleur n’apparaît, même si des bourgeons sont visibles, ils sont tout recroquevillés. On devrait au moins entendre de ci de la, la plainte d’un animal ou l’aboiement d’un chien, le passage d’un véhicule ou un bruit de conversations mais rien, aucun son d’une quelconque créature, rien que le sifflement du vent quand celui ci forcit pour bien indiquer qu’il est le maître, à part les éléments naturels, tout s’est tu dans une parfaite résignation, la vie peut attendre, elle a encore tout le temps.
L’Europe n’a pas d’autre limite que ces terres du froid et de l’oubli, loin de toute zone de conflit, ici des hommes sont venus très tôt et se sont acharnés à survivre en dépit des conditions très dures et ce afin de rester libres, de ne pas subir la même sujétion que dans des régions plus clémentes, plusieurs peuples se sont succédés, nomades du grand Nord, chasseurs pêcheurs, puis des finnois plus sédentaires, enfin des slaves, ceux ci atteignent dès le VI siècle la région des lacs Ladoga et Onega, puis progressivement ils colonisent tout le Nord où ils ont fini par y imposer leur langue, aussi les Vikings, premiers navigateurs à contourner le cap Nord et à pénétrer en
Mer Blanche sont passés par-là occasionnellement, les Anglais sont ensuite venus régulièrement à partir du XVI siècle pour commercer avec les Russes grâce au port d’
Arkhangelsk, situé aussi au bord de la Mer Blanche.
Ces
îles Solovki (on peut dire indifféremment employer Solovki au singulier ou au pluriel car les Solovki forment un archipel dont l’île principale est justement ainsi dénommée) sont un lieu culte de la mémoire russe, de ces russes originels, du temps d’
Alexandre Nevski et qui n’auront jamais connu la sujétion d’un tsar avant le XVI siècle, c’est en même temps la borne de l’Europe aux confins des terres habitées, les gens y sont paisibles, valeureux, ressemblant aux scandinaves, les premiers souverains russes étaient d’ailleurs Vikings et les hommes de cette partie du Nord de l’Europe sont restés libres très longtemps à l’écart du féodalisme et du servage, épargnés par les hordes de Gengis Khan qui soumettent la Russie centrale, résistants aux invasions des Suédois venant de Finlande puis des chevaliers Teutoniques et Porte-Glaive venant de la Baltique, un miracle de civilisation fut cette
république de Novgorod érigée en république jusqu’à la fin du XV siècle, malheureusement rattrapée par la barbarie des "grands" Russes et croulant vite sous leur nombre pour être finalement assujettie.
Solovki, dont l’image du Monastère est imprimée au dos des billets de 500 roubles, est une sorte de Mont St Michel des glaces, je ne trouve pas d’autre image pour exprimer cette magnificence, la réputation de ce monastère sera fermement établie au cours des siècles, sans doute son caractère d’île et les extrêmes conditions climatiques y sont pour quelque chose, c’est le culte grec orthodoxe qui s’exerce ici au cercle polaire, c’est aussi le monument religieux le plus important qui ait jamais été construit à une telle latitude.
Seuls les Russes se révèlent capables d’une telle démesure, dans le sublime comme dans l’horreur car Solovki fut dès le début des années 20 le théâtre expérimental d’une des plus grandes barbaries du siècle, le Goulag destiné à bannir en premier lieu tous les opposants politiques, les soviets ferment le Monastère dès 1918 (il ne sera rouvert qu’en 1993, soit à peine depuis une quinzaine d’années) et transformeront l’île en un ensemble gigantesque de camps de travail à partir de 1923 où des milliers d’opposants périront dans des conditions affreuses, à part qq. baraques, il ne reste plus rien de ce que furent ces camps, ils ont d’ailleurs été fermés assez tôt, en 1939 en même temps que se développaient de nombreux camps en Sibérie aux conditions encore beaucoup plus pénibles que sur ce premier vrai "archipel".
Les conditions n’étaient d’ailleurs pas non plus enviables pour les surveillants, même si ceux-ci usaient et abusaient de leurs droits sur les prisonniers, ils étaient toujours à la merci d’une inspection de Moscou qui surgissait de temps à autre, alertée par le désordre régnant, celle-ci faisait fusiller la moitié des effectifs de surveillance vite remplacés par d’autres et le même manège sinistre recommençait, la vie ne valait pas cher en ces temps là de quel côté que l’on fut.
Entre 1939 et 1993, l’île semble avoir été abandonnée à elle-même, entre la Carélie et la région d’Arkhangelsk, elle n’intéressait plus guère, à l’abri des hostilités de la seconde guerre mondiale concentrées sur Mourmansk au Nord et Léningrad au sud, elle était épargnée au milieu, recluse dans son silence et c’est cette impression troublante qui domine toujours maintenant ; un peu plus grande que Malte, elle compte à peine qq. centaines d’habitants dont la majorité est concentrée dans les baraques en bois servant d’appartements collectifs aux abords du Monastère.

En dépit du délabrement général (il faut s’être promené dans des endroits de Russie profonde pour mesurer le luxe souvent superflu de nos sociétés occidentales) une profonde beauté habite l’endroit, bien sur le Monastère en impose mais c’est une impression de sérénité, de paix tranquille qui surprend tous les visiteurs qui posent le pied sur l’île.
Solovki manifeste l’infinie solitude de l’existence mais cette solitude ne pèse pas, tout du moins ici elle ne pèse plus, elle n’est pas ressentie comme un manque ou une douleur car toute attente a cessé, c’est le lieu de l’invraisemblance pourtant réelle, de la limite du monde connu et qui semble pourtant rester inconnu, d’un temps étant définitivement hors du temps, Solovki est tout cela à la fois et depuis mon passage j’ai l’impression d’y être toujours même si je n’y suis plus .. fin du récit.
Hiéronymus, mai 2004/mai 2010