Isabelle Huppert La « Bérénice » iconoclaste de Castellucci au Théâtre de la Ville
Recroquevillée sur elle-même dans une incommensurable solitude, Isabelle impose un poignant silence, long, très long puis, comme la reviviscence d'une détresse trop lourde à supporter, elle lance un cri guttural, réitéré jusqu'à l'exaspération « Ne me regardez pas - Ne me regardez pas ! » toisant le public pris en flagrant délit de voyeurisme mais jetant ainsi l'anathème sur la tragédie racinienne.
Ce soir-là, sur fond d'applaudissements au Théâtre de la Ville, des huées s'élèveront parmi de nombreux spectateurs ressentant ce final comme une incompréhension vis-à-vis de l'oeuvre classique ou carrément une provocation envers eux.
Cette invective tempétueuse, reflet intense d'un chaos intérieur est le point d'orgue d'une mise en scène radicale signée de l'artiste italien Romeo Castellucci où la performance esthétique supplée à la splendeur des alexandrins raciniens.
Un vaporeux rideau balaie la scène de la droite vers la gauche dans le sens de l'écriture arabe pour suggérer - peut-être - que Bérénice est Reine de Judée.
Celle-ci, du fond du plateau, fera lentement son apparition, bougeant au ralenti, parée d'une sculpturale robe rose argentée brodée de dentelles, et telle une spectrale pythie proférant des oracles incompréhensibles, elle déclame d'une voix métallique et sonorisée les vers raciniens, parfaitement scandés mais bientôt brouillés par le lancinant son d'un gong que paraît déclencher un maillet sur un sphinx de bronze.
S'adresse-t-elle à Titus L'Empereur de Rome qu'elle aime passionnément ou à Antochius secrètement épris d'elle ? On distingue de moins en moins les paroles, la chute est annoncée.
Sur fond de voilures d'un blanc bleuté, l'amour éprouvé pour Titus va s'effondrer devant le devoir d'État, leur union annoncée étant décriée par les sénateurs romains refusant de voir une étrangère sur le trône.
Des objets hétéroclites font leur apparition, telle une machine à laver qui aspire le voile blanc de la future mariée. L'alliance escomptée se dérobe à elle avalée symboliquement par le hublot. Humiliée, Bérénice revêtira une robe de bure grise en signe de renonciation.
Fantomatiques et mutiques, Titus et Antochius - Deux performers éphèbes et filiformes Cheikh Kébé et Giovanni Manzo - vont ébaucher une chorégraphie à la gestuelle synchronisée et mécanique, dansant leur rivalité ainsi que leur impuissance tout en laissant Bérénice seule en proie au supplice.
Les voiles entourant la scène vont s'assombrir s'enroulant en tornades orageuses anthracite, la musique se fait tonitruante, les dispositifs sonores claquent comme le tonnerre et la pluie diluvienne, les lumières électrisent l'air, Bérénice sombre sous l'admirable travail des sons électroacoustiques signé Scott Gibbons, compositeur d'origine américaine collaborant très étroitement aux créations de Romeo Castellucci.
Au mitan du spectacle, dans un clair-obscur pictural à la Rembrandt ou Le Caravage et où une lumière de biais éclaire juste des épaules dénudées puis des torses masculins, douze hommes vont défiler le long d'une corde rouge et entamer un rituel de flux dessapés jusqu'au couronnement de l'Empereur, cérémonie qui se transformera en chemin de croix.
La Reine de Judée se retrouve au coeur d'une tragédie, femme abandonnée et éplorée. Sublimée dans une dernière robe satinée aux fleurs rouges - tous les costumes sont conçus par la néerlandaise Iris van Herpen (mise à l'honneur par le Musée des Arts Décoratifs) - Bérénice se meut désormais vers une agonie abyssale.
Les mots ont de plus en plus de mal à sortir jusqu'à la prostration finale dans un glacial silence avant que de hurler ce fameux « cri primal »…
Romeo Castellucci, à la fois scénographe et plasticien, dépeint une atmosphère mystérieuse tel un rêve semé d'insolites éléments symboliques qui vire au cauchemar ténébreux.
La puissance plastique l'emporte sur la partition textuelle ; la somptueuse complainte racinienne est focalisée au seul rôle de Bérénice qu' Isabelle Huppert empoigne, effectivement, de façon magistrale puisque ne serait-elle pas, dixit son metteur en scène : « la Synecdoque de l'Art du Théâtre mondial » ?
Certes, répliqueront les sceptiques, mais ne serait-ce pas aux dépens de la « Bérénice » de Jean Racine, de la musicalité lumineuse de ses alexandrins et, ainsi, de l'essence de la Tragédie ?
photos 2 à 6 © Courtesy Alex Majoli
photos 1 & 7 © Theothea.com
BERENICE - **.. Cat'S / Theothea.com - d'après Jean Racine - mise en scène Roméo Castellucci - avec Isabelle Huppert, Cheikh Kébé & Giovanni Manzo - Théâtre de la Ville / Tournée
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