J’habite dans la télévision
C’est l’histoire d’un mot. Un mot léger comme une plume qui évoque le plaisir et la détente, les moments d’abandon, les glissements vers la zone douce et sans dommage du rêve éveillé. Divertir, qu’ils disent, comme s’il ne s’agissait que de passer un moment agréable.En vérité, la pieuvre est à l’ouvrage, et elle a pris possession de votre cerveau.
Chloé Delaume a d’abord ouvert le dictionnaire et à la définition du mot divertir a trouvé : détourner, éloigner, soustraire à son profit. Elle a aussitôt compris la règle du "temps de cerveau humain disponible", règle établie depuis un moment déjà par les petits génies du neuromarketing. Elle a pensé que l’affaire n’était pas anodine, qu’elle était en fait beaucoup plus grave qu’il n’y paraissait.
J’habite dans la télévision se lit sous forme d’un rapport publié par le ministère de la culture et du divertissement. Toute l’ironie de Chloé Delaume ainsi que le pitch (mot popularisé par Thierry Ardisson) de l’ouvrage reposent sur cet oxymoron. Les fabricants de programmes télévisuels se targuent en permanence de fournir de la culture là où il n’y a bien souvent que le divertissement le plus trivial.
Peut-on échapper à l’emprise de la télévision, à sa dictature qui met l’humain au service d’une fiction collective ? C’est la question que se pose l’auteur. Et pour y répondre, elle ne va rien faire de mieux que de se livrer corps et âme à "l’ogre". Soigner le mal par le mal. Suivre le courant. Ne pas lutter. Aller dans le sens des choses, pour tenter leur échapper.
L’expérience peut commencer. Pendant vingt-deux mois, Chloé Delaume va s’abandonner à la télévision, à son flux incessant d’images, à son rythme sonore si particulier. Pendant vingt-deux mois, elle va subir les séries les plus lénifiantes, les publicités les plus pernicieuses, les journaux et les magazines d’information les plus répétitifs. Le résultat en sera une modification substantielle de son corps et de son cerveau.
Cette mutation n’est pas sans rappeler celle d’un personnage de Vidéodrome, film de David Cronenberg, sorti en 1983, avec James Wood et Deborah Harry. Une transformation spectaculaire du corps, pour essayer de se soustraire au contrôle imposé par la télévision.
Une multitude d’esclaves, bien entendu corvéables à souhait, mais également sujets d’expérimentations, et que l’on fait disparaître lorsqu’ils ne sont plus utiles au projet global, tels sont les millions de télespectateurs que le téléréalisme investit et oblitère. Il n’y avait qu’un pas à franchir, et le saut est effectué. La figure de rhétorique est une mise en abîme dans laquelle notre futur se reflète et rappelle la planification nazie, les outils les plus sophistiqués de domination et d’extermination.
J’habite dans la télévision, c’est l’histoire d’une disparition. Disparition de Sinisa Savija, réfugié de guerre bosniaque, premier candidat d’une émission suédoise en 1997. Sinisa Savitja s’est jeté sous un train peu de temps après le tournage d’Expédition Robinson, premier jeu de téléréalité, qui eut un énorme succès. Disparition de l’auteur lui-même sous la forme d’un rapport de police. Avant l’issue fatale, elle disait : "L’ogre a mangé mon dictionnaire, je refuse de lui pardonner", et elle citait Baudrillard : "Ceci est l’histoire d’un crime-du meurtre de la réalité. Et de l’extermination d’une illusion - l’illusion vitale, l’illusion radicale du monde.Le réel ne disparaît pas dans l’illusion, c’est l’illusion qui disparaît dans la réalité intégrale."
Elle soutenait qu’il fallait se tenir droit, qu’avec l’âge on se voûte, qu’il faut y prendre garde, que les torts, comme les neurones, ça ne se redresse pas.C’est elle qui l’a dit, pas moi. Trop tard. L’ogre a fait son travail. Mais vous, pourrez-vous lui échapper ?
J’habite dans la télévision, ouvrage de Chloé Delaume aux Editions Verticales
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