Jean Lacouture, biographe engagé dans les flots troubles du XXe siècle
« Tenter d’écrire l’histoire instantanée entraîne beaucoup d’erreurs. C’est dans la correction de ces erreurs que consiste l’exercice responsable de ce métier. » (Jean Lacouture, 1989).
L’historien, le biographe, l’essayiste et, avant tout, le journaliste Jean Lacouture est né il y a exactement 100 ans, le 9 juin 1921. Cent ans et une génération pas très plaisante, puisque la jeunesse s’est passée sous l’Occupation. Fils de résistant, il a lui-même pris l’engagement dans la Résistance, mais très tardivement, en 1944, après avoir commencé quelques études (au futur Science Po Paris, il termina ses études par un doctorat en sociologie en 1969). Personne ne peut le lui reprocher, puisque d’autres n’ont rien fait. Lui, à la fin de la guerre, a été l’attaché de presse du général Leclerc.
Issu d’une famille catholique conservatrice, neveu d’un général de l’armée coloniale à Madagascar et d’un juge en Indochine, il fut, lui, un spectateur engagé très clairement à gauche, favorable à la décolonisation, avec quelques errements dont il a reconnu lucidement qu’ils en étaient (sur le Vietnam, le Cambodge, etc.). Passionné par la tauromachie, le rugby et Bizet, il a été un écrivain prolifique, capable de faire évoluer largement sa manière de voir au fur et à mesure qu’il écrivait sur certains sujets ou certains personnages (ce fut le cas de De Gaulle dont il était un ardent opposant puis, il a évolué en grand admirateur).
Jean Lacouture a publié en effet de très nombreuses biographies qui font références, et je peux en citer certaines sans être exhaustif : De Gaulle, Pierre Mendès France, Léon Blum, François Mitterrand, John F. Kennedy, Germaine Tillion, Nasser, HÔ Chi Minh, Champollion, Greta Garbo, André Malraux, François Mauriac, Montaigne, Stendhal, Alexandre Dumas, Montesquieu, etc. En tout, plus de soixante-dix ouvrages, très volumineux et denses, c’est-à-dire travaillés, au sujet fouillé, documenté, comme sait le faire un "vrai" journaliste d’investigation, capable de présenter des arguments ou des faits qui ne confortent pas toujours ses idées d’origine, son courant de pensée.
Dans un article hommage sur le biographe du journal "Le Monde" publié le 17 juillet 2015 (dont il avait été un collaborateur réputé, grand reporter jusqu’en 1975), un internaute (assez âgé !) s’est permis cette remarque qui me paraît assez pertinente : « Je lis "Le Monde" depuis 1949, c’est dire que je connais Lacouture. Il est la figure paradigmatique de l’intellectuel de gauche et comme ses pairs, il n’a rien compris au monde où il vivait. Il s’est trompé sur la Résistance, sur les guerres post-coloniales qu’il a prises pour des guerres de libération alors que ce n’étaient que des nettoyages ethniques d’une cruauté rare, sur Hô, sur Mao, sur les Khmers rouges, sur le FLN. Ses biographies nous mènent en bateau. Il lui sera beaucoup pardonné. ». Un autre dans le même article : « Sa qualité d’écrivain dépasse largement ses engagements et partis pris erronés bien de gauche ! ».
Cela résume bien le journaliste qui a pris des coups pour s’être trompé mais qui a eu l’honnêteté, très rare car se dédire pourrait paraître comme un déshonneur, de dire qu’il s’était trompé, et c’est cela qui l’a "pardonné" au sens du commentateur d’Internet cité plus haut. l'ancien Premier Ministre Alain Juppé aussi lui reconnaissait cette intelligence : « J’appréciais ce journaliste engagé qui avait l’intelligence de reconnaître certaines erreurs d’analyse. ».
Autant dire que reconnaître ses erreurs est un exploit infaisable pour les personnes à l’ego bien trop surdimensionné, et c’est valable autant pour les "intellectuels" (c’est-à-dire des influenceurs mais pas des acteurs) que pour les "politiques" (qui sont des acteurs).
L’exemple navrant de Jean-Luc Mélenchon du 7 juin 2021 est assez instructif : probablement que son ego lui a interdit de reconnaître l’erreur qu’il a commise en disant n’importe quoi sur les attentats par Merah en 2012 (oser parler d’incident, oser parler d’attentats voulus pour modifier le cours de la campagne présidentielle, etc.), mais cette erreur est devenue une faute politique et morale majeure dès lors que, malgré les nombreuses réactions scandalisées de toute part, il n’a pas voulu retirer ses propres et présenter ses excuses. C’est la différence entre un homme intelligent (Jean Lacouture) et un homme qui, décidément, s’effondre dans le délire paranoïaque et la fange des réseaux sociaux…
J’ai évoqué plus haut la collaboration de Jean Lacouture au journal "Le Monde". Un de ses (futurs) collègues, Luc Cédelle, affirmait le 17 juillet 2015 à quel point cet homme était un "écrivain rapide" : « Bluffant jusqu’aux plus brillants de ses collègues, c’est debout et en un quart d’heure que Jean Lacouture tapait à la machine l’éditorial de politique étrangère du "Monde" au début des années 1960. ».
J’avais proposé un article assez fourni lors de sa disparition le 16 juillet 2015 à l’âge de 94 ans. Je voudrais en reprendre quelques éléments avec ces quelques années de différence où l’actualité n’a cessé de s’accélérer et de faire évoluer la réflexion sur le travail de journaliste.
En particulier, j’avais repris un entretien référence de Jean Lacouture réalisé par Antoine Perraud publié le 11 septembre 1998 dans le magazine culturel "Télérama". Et j’avais cité cette formule intéressante : « Le journalisme d’aujourd’hui a tort de se prendre pour la police, pour la justice, pour la diplomatie discrète et pour tout ce qu’il n’est pas. ». Je pense évidemment à des événements qu’il ne pouvait pas connaître car plus récents que sa mort. Par exemple, l’affaire Fillon qui a pourri la campagne présidentielle de 2017, uniquement par la publication de deux ou trois articles de journaux en mal d’audience. La justice a été à la remorque des journaux qui ont beaucoup influencé sur le déroulement de la procédure électorale (et même judiciaire).
On peut bien sûr trouver d’autres événements récents qui permettraient d’observer la même confusion entre journalisme d’investigation et enquête judiciaire. Jean Lacouture, qui a reconnu qu’il préférait dire du bien à dire du mal, car c’est plus facile de dire du mal et d’autres s’en chargeraient, ne comprenait pas non plus cette course à la transparence : « Je pense que la transparence, c’est la barbarie. La transparence aboutirait à nous faire vivre en un aquarium : nous y serions nus, nous y ferions l’amour, nous nous moucherions, etc. Or, je pense que la civilisation commence à la première feuille de vigne et au premier mouchoir ! ».
Ces propos ont été tenus à peine deux années avant la diffusion de la première émission de téléréalité en France, "Loft Story". On peut imaginer que c’étaient des propos "ringards", de personnes qui ne vivraient plus dans l’air du temps. Peut-être, et c’est vrai que la pudeur est souvent évolutive (lors des premiers congés payés en 1936, tous les baigneurs, y compris les hommes, portaient un …burkini !), et après tout, l’impudeur physique ou physiologique est peut-être bien moins grave que l’impudeur morale ou politique, quand les idées puantes se libèrent, s’affichent sur Internet, s’affirment et font adhérer une partie d’un peuple en souffrance.
Dans cet entretien pour présenter son épaisse biographie de François Mitterrand, Jean Lacouture a évoqué une seule invitation à un voyage présidentiel officiel, sept ou huit invitations à la table de l’Élysée, et aussi deux déjeuners chez lui avec François Mitterrand qui faisait le tour des écrivains pendant la première cohabitation, car il avait un peu de temps. Jean Lacouture était voisin de François Mitterrand à Gordes, il avait « une petite maison d’ailleurs beaucoup plus modeste que la mienne » où le Président de l’époque rencontrait alors Anne Pingeot (dont le biographe connaissait donc l’existence).
Se revendiquant mendésiste donc rocardien, Jean Lacouture témoignait ainsi : « François Mitterrand (…) admirait Mendès mais n’aimait pas les mendésistes, (…) il a pu un instant supporter Rocard mais (…) les rocardiens l’ont toujours insupporté. Il me regardait donc avec d’un air soupçonneux. ». Au moins, personne ne pouvait accuser Jean Lacouture d’une mitterrandolâtrie aiguë.
Dans cette interview, on le critiquait déjà pour sa trop grande complaisance sur l’itinéraire de François Mitterrand, mais lui réfutait ce sentiment : « L’équité à laquelle j’ai voulu me tenir, comporte pourtant la sévérité. J’ai l’impression qu’il y a dans mon livre une dose de vinaigre non négligeable. (…) [Mon livre] sur Mitterrand est sans doute celui dans lequel l’admiration est la plus contrôlée, refrénée, combattue, mais c’est ma pente : je me range derrière la défense, plutôt que du côté de l’accusation. (…) Le désamour qui a suivi l’extase est tel, vis-à-vis de Mitterrand, que je n’ai pas voulu en rajouter. Alors vous me juger complice. Et pourtant (…), un proche de l’ancien chef de l’État m’annonce déjà qu’il ne fait plus partie de mes relations. »…
Lui qui avait été choqué par le traitement de la presse à l’encontre de Pierre Bérégovoy et aussi de sa prédécesseure à Matignon, Édith Cresson, Jean Lacouture, finalement, concevait bien que tenter la neutralité, tenter de présenter "l’histoire immédiate" de manière pérenne, en dehors des passions du moment, était une mission délicate sinon impossible. Au moins, il aura essayé.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (07 juin 2021)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Disparition d'un historiographe célébère.
Jean Lacouture.
Éric Zemmour.
Dominique Jamet.
Olivier Duhamel.
Patrice Duhamel.
André Bercoff.
Jean-Louis Servan-Schreiber.
Alfred Sauvy.
Claude Weill.
Irina Slavina.
Anna Politkovskaïa.
Le Siècle de Jean Daniel selon Desproges, BHL, Raffy, Védrine et Macron.
Claire Bretécher.
Laurent Joffrin.
Pessimiste émerveillé.
Michel Droit.
Olivier Mazerolle.
Alain Duhamel.
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