Jean-Paul Sartre, l’homme qui valait n’importe qui
Longtemps, j’ai buté sur la dernière phrase des Mots de Sartre : « Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui ». J’y voyais une affectation de modestie, une pure jonglerie verbale. Quoi ! me disais-je, Sartre vient de prouver sa virtuosité sur près de deux cents pages, et il termine en se mettant au niveau de « n’importe qui »… Je ne comprenais pas tout simplement pas cette phrase.
Ce n’est que bien plus tard, en lisant L’Être et le Néant, que la parfaite sincérité de cette sentence commença à m’apparaître. Ce qui me décontenançait, dans L’Être et le Néant, c’est l’absence de toute visée « axiologique », de tout jugement de valeur. Jusqu’alors, tous les penseurs que j’avais lus proposaient un sens à l’existence, un but vers lequel devait tendre la nature humaine : pour Platon c’était le philosophe, pour Sénèque le sage, pour Kant la loi morale, pour Schopenhauer l’artiste de génie ou l’homme ayant percé l’illusion du « voile de Maya », etc. Mais ce que postulait Sartre, c’est qu’il n’y a aucune différence d’essence entre les individus, que les structures fondamentales de la conscience sont universelles, qu’au fond il n’y a que la liberté, une liberté totale et inconditionnelle à laquelle tout homme est « condamné ». Et c’était là sa conviction profonde : tout homme en vaut un autre. Dès lors, chaque création humaine, chaque destin particulier devient parfaitement intelligible : je peux comprendre les œuvres de Kant, Einstein ou Beethoven aussi clairement que si je les avais produites moi-même, puisqu’il n’y a aucune essence individuelle qui me sépare d’elles.
Cette position philosophique explique aussi le parcours politique de Sartre : il aurait pu finir à l’Académie, dans les salons mondains ou sur les plateaux de télévision. Au lieu de cela, il a refusé le prix Nobel et le Collège de France, il distribuait La Cause du peuple et haranguait les ouvriers de Billancourt juché sur un tonneau. Nulle pose, nulle posture dans cette conduite, mais l’affirmation entêtée que tout homme en vaut n’importe quel autre, que toute supériorité sociale ou honorifique tient de l’imposture.
Je suis loin de partager toutes les idées de Sartre, certaines de ses attitudes personnelles me semblent tout sauf exemplaires. Mais quand je vois l’évolution des mentalités dans notre société, le culte de l’apparence, de l’argent et de la réussite qui s’étale sans complexe sur nos écrans et dans nos rues, je ne peux pas m’empêcher de penser qu’un authentique philosophe tel que lui ne pourrait pas nous faire de mal.
Citations
« Ce n'est pas un orgueil qui porte sur ma personne, Jean-Paul Sartre, individu privé, mais plutôt sur les caractéristiques communes à tous les hommes. Je suis orgueilleux de faire des actes qui ont un commencement et une fin, de changer une certaine part du monde dans la mesure où j'agis, d'écrire, de faire des livres - tout le monde n'en fait pas mais tout le monde fait quelque chose - bref, mon activité humaine, c'est de cela que je suis orgueilleux. »
Jean-Paul Sartre, cité dans Simone de Beauvoir, Entretiens avec Jean-Paul Sartre. Août-septembre 1974.
« Le prix Nobel, je suis en totale contradiction avec lui parce qu'il consiste à classer les écrivains. (...) C'est une notion absurde ; cette idée de mettre la littérature en hiérarchie, c'est une idée complètement contraire à l'idée littéraire, et au contraire parfaitement convenable pour une société bourgeoise qui veut tout intégrer. Si les écrivains sont intégrés par une société bourgeoise, ils le seront en hiérarchie, parce que c'est comme ça en effet que se présentent toutes les formes sociales. La hiérarchie, c'est ce qui détruit la valeur personnelle des gens. Être au-dessus ou au-dessous, c'est absurde. Et c'est pour ça que j'ai refusé le prix Nobel, parce que je ne voulais en aucun cas être considéré comme l'égal de Hemingway, par exemple. »
Jean-Paul Sartre, cité dans Simone de Beauvoir, Entretiens avec Jean-Paul Sartre. Août-septembre 1974.
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