Jeux d’enfant ?

Le monde des églises chrétiennes évangéliques est mal connu en France et en Europe. C’est pourtant un secteur religieux des plus actifs, qui connaît une progression impressionnante dans le monde entier (environ 19 millions de nouveaux membres par an), et notamment dans les pays en voie de développement. Bien que composé d’une grande diversité de courants, souvent apolitiques, il a souvent, depuis les années Reagan, été associé aux mouvements de la « droite chrétienne » (Christian Right), et notamment aux néoconservateurs américains qui accompagnent l’administration de George W. Bush, qui s’est d’ailleurs lui-même présenté comme un ‘born again christian’, autrement dit un évangélique.
En 2006, le président Bush décide de nommer à la Cour suprême des Etats-Unis Samuel Alito, catholique censé être proche des convictions de ces milieux (notamment sur l’avortement), en remplacement d’un juge réputé comme modéré, déclenchant une polémique.
C’est dans ce contexte que Rachel Grady et Heidi Ewing vont réaliser "Jesus Camp", documentaire sur Becky Fisher, pasteur pentecôtiste du Dakota du Nord qui organise tous les ans "Kids on Fire" ("Enfants en Feu"), camp d’été pour enfants. Durant quelques jours, elle y accueillera des jeunes (à partir de cinq ans), garçons et filles, éventuellement accompagnés de leur famille, pour une retraite au cours de laquelle elle pourra les éduquer suivant ses convictions.
Grady et Ewing nous initient ainsi à un monde très particulier, où politique, pseudo-science, propagande de tout poil et thématique guerrière sont intimement mêlées. Levi, Rachael et Tory, les trois enfants suivis plus particulièrement, baignent dans cet univers décalé de la norme, quelquefois tragiquement comique, souvent effarant, voire effrayant. De par leurs milieux familiaux, âgés d’une douzaine d’années environ, l’un se destine à devenir pasteur et compte déjà plusieurs "prêches" à son actif, l’autre est une fan de "heavy metal chrétien" et s’inquiète des plaisirs de la chair associés à la danse, tandis que la troisième, prosélyte exemplaire, distribue un peu partout des tracts aux personnes qu’elle rencontre. Leur participation à cette retraite nous plonge dans leurs ratiocinations de tous ordres : innocuité du réchauffement climatique, créationisme, dénonciation du culte d’Harry Potter (qui aurait dû être mis à mort suivant les préceptes de la Bible), lutte contre l’avortement... Le burlesque le dispute au pathétique.
Le plus étonnant est l’attitude du pasteur Fisher, organisatrice du camp au centre du documentaire. Cette petite bonne femme rondouillarde expose benoîtement à la caméra l’endoctrinement aboutissant à la formation de ce qu’elle considère comme la future élite pentecôtiste. Elle n’hésite pas à présenter son stage comme la réplique, inoffensive à ses yeux, aux camps d’entraînements des kamikazes du Proche-Orient. Et pour former les participants de l’armée de Dieu, comme elle l’appelle, c’est un véritable spectacle destiné à marquer les esprits qu’elle met en scène, avec orchestre pour rythmer les prêches, jouets et accessoires pour en être les supports (car l’image est toute-puissante maintenant, particulièrement chez les jeunes), et séances d’imposition des mains, toujours impressionnantes il est vrai pour un néophyte.
On est loin d’un idéal de structuration d’esprits critiques. La frontière entre éducation et manipulation est allègrement franchie, mais la sincérité du pasteur Fischer est totale dans son exposé, ce qui n’est d’ailleurs guère rassurant.
Les réalisatrices revendiquent une objectivité aussi complète que possible dans leurs portraits. On peut en douter, vu les tentatives un peu alambiquées de rapprochement de certains acteurs avec George W. Bush. Elles se défendent néanmoins d’avoir tiré une caricature du mouvement pentecôtiste, ou d’une partie de celui-ci. Il est d’ailleurs intéressant de relever que les familles impliquées dans le documentaire ont accordé un satisfecit au produit final après avoir demandé (et obtenu) quelques retouches mineures, ne réalisant sans doute pas l’impact qu’il aurait en-dehors de leur univers très tourné sur lui-même : après la sortie du film, le camp a en effet été fermé jusqu’à nouvel ordre à la suite de déprédations...
Dans quelle mesure ces personnes sont-elles représentatives d’un élan politico-religieux de l’Amérique profonde ? Difficile à dire, et le film, malgré tout son intérêt, n’apporte malheureusement pas de réponse directe à cette question. Une interview un peu moqueuse du pasteur Ted Haggard (plus tard impliqué dans un scandale sexuel, mais c’est une autre histoire) laisse bien penser qu’elles sont très marginales, mais aucun chiffre n’est donné.
Les mérites de ce documentaire sont autres : outre l’aspect de curiosité du phénomène, nous montrer comment vit un microcosme semi-clos et réfractaire aux idées les plus répandues, comment les enfants peuvent en être les victimes comme les vecteurs, et nous interroger : que seront-ils devenus dans vingt ans ?
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