Joyeux anniversaire !

Certains d'entre vous font peut-être partie de ces malheureux qui sont nés peu de jours avant les fêtes. Leur anniversaire passe à l'as.
Ainsi , dès la naissance, l' injustice s'abat .
Je n'en veux pour preuve, parmi mes enfants, que le destin du plus jeune, né en mars, au moment du mistral, quand la maison est glacée, et qui n'a jamais eu droit qu'à de vagues gâteaux , tandis que l'aîné, né en août, a toujours été au centre de fêtes quasi romaines avec barbecues, jeux d'eaux, combats navals, romans photos, déguisements, pièce montées, films sous les pins et cigales !
Certains diront :" Moi, je me fiche de mon anniversaire."
Pas moi.
Il y a tout de même dans notre vie un moment exceptionnel qui est celui de notre naissance. Exceptionnel parce que ce jour-là tout le monde nous adore et nous bade.
"Lorsque l'enfant paraît, le cercle de famille applaudit à grands cris !"
Hé oui ! Quel dommage de ne pas s'en souvenir d'une manière plus précise ! De ne pas voir les visages émerveillés penchés sur notre tête en pain de sucre, les cris d'amour : "Qu'elle est belle ! Qu'il est beau !"qui nous accueillent en ce monde critique.
Le premier lait des nourrissons, c 'est l'admiration générale.
Or, qu'est-ce qu'un anniversaire si ce n'est une occasion de retrouver autour de soi sourires et bisous ?
Mais pas si on est né un 20 décembre.
On est en plein dans les préparatifs du 24. On fait des listes de courses, on calcule combien ça va coûter. Qui arrive quand. Si l'on reçoit une carte postale, ça va être bien.
Voilà pourquoi, cette année, j'ai décidé de m'occuper de moi.
"Aime-toi, toi-même", voilà la formule la plus honnête de la morale universelle.
" Aimez-vous les uns les autres" est une autre ambition. Plus aléatoire. Plus compliquée.
Mais "Aime-toi toi-même" est la base de l'équilibre et du bien-être. "Gâte-toi toi-même" étant un corrolaire qui ne peut pas faire de mal.
Que voilà une bonne idée quand on est né un 20 décembre ! On se connaît bien. On sait quel cadeau d'anniversaire on désire. On sait comment se donner du plaisir. On sait qu'on ne va jamais se quitter. Que ce cadeau on le gardera. C'est un bon début.
Que pourrai-je m'offrir pour mon anniversaire ?
Je rêvasse en pianotant sur Google. Et là, le hasard m'est favorable ! Une place aller- retour pour Rome by Ryanair à 40 euros TTC ! Certes en prenant ce billet je fais gagner de l'argent à ces abominables Ryanair qui paient leur personnel avec des cacahuètes, je magouille avec ces low cost qui représentent tout ce que je hais ! Enfin ! On est toujours à la hauteur de ses compromis et là, paradoxalement, je suis au ciel !
Puisque je suis à Rome, et si j'allais à Naples ? Et si je réalisais un de mes rêves les plus fous : aller voir un opéra au San Carlo ? Vite Google, je regarde la programmation... Incroyable ! le destin me livre ce merveilleux cadeau : le lundi 13 décembre la Tosca, mon opéra préféré, au San Carlo ! Je suis plus heureuse que devant mon premier sapin de Noël ! Je meurs. C'est trop...
Pour mes 67 ans.
Il y a deux coquetteries qui caractérisent les femmes : mentir sur leur âge ou le donner. N'en disons pas plus.
Je voudrais faire une petite parenthèse sur un problème qui en tracasse beaucoup est qui est celui de l'âge. On croit qu'on vieillit en vieillissant, mais c'est complètement faux.
Vieillir, c'est jouir davantage.
Premier délice, on se lève quand on se réveille. Plus de sonnerie qui vous vrille le cerveau pour vous jeter dans les vapeurs d'essence et les matins glacés ! On est libre. On glande plaisamment toute la journée. On n'a pas à se soucier de son avenir, de ses études, de la maison à construire, des enfants. Tout est fait.
On a du temps à donner aux amis, aux enfants , aux amours, aux promenades, au jardin, au sommeil, aux rêves.
On est de plus en plus sensible à la joie qui émane de tout.
On lit, on va au ciné. On nage. On court. On ne s'ennuie pas. Tout est intense. Même la douceur.
Une seule condition pour atteindre cette perfection. Ne pas abîmer son corps en mangeant trop ou mal. Chaque bouchée prête à consèquence.Les épicuriens sont de grands rigoristes.
Si l'on est sage, ce qui permet d'être beaucoup plus fou, on peut mettre au fronton de sa vie cette déclaration de paix : Le présent est mon avenir.
On peut aussi se mijoter de beaux cadeaux d'anniversaire !
Joyeux anniversaire, moi au San Carlo !
La réalité va-t-elle être à la hauteur de mon rêve ?
J'ai très peur qu'un avatar vienne gâcher ma joie.
Quand je suis allée à New York pour la première fois après en avoir rêvé des nuits et des nuits, j'ai été assise, dans l'avion, à côté d'un boucher et de sa femme qui parlaient avec un putain d'accent :
"-Ouais, mais si la viande il te dit qu'il la livre et il la livre pas, fait chier le con !"
Devant étaient assis leurs enfants :
"-Oh ! Jessica, tu te calmes un peu ! Mais tu lui fous la paix à ton frère !"
Oh ! New York, New York ! Laissez-moi rêver !
Et je ne parle pas de la chaussée romaine de Djerba : du macadam et un affreux pipe-line et du bateau de marbre du palais d'été de Pékin, horriblement kitsch !
Pauvre de nous si nos rêves sont torpillés !
Quand, dans la nuit de Naples, j'arrive au San Carlo, mon petit coeur bat très fort. Le hall est simple au demeurant , mais dès qu'on entre dans la salle, elle éclate de lumières, de cristaux, de velours, d'ors. Quelle splendeur ! Elle est immense ! Une couronne de loges l'encercle. Elle ne ressemble pas à ces théâtres décatis qui font dire :"Ca va coûter un max pour restaurer tout ça !" Non. Elle est comme neuve . J'éprouve une exaltation frémissante.
Nous sommes tous les héritiers de princes et de bergers. il y a dans notre sang toute l'arictocratie et toute la paysannerie du monde. Et je suis ce soir là, comme une courtisane qui connaît les lieux, les parcourt avec aisance et comme une petite bonne, humble et terrorisée, qui regarde tant de beautés auxquelles elle n'est pas habituée.
Puis la lumière baisse.
J'ai vécu cet instant,quand on donnait mes pièces et que j'étais dans la régie. C'est à mourir. Le régisseur met ses écouteurs . Il interroge les coulisses : 'Vous êtes prêts ? On ferme les portes. Baissez les lumières. Attention, on commence. un, deux, trois." Je n'ai jamais connu pareille violence. A ce moment-là. je me disais, pour tenter d'exprimer ce que je ressentais que c' était comme si on me réveillait pour me montrer, autour de moi, tous les gens que j'aime que j'aurais tué moi-même. il faut aller aussi loin pour comprendre la main de fer qui vous étouffe le ventre à ce moment-là.
Au San Carlo, bien sûr, c'est différent. Je suis simplement dans le ravissement du spectateur. Ah ! les premières notes, la beauté de cette musique dès qu'elle emplit la salle, dès qu'on reconnaît les leit-motiv de l'oeuvre !
Puccini pour écrire la Tosca s'est inspiré d'une pièce de Victorien Sardou. Il y a eu de longues tractations, Sardou ayant accepté, non sans mal, d'autoriser Puccini à sauter un acte mais exigeant que le troisième soit aussi bref que celui qu'il avait écrit.
Victorien Sardou cassant les pieds à Puccini qui allait écrire la Tosca. Que c'est drôle !
Mais une autre découverte m'attend : la Tosca est de l'art engagé ! Incroyable, je ne m'en étais jamais aperçue. C'est une histoire qui se passe au Guantanamo de l'époque. Scarpia qui aime baiser, point barre, il le chante avec sa voix de Satan, veut enfin sauter cette Tosca qui ne le regarde même pas. Et soudain les évènements le favorisent. Elle est la maîtresse de son prisonnier, Mario Cavaradossi. Il choisit donc de le faire torturer, hurler le plus fort possible pour qu'elle l'entende et qu'elle lui cède.
Imagine-t-on cela ? Un opéra où l'on entend les cris d'un homme torturé ! Ce second acte est immense. Au début se mêlent les voix de Scarpia, de Mario et d'un choeur invisible. L'harmonie de ces trois partitions qui ne fait pas partie des "best of " de la pièce est saisissant de puissance.
Ainsi, Mario, torturé, hurle. Tosca se tord les mains, ne sait quel parti prendre. L'autre s'approche et lui fait comprendre l'enjeu.
C'est un opéra dans une salle d'or et de miroirs.
Quelle audace, Puccini, d'avoir choisi ce sujet, de le lancer à la face d'un public mondain pour dénoncer la tyrannie. Que l'on est fier de l'art dans ces cas-là ! L'opéra, à ses débuts, n'eut aucun succès. On comprend pourquoi.
Vient le moment où Tosca, ne pouvant supporter les cris de celui qu'elle aime, dénonce le prisonnier que Mario a caché. Elle a trahi. C'est fait. Le supplice s'arrête. Mais Il va falloir qu'elle paie.
C'est alors que la lumière rougeoyante de cet acte s'estompe, laissant Tosca seule dans un cercle bleuté.Et jaillissent les premières notes du plus grand air de cette oeuvre :
Vissi d'arte...Vissi d'amore
Je vivais d'art...Je vivais d'amour.
La salle frissonne , saisie par cette beauté attendue. Combien d'hommes et de femmes, tant et tant de fois, ont été hérissés dans la jouissance commune de cet instant ? Combien ont pleuré comme j'ai pleuré moi-même. J'aurais pu sangloter, je crois, tant le poids qui pesait sur moi, le poids de ce génie pur et parfait, était au-dessus de mon calme et de ma pudeur.
Le mot sublime trouve alors son sens. L'horreur et la douleur deviennent beauté. Le fer des armes et des blessures devient l'or de nos émotions. Eternelle transmutation .
Quand je me retrouve dans la nuit de Naples, j'ai une intuition du monde qui échappe à ce que je sais. Je le perçois comme un oeuvre d'art . Non pas au sens métaphorique, une oeuvre qui sous-entendrait un créateur. Non . Une oeuvre qui ne doit rien à personne, qui porte en elle les germes de son évolution.
Il est insensé d'imaginer que l'homme ait inventé la musique, la pensée, les émotions , le théâtre. Tout ceci est tellement antérieur à sa petite existence. La vie est l'Art. La matière est sentimentale. Le théâtre, la poésie, la musique qui sont les colonnes de notre culture ont existé des milliards et des milliards de siècles avant nous et nous, posés sur l' étoffe de leurs rêves, nous inventons les nôtres.
Cette idée me bouleverse. Je ne vis pas dans un monde étranger avec des punitions, des mystères. Je vis dans le cercle parfait de toute perfection. J'en fais partie. Je suis l'héritière de cette beauté éternelle, comme tous les hommes autour de moi.
Je pleure encore.
Décidément, quel anniversaire !!
C'est un soir de pleine lune. Un de ces soirs où l'on apprend le mot "poésie".
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