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Julien Jalâl Eddine Weiss, soufi expérimental

Lors de sa septième apparition au Festival des musiques sacrées de Fès (Maroc), Julien Weiss a osé une création singulière qui rassemblait musulmans et chrétiens dans un hommage à Marie, mère du Christ. Pour le compositeur et joueur de qanûn d’origine française, ce "Stabat mater dolorosa" était l’occasion d’associer son ensemble Al-Kindî à une chorale d’Athènes et aux chanteurs de Damas . Rencontre byzantine, arabe et ottomane, le projet qui sera joué en France brille par sa beauté mystique et une forte cohérence musicale. Julien Weiss dévoile ses recherches dans cet entretien réalisé à Fès le 9 juin 2008.

On vous avait laissé dans votre maison d’Alep, où vous teniez "salon de musique"…

Il s’en est passé des choses entretemps… Mais, pour préciser, la porte de ma maison syrienne a été longtemps ouverte à tous ceux qui voulaient me rendre visite. Il est venu des gens de partout. J’ai tourné dans le monde entier et les gens savent que j’habite à Alep. Alors, on a fait le disque qui s’appelle "Salon de musique d’Alep". J’ai eu des visiteurs très nombreux et de tous genres. La presse internationale  : on a fait des voyages de presse à Alep. TV5 est venu, Canal+ a réalisé un documentaire d’une heure sur moi tourné en partie à Alep, les télévisions belges, américaines et italiennes ont fait des documentaires. Antenne 2, la 6, etc. À part ça, il y avait des gens qui venaient assister au salon de musique. Sur commande parfois  : la soeur du roi du Maroc, Lalla Hasna, m’a demandé un concert privé. Elle est venue avec le jet privé d’un Libanais. Des journalistes ont débarqué, comme Jean Lacouture, ou un ancien ministre de l’Intérieur devenu président de l’Assemblée nationale… Des émirs homosexuels du Koweït, des princes, tout ce qu’on veut. Des écrivains, des types qui font le tour du monde à vélo, des touristes… Ils frappaient, j’ouvrais la porte. Voilà, c’était l’esprit du lieu, le faire vivre car j’ai longtemps vécu seul dans cette maison.

C’est une époque finie…

En fait, j’ai exploré tous les "filons" de la musique syrienne. À commencer par les traditions de la Grande mosquée de Damas, avec Sheikh Hamza Shakour. Il y a eu le maître du Ghazal, la poésie d’amour populaire savante d’Alep, Adib Dayikh, qui est décédé depuis. Ensuite, le grand chanteur de chants religieux et profanes, Sabri Moudallal, qui est mort à 90 ans mais que j’ai réussi à emmener avec moi les cinq dernières années. Puis, Omar Sarmini, autre grand chanteur d’Alep. Le Sheikh Habboush d’Alep. En plus de cela, j’ai enregistré avec des chanteurs de Bagdad comme Husayn Al-Azamî, meilleur chanteur d’Irak, et aussi Loutfi Bouchnak de Tunis. Actuellement, je travaille avec  Dogan Dikmen, chanteur d’Istanbul, avec qui j’ai fait le programme "Parfums ottomans".

Ça nous amène sur votre nouvelle création que vous présentiez pour la première fois au festival des musiques sacrées de Fès.

C’est le must des trucs compliqués, impossibles à réaliser. Il y a l’ensemble Al-Kindî  : Mohamad Qadri Dalal au oud (directeur du Conservatoire d’Alep), le damascain Ziad Qadi Amin à la flûte, Adel Shams El-Din aux percussions (Égyptien résidant en France depuis 25 ans), Ozer Ozel d’Istanbul au tanbur…

Au tanbur  ?

Oui, il faut préciser que c’est le tanbur à long manche, non pas un instrument percussif mais un "luth aristocratique". Ozer Ozel joue du yayli tanbur. On peut facilement confondre avec d’autres instruments. Dans la civilisation arabe classique, le terme tanbur (طنبور) désignait un instrument iranien, du Khorasan, différent du tanbur de Bagdad. Il servait d’instrument de mesure des intonations dans la musique savante. Dans la culture ottomane, il est devenu l’instrument officiel de la musique aristocratique. Malgré les difficultés, Ozer Ozel est aujourd’hui capable de jouer aussi les modes arabes.

Est-ce la même chose qu’un saz  ?

Non, car le saz est un instrument folklorique. Alors que le tanbur est un instrument savant à très long manche, avec une caisse de résonance en bois. Le long manche peut donner des sons graves et des effets de vibrato et d’écho. Il joue aussi un tanbur avec un archet. C’est un instrument magique, qui fait penser parfois au sarangi.

Donc, voilà l’ensemble Al-Kindî tel qu’il se présente aujourd’hui.

Exactement. Dans ce concert de Fès, il y avait aussi Sheikh Hamza Shakour avec six chanteurs de la Grande mosquée de Damas, ainsi que trois derviches tourneurs de Damas également. Enfin, il y avait une chorale byzantine d’Athènes, "Tropos", composée de quinze choristes dirigés par Kostantinos Angelidis.

Est-ce l’idée de rassembler des traditions musulmanes et chrétiennes orthodoxes grecques  ?

Je pense que c’était la première fois que cela se faisait sérieusement. Comment cela a-t-il commencé  ? J’étais en mission à Athènes, j’ai transcrit des mélodies et j’ai convaincu les Grecs que ce n’était pas complètement un péché de jouer avec des instruments de musique parce que dans les églises, ça n’existe pas. Sauf que, sous l’influence de la dégénérescence occidentale, on a parfois introduit l’orgue électrique dans les églises orthodoxes. Mais le patriarcat voit cela d’un très mauvais œil. Théoriquement, les instruments de musique sont interdits dans la liturgie depuis toujours. Ensuite, j’ai choisi des modes spécifiques, des maqams, qui puissent être joués à la fois par des Arabes, des Turcs et des Byzantins grecs. J’ai noté quelques pièces dont une kratima, qui est une forme de musique rythmée, mesurée, dans laquelle on chante "Terirem" à longueur de temps. C’est une musique riche, composée au plus haut moment de la créativité, au dix-huitième siècle, dans l’empire ottoman. Ça ressemble beaucoup à la musique ottomane et à la musique soufie ottomane.

Qu’est-ce qui vous intéressait plus particulièrement  ?

Depuis longtemps, j’étais obsédé par cette idée de "détourner" le "Elison", c’est à dire l’ostinato en basse continue produit par toute la chorale, qui consiste en général en une seule note mais qui peut évoluer et changer d’emplacement en fonction de la structure de la mélodie à l’intérieur du mode. C’est un support continu d’une puissance extraordinaire. Mon rêve était de faire chanter des chants musulmans sur un accompagnement chrétien et inversement, de faire chanter des Grecs sur un Zikr, c’est à dire une cérémonie de transe où on exprime "Il n’y a de Dieu que Dieu". Tout le monde était ensemble, et les derviches tournaient, c’était extraordinaire. Et expérimental car j’ai répété à Athènes avec les Grecs, à Istanbul avec le Turc, à Paris avec Adel Shams El-Din, à Damas avec Hamza Shakour et le flûtiste, à Alep avec le oudiste.

Il n’y a pas vraiment eu de répétitions ici au Maroc  ?

Non et je perdais la tête car chacun, en arrivant, voulait se balader, dormir ou manger. Je n’arrivais pas à réunir tout le monde.

Vu du public, on ne s’en est pas rendu compte.

Merci. En fait, j’ai l’habitude de ce genre de challenge. J’ai travaillé avec chacun séparément en lui expliquant comment cela allait se passer. Ils étaient préparés psychologiquement. J’ai structuré le programme, je savais que ça allait marcher.

Ce n’est pas un hasard que vous présentiez cette création à Fès, capitale spirituelle du Maroc et, pour votre carrière, un rendez-vous important. C’est votre septième participation.

Oui mais c’est surtout parce que c’est la thématique du festival des musiques sacrées, le dialogue entre les religions et entre les cultures. C’était aussi une création lourde sur le plan financier, qui ne pouvait se faire que dans un cadre comme celui-ci. Quand j’ai préparé ce programme à la fin 2007, je ne savais pas où on pourrait le jouer. Finalement, on sait qu’on le fera au Théâtre de la Ville à Paris, à la Scala de Milan et ailleurs. En général, ça fonctionne d’ailleurs de cette façon-là  : je crée ou je mets au point un concept, puis je mobilise les gens, on le crée quelque part et on le fait tourner. Par exemple, les concepts  : les Croisades sous le regard de l’orient, les Derviches de Damas, la transe soufie d’Alep, l’art du Ghazal, le maqam de Bagdad, le Maalouf de Tunisie, le salon de musique d’Alep, les parfums ottomans (la musique arabo-ottomane). Le problème qu’il y a actuellement, c’est l’effondrement, voire la disparition du monde du disque. Je ne sais pas si on pourra encore produire un disque.

En général, vous publiez chez Harmonia Mundi.

C’est une excellente maison de disque mais on voit qu’ils commencent à tirer la langue. Chaque mois, ou presque, ils me disent qu’ils perdent 20% de leurs marges bénéficiaires. Le directeur de la FNAC veut supprimer le rayon disques puisque plus personne n’en achète. Il n’y aura bientôt plus que des DVD. C’est la fin d’une époque.

Pour revenir à votre création d’hier soir, je la trouvais très réussie en comparaison d’autres expériences de rencontres de traditions différentes.

Mon approche est quasi scientifique. Je construis quelque chose en exigeant que ce soit très cohérent. Vous savez, il y a beaucoup trop de "rencontres" qui sont complètement bidon. Par exemple, Yehudi Menuhin et la musique indienne, c’est à mourir de rire. C’est complètement superficiel. Il y a eu des milliards de pseudo-fusions dépourvues d’un véritable travail de recherche. Les trucs de Yo-Yo ma, c’est une horreur absolue. C’est pseudo-New-Age. Le type est peut-être un excellent violoncelliste mais il n’a jamais étudié quoi que ce soit. C’est désespérant parce que quand on a un potentiel intellectuel et du temps, on doit étudier et construire quelque chose.

Si on entre dans le détail de votre programme "Stabat Mater Dolorosa", joué hier, on remarque un mélange savant d’arrangements et de compositions personnelles.

Dans la première partie, j’ai sélectionné des chants greco-byzantins, des "hymnes à la Vierge Marie" pour l’ensemble Tropos seul (a cappella). Dans la seconde partie, on a joué notamment la sourate du Coran à Miryam et des salawat, c’est à dire des prières spécifiques de la mosquée de Damas. Puis, un chant à Miryam composé par Sheikh Hamza Shakour et un Zikr de Rifay, de la confrérie soufie. Ensuite, la troisième partie, que je voulais la plus importante. J’ai joué trois de mes compositions, la première étant un prélude en mode nawaht, ensuite un deuxième et un troisième prélude, ce dernier composé dans un moment de désespoir amoureux il y a deux mois  ! C’est basé sur un rythme à 144 temps qui s’inspire du Zencir turc, mais décomposé en neuf rythmes asymétriques avec des accents différents puisés dans les traditions irakienne, égyptienne et turque. Ils s’enchaînent sans interruption et reviennent au début à chaque fois. J’ai composé une mélodie qui puisse s’adapter à un Elison à une seule note, un ré continu. Ensuite, dans ce programme, j’ai utilisé une pièce composée par le prince Kantemir, un aristocrate qui fut roi de Moldavie pendant un an, grand érudit et plus ou moins otage à la cour ottomane. Pour éviter d’éventuelles sécessions, le sultan avait l’habitude d’avoir des otages de luxe, détenus dans des châteaux à Istanbul. Dimitri Kantemir jouait du tanbur à long manche. Il a transcrit quatre cent pièces musicales et en a composé lui-même à la fin du dix-septième et au début du dix-huitième. J’ai retravaillé toutes les pièces de ce répertoire parce que je trouve que l’interprétation contemporaine des ottomans est complètement absurde… Il fallait aller voir du côté des Iraniens et des Arabes pour retrouver les vraies intonations. Et travailler sur le "swing" pour donner une forme… Également, j’ai demandé aux deux chorales d’improviser dans les modes correspondants aux compositions. Il y avait aussi une kratima, une pièce structurée, sur laquelle j’ai placé un rythme Muhammas en 16/8. Tout cela me semble travaillé, non  ? Ensuite, les paroles "lahilaha ilallah" chantée par les Syriens et aussi par les Grecs d’une certaine manière. Ici, ça devient paradoxal car dans le christianisme, il y a un seul Dieu mais sous trois formes. Réussir cette idée n’était pas évident.

Vous aviez d’ailleurs un redoutable adversaire, le vent…

C’était rageant. J’ai "merdé" sur des choses que je jouais le mieux parce que la partition s’envolait. Il y avait des pièces très complexes au niveau mélodique et rythmique. J’ai insisté pour que chacun joue correctement dans les moindres détails, y compris dans les micro-intonations. Et voilà que le vent fait voler les partitions dans tous les sens et qu’on ne jouait plus ensemble, il y avait même des blancs. Peut-être que ça ne s’est pas trop remarqué car, comme dans le Elison des Byzantins, quand l’un s’arrête pour respirer, les autres continuent de chanter. À l’avenir, j’écrirai ces partitions sur des pierres de taille   !

La question rituelle pour finir  : vos projets  ?

Je monte une troupe de musiques ottomanes exclusivement et je vais retravailler sur la liturgie des derviches tourneurs ottomans. Il n’y aura plus d’Arabes ni de syncrétisme. Je me concentre dans le répertoire ottoman et je vais travailler sur des aspects que je juge figés ou académiques, bornés, ennuyants. Il y a beaucoup de concerts à venir aussi.

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1 réactions à cet article    


  • leonmarchenoir leonmarchenoir 17 juillet 2008 10:27

    Ce genre d’expérience est tout ce que je déteste : syncrétisme de pacotille, exploitation à des fins commerciales d’une spiritualité de façade, tourisme spirituel. Le titre même de cet article est révélateur : soufi expérimental ?? Autant dire soufi du dimanche soir !
    Ce genre de concerts ou d’expérimentations est devenu une mode, un filon( Weiss emploie lui-même le terme, sous forme de lapsus !) que les occidentaux exploitent à outrance. 
    Les "vrais "soufis ne se produisent pas en concert et ne gagnent pas d’argent avec leur spiritualité ! De même, faire chanter une chorale orthodoxe en dehors de la liturgie d’une église est quasi une aberration. 
    O, il ya aussi un bon fod derrière ce genre de mode : on veut croire que les religions peuvent réellement entrer en dialogue et que la musique y contribue. Je ne le nie pas. Mais de là à direque tout est pareil, c’est nier le réel. 

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