Keremma : un rêve de phalanstère
Quelques Rousseau ont laissé une trace dans l’histoire de notre pays, dans des domaines aussi différents que la philosophie dont Jean-Jacques fut l’un des fleurons, la peinture qui reconnaît en Henri (dit « le Douanier ») l’un de ses artistes majeurs, ou le cyclisme sur piste dont le palmarès doit beaucoup au talent de Florian. Sans compter ceux dont la notoriété, parfois fugitive ou locale, s’est dissoute dans les limbes de l’oubli. Parmi eux, Louis Rousseau. Ce Rousseau-là fut pourtant le porteur d’un idéal séduisant caractérisé par la seule véritable tentative de création d’un phalanstère en Bretagne. Une aventure méconnue aux conséquences étonnantes...

Fils d’un puissant maître de poste, Louis Rousseau, né en 1787 à Angerville (Seine-et-Oise), a le goût de l’aventure. Engagé dans la marine en 1804, il est capturé deux ans plus tard par les Anglais à Saint-Domingue et ramené sur un ponton de Porsmouth où il est retenu prisonnier durant huit ans. Libéré en 1814, Rousseau croit brièvement pouvoir s’illustrer lors des Cent-Jours, mais l’aventure de Napoléon s’achève avant même qu’il n’ait pu combattre. Revenu à Angerville, il se fait brasseur et cultivateur.
En 1823, profondément affecté par le décès prématuré de son fils aîné, Rousseau acquiert par afféagement 300 hectares de terres ingrates dans le Finistère, en bordure de l’anse de Goulven. Principalement situées dans la « plaine » de Tréflez entre dunes et collines, et constituées pour l’essentiel de sables, il entreprend de mettre ces terres en valeur en construisant des digues et en drainant les espaces marécageux. Dans le même temps, il y bâtit sa maison et lui donne le prénom de son épouse, Emma Michau, à laquelle il porte une profonde affection. Ainsi naît Keremma. Peu après, Rousseau fonde la Société rurale de Lannevez, éphémère entité de fermiers qui disparaît en 1828, noyée par les eaux qui ont emporté les digues.
L’influence de Charles Fourier
Replié sur son propre domaine, Rousseau, très attiré par les idées nouvelles et la recherche d’une plus grande justice sociale, se passionne un temps pour le saint-simonisme avant de s’en détacher pour se rallier, en 1832, à l’idéologie de Charles Fourier dont il partage les finalités sociales et dont il entend mettre en œuvre la volonté d’« enrichir les pauvres sans appauvrir les riches ». Un engagement qui se traduit, entre autres initiatives, par sa collaboration à la revue fouriériste Le Phalanstère.
Rousseau se détache toutefois très vite de Fourier. Il en admire pourtant sans réserve les concepts de progrès social basés sur l’association et la condamnation des excès du système commercial. Mais il réprouve la morale libertine et le laxisme éducatif prônés par le Bisontin ainsi que son extravagante cosmogonie. Rousseau se convertit peu après au catholicisme, convaincu que les valeurs de l’Eglise sont compatibles avec le progrès social porté par les idées saint-simoniennes et fouriéristes. Membre de l’Université catholique, il publie en 1841 un ouvrage intitulé La Croisade du dix-neuvième siècle dont le but est de « reconstituer la science sociale sur une base chrétienne », ouvrage qui lui vaudra une polémique sévère avec les fouriéristes inconditionnels.
Entretemps, Rousseau a jeté les bases de ce que certains ont un peu rapidement défini comme une sorte de phalanstère catholique sur le site de Keremma. En réalité une communauté basée sur un concept de tribus catholiques visant à apporter sécurité et profit aux associés en répondant aux besoins essentiels de « richesse, justice, liberté et moralité ». Emporté par son tempérament, Rousseau envisage même la création à Tréflez d’un orphelinat de 40 enfants trouvés destinés à intégrer la communauté, mais le projet, trop progressiste pour l’époque et insuffisamment soutenu par le Conseil général, échoue.
Rousseau change alors son fusil d’épaule et entreprend de financer avec ses excédents de profits l’implantation, sur le domaine de Keremma, de fermes destinées à des agriculteurs sans ressource de la région. Une vingtaine de fermes seront ainsi construites sur l’axe menant de Plouescat à Goulven.
Un ensemble unique en France
De phalanstère, il n’y eut jamais à Keremma, mais une communauté agricole et un étonnant regroupement familial autour du manoir des Rousseau. Et si, au décès de l’utopiste Louis Rousseau en 1856, Emma et son fils Armand continuent quelque temps l’œuvre entreprise, Keremma devient essentiellement un lieu de villégiature pour les cinq enfants de la famille qui, tous, construisent leur propre manoir dans le parc d’origine.
Depuis cette époque, d’autres maisons, le plus souvent de grandes bâtisses bourgeoises comme on n’en trouve nulle part ailleurs sur cette côte, se sont ajoutées par vagues successives à Keremma, construites par les descendants de Louis et d‘Emma. Des descendants qui, très nombreux, se retrouvent là, chaque été, pour se promener dans les allées sablonneuses plantées de genêts, d’oyats et de chardons de mer, ou profiter, de l’autre côté de la dune, des grèves sauvages peuplées de tournepierres, de mouettes rieuses ou de bécasseaux. Bruno Madinier, acteur de téléfilms (Dolmen, Les Cordiers), fait partie de ceux-là, de ces inconditionnels de ce coin de Finistère aux couleurs si séduisantes. À l’en croire, ce ne sont pas moins de 2000 oncles, tantes et cousins qui, à un moment ou un autre, séjournent à Keremma dans l’une des 90 maisons de ce havre si particulier, cachées pour la plupart dans des allées boisées non accessibles au public.
Un phénomène sans doute unique en France, et qui n’est pas près de changer : l’ensemble de la propriété est depuis son origine, soit neuf générations, restée dans l’indivision !
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