« Killer Joe » de William Friedkin, quel pied !
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Chris, un dealer à la petite semaine, doit urgemment trouver 6000 dollars ou alors sa peau ne vaudra plus grand-chose. Pour se tirer d’affaires, il imagine une arnaque à l’assurance-vie : sa mère, qu’il déteste, en possède une de 50 000 dollars. Qui pour faire le sale boulot ? Pour la buter, le paumé Chris décide de faire appel à un certain Killer Joe, un flic qui arrondit ses fins de mois en faisant le tueur à gages. Mais bientôt, l’affaire se corse, la mécanique de la manipulation se retourne contre son auteur et celui-ci évolue alors dans un panier de crabes où tout le monde se tient par la barbichette. En prime, pour patienter, le liquidateur tout de noir vêtu choisit de jouer avec Dottie, une jeune Blonde virginale et planante qui n’est autre que la sœur de notre cher Chris…
Killer Joe*, signé du vétéran William Friedkin (77 ans au compteur tout de même), que dire ? Film extra. Se déroulant quasiment entre quatre murs poisseux d'une Amérique de rednecks, d’Américains moyens bas du front. Là-dedans, ça suinte l’échec, la binouze et le pilon de poulet graisseux. On est dans un polar noir s’inscrivant dans un huis clos des plus sombres ; ce film clair-obscur, célébrant avec sarcasme les affres de l’humaine nature, pourrait s’apparenter à un steak bien saignant ou encore à un café bien noir qui mettrait définitivement la migraine. William Friedkin avec sa dernière cuvée nous livre un film-farce, un véritable jeu de massacre. Au fond, il s'en moque un peu du récit (sachant bien que son canevas - un mec aux abois car il doit du pognon à des véreux - est des plus classiques), ce qui le titille, et nous aussi par la même occasion, c'est de pousser des situations véristes, ou ultra-réalistes (ce cinéaste issu du documentaire a un grand sens du détail), jusqu'au malaise et à l'absurde ! Depuis quand a-t-on vu dans le cinéma américain actuel une scène aussi casse-gueule que la fellation à… un pilon de poulet ? Depuis belle lurette selon moi ! C'est le petit film mineur qui, mine de rien, atteint le majeur sans en avoir l'air. Friedkin, l’auteur culte de films racés (L’Exorciste, Le Convoi de la peur, Cruising, Police Fédérale Los Angeles, Bug…) bien calé de nouveau avec son Killer Joe dans les abysses du Mal et de l'humain trop humain, tend un doigt d'honneur à tous les moralistes de la bien-pensance. Ici, il renvoie tout le monde dos à dos. Sans en révéler la fin, des plus barrées, il faut voir le finale du film qui vire au tir groupé où tout le monde, sans exception, en prend pour son grade. Par la même occasion, comme dans tout bon film de genre qui se respecte, icelui brosse le portrait d’une Amérique guère reluisante, territoire fantôme aux salles de billard et aux montagnes russes désertées où seul l’appât du gain, mettant à mal tout sens moral, règne en maître ; du coup, tout part à vau-l’eau, à commencer par la famille, noyau social ici des plus dysfonctionnels.
Ce Killer Joe, question audace et coups d'accélérateur, n'a rien à envier, par exemple, au Tarantino encore adulescent d'Inglourious Basterds et au Cronenberg cotonneux de Cosmopolis ; à noter cependant que Killer Joe est un film violent (il est interdit aux moins de 12 ans), il n’est donc pas à mettre en toutes les mains. Mais si l’on veut voir actuellement un film de genre racé, fétichiste à souhait (cf. le clic-clac du briquet du shérif-assassin), culotté et cultivant l’humour au vitriol, alors celui-ci répond parfaitement à son cahier des charges. Seul bémol, pour ma part, j’aurais coupé la scène de tabassage, sur fond de rock, du paumé Chris par deux bikers remontés car elle n’apporte pas grand-chose à la dramaturgie du film : avec cette scène à la violence choc, on a la désagréable impression que, pour être encore dans le coup, William Friedkin croit bon de sacrifier à la mode tarantinienne en nous en mettant plein la vue, question violence déviante. Or Friedkin, qui est un maître du film de genre, n’a aucunement besoin de passer par la case Tarantino pour rendre son film retors et dérangeant. Killer Joe, c'est un film saignant comme on aime et qui vient se lover avec malice dans l'americana attachante de la lose XXL. Apres Fargo (1996) des frères Coen et Un plan simple (1998) de Sam Raimi, William Friedkin, dans la lignée de ses confrères, met lui aussi les pieds dans le plat, enfonce le clou de la borderline attitude en nous servant sur un plateau des losers pathétiques des plus… attachiants. Et quel humour noir ! Franchement, même Tarantino peut aller se rhabiller ! Friedkin, en bad boy du cinéma US de genre, ça le fait ! Sans atteindre tout de même l’énergie trépidante de son génial Police Fédérale Los Angeles (1985), qui a servi de matrice, au même titre que Terminator, à Drive avec Ryan Gosling, ce cinéaste sorti tout droit des seventies hors limites, revient en force, comme gonflé à bloc, et ce pour notre plus grand plaisir de cinéphiles aimant quitter un cinéma mainstream asphyxiant parce que formaté et moralisateur.
Killer Joe, c’est un film de 2012, mais on sent bien qu’il s’inscrit dans la lignée du cinéma américain cultissime des années 70 : pensons à des films comme Macadam Cowboy, Taxi Driver, Délivrance, Rosemary's Baby et autres French Connection, signé William Friedkin justement. Des films white trash qui, plutôt que de vanter la performance, l’american way of life plan-plan et le rendement maximal, choisissaient de se pencher sur des losers magnifiques, pathétiques et attachants à la fois, parce que complètement dépassés, au sein d’un cadre social tragique, par des existences qu’ils n’arrivent plus à contrôler. On devine avec ce Killer Joe un film qui, tout en respectant les codes classiques de la narration et des genres (polar, film noir, thriller), doute de toute évidence sur les frontières du bien et du mal, partage une certaine sympathie pour les marginaux, cultive une frontalité visuelle à l’égard de la violence et du sexe - c’est un film à la charge érotique forte – ainsi qu’une méfiance manifeste à l’égard des autorités : rappelons-nous, Killer Joe Cooper, la nuit, est un tueur à gages mais, le jour, un shérif. Après Bug (2007, qui avait révélé l’acteur Michael Shannon), Friedkin continue d'arpenter les arcanes de la psyché humaine (névroses en série, ils ont tous un grain là-dedans !) et la tempête sous un crâne de personnages crapoteux, antihéros attirés par les promesses de l'ombre. Et l'interprétation, de haute volée - à retenir bien sûr la prestation ô combien sexy et hallucinée de Matthew McConaughey dans le rôle-titre - est vraiment au diapason d'un film-uppercut cultivant avec brio l'humour à froid (les joutes verbales sont drolatiques) et le « suicide artistique » - j’entends par cette expression que Friedkin n'a peur de rien, prend des risques dans l’emballement fantasque du récit, poussant à l’extrême les limites de scènes casse-gueules flirtant avec un mauvais goût notoire. Tout compte fait, je n'en vois qu'un actuellement, à côté de cet Américain, pour se tirer une balle dans le pied tout en sortant la tête haute, c'est le Japonais Takeshi Kitano, l’auteur d’Outrage (2010). A n’en pas douter il y a du kamikaze chez Friedkin. Chapeau en tout cas à l’artiste ! Son Killer Joe est un vrai film de metteur en scène. Bref, on est au cinéma, pas devant la petite lucarne ou devant une série TV standard. Certes, l’année cinéma n’est pas finie mais on tient certainement, avec ce petit Killer Joe, l’un des grands films de l’année 2012 ! Du 5 sur 5 pour moi, au passage on peut tout de même s’étonner qu’un tel film, puissamment orchestré, soit reparti bredouille de
* En salles depuis le 5 septembre. Thriller américain (2011, 1h40) en couleurs de William Friedkin avec Matthew McConaughey, Emile Hirsch,
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