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Accueil du site > Culture & Loisirs > Culture > « L’âge atomique » (expo explosive) : d’hier, d’aujourd’
#49 des Tendances

« L’âge atomique » (expo explosive) : d’hier, d’aujourd’hui ou de demain ?

« L’âge atomique. Les artistes à l’épreuve de l’histoire », jusqu'au 9 février 2025, au Musée d'Art moderne de Paris (MAMP) : rarement on aura vu une exposition « artistique » (©photos VD) faisant à ce point-là écho avec le contexte géopolitique tendu actuel (la menace nucléaire régulière du boucher Poutine, depuis son invasion illégitime de l'Ukraine en février 2022 ; les soubresauts de la volonté de puissance de « petits » pays, au régime très strict, se rêvant grands, tels la Corée du Nord et l'Iran, comme boostés par le conflit israélo-palestinien sans fin ; le retour de la prolifération nucléaire guerrière dans le monde entier, avec un nombre d'ogives nucléaires hallucinant pour certains pays pouvant faire exploser la Terre plus que de raison, c'est la folie furieuse dans l'armement ! 3708 ogives pour les States, 4380 pour la Russie, et 500 du côté de la Chine (source : le JT de LCI du vendredi 20 déc. 2024).

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Barnett Newman, « Vide païen », 1946, huile sur toile, National Gallery of Art, Washington, , don d’Annalee Newman, en l’honneur du 50e anniversaire du musée, 1988

Puis, économiquement également, dans l'Hexagone, le nucléaire faisait, récemment encore, entendre sa voix, un tantinet disparue, ou plutôt en sourdine jusqu'alors ; il y a quelque temps, souvenez-vous, on ne voulait plus en entendre parler, du nucléaire, via le drame de Fukushima au Japon de 2011, sans oublier la catastrophe nucléaire de Tchernobyl en 1986 en Union soviétique, avec son nuage hautement toxique qui, miraculeusement ne serait pas passé sur le territoire français (mon œil !), puis en 2001, l'explosion gravissime de l'usine AZF de Toulouse, hélas de trop éclipsée médiatiquement par l'attaque terroriste spectaculaire du 11-Septembre à New York une dizaine de jours auparavant ; ainsi, la France ferma définitivement, en 2020, la centrale nucléaire de Fessenheim. Mais le nucléaire, ces derniers temps, revient dans la course (pour le meilleur. Et pour le pire ?). Because Covid-19 (début 2020 - fin 2021), avec, à la clé, une crise énergétique mondiale : on se rend alors, hélas, puissamment dépendants des autres dans l’Hexagone et on s’en est mordu les doigts. Or, avouons-le (même si l'énergie renouvelable est aussi là, mais elle ne suffira pas), on a besoin de beaucoup d’électricité à l’avenir, donc de l'apport « salutaire » du nucléaire, avec des voitures électriques produites en nombre, des batteries électriques également, ainsi qu'avec la fabrication de plein d’objets connectés qui existent déjà et arriveront encore davantage en masse (surconsommation frénétique) dans le futur.

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Christopher Nolan, « Oppenheimer » (Cillian Murphy jouant Robert Oppenheimer), film sorti en France le 19 juillet 2023

De plus, en matière de cinéma, le nucléaire est également remonté à la surface avec la sortie, en juillet 2023, du blockbuster hollywoodien Oppenheimer (2023, Christopher Nolan), qui a cartonné au box-office mondial, focussant sur Robert Oppenheimer (1904-1967), régulièrement surnommé « le Prométhée américain », scientifique de génie tourmenté par sa conscience (la fabrication d'un engin de mort maximaliste : la bombe atomique). Au sein de ce biopic de divertissement, pour autant exigeant, moral et politique, on l'entendait même dire : « Je deviens la Mort, le Destructeur des Mondes », reprenant ainsi les vers du Mahabharata, prononcés quelques instants après le premier essai atomique.

Et, perso, je me souviens que lorsque Le Figaro (#24542, mar. 18 juillet 2023, p. 11, in article « Christopher Nolan : le danger des armes nucléaires ne disparaît jamais », propos recueillis par Étienne Sorin) avait fait remarquer au réalisateur américano-britannique combien son film-fleuve était traversé par le retour de la guerre froide avec l'invasion de l'Ukraine par la Russie sur fond de menace et de dissuasion nucléaires, celui-ci avait répondu : « Quand j'ai commencé à raconter à mon fils adolescent que j'écrivais sur Oppenheimer, il m'a dit : "Qui cela va-t-il intéresser ? Qui se préoccupe des armes nucléaires ?" On était en 2021. Je lui ai répondu que c'était peut-être une bonne raison de faire ce film. Je pensais que la société devait se sentir concernée par ce sujet. Et malheureusement, de façon terrible, deux ans après, plus personne ne pose cette question. Le danger des armes nucléaires peut être suspendu, remplacé par d'autres peurs et d'autres menaces, mais il ne disparaît jamais. » En effet, c'est le moins qu'on puisse dire, c'est le gros come-back du nucléaire, aux multiples ramifications.

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Mur des dessins réalisés par des « hibakusha », terme qui désigne au Japon les survivants des bombardements nucléaires d’Hiroshima et Nagasaki, fac-similés, Hiroshima Peace Memorial Museum

Aussi, me semble-t-il, cette expo focalisant sur « L'âge atomique », à travers l'imaginaire de l'atome, s'avère d'utilité publique, tout en passant finement par le filtre des artistes d'hier et d'aujourd'hui. Ces derniers, qu'on accuse souvent d'être hors sol, de planer, en étant complètement à l'Ouest, ou de rester, s'ils sont blindés, dans leur tour d'ivoire, ont ici une action fondamentale : ils peuvent, a contrario, éclairer les générations futures, en ce sens que leur rôle, à côté des scientifiques et des politiques, permet le recul nécessaire, en autorisant l'expression des émotions et une approche sensible de questions qui pourraient rester cantonnées, sans eux, à une énumération rasoir de dates clés ou de données techniques et scientifiques d'experts et de colins froids. 

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Charles Bittinger, « Dernière phase du tir Baker », 1946, huile sur toile, courtesy of the Navy Art Collection

Cette manifestation pléthorique, en combinant œuvres artistiques et documents historiques selon un procédé d'accrochage simple (en gros, afin de permettre aux visiteurs de se repérer facilement - j'avoue pour ma part, par moments, avoir été un peu perdu, surtout vers la fin - les murs blancs reçoivent les œuvres d'art pendant que les cimaises sombres, elles, accueillent des éléments documentaires, imbriquant Grande Histoire et petites histoires, cf. les tranches de vie des personnes concernées par le maelström nucléaire), nous invite, note le communiqué de presse la servant, via trois gros chapitres développés in situ (Désintégration de la matière, La bombe, La nucléarisation du monde), à « une exploration des représentations artistiques suscitées par la découverte scientifique de l'atome et de ses applications, en particulier la bombe nucléaire dont les conséquences dévastatrices ont changé le destin de l'humanité ».

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Luc Tuymans, « Éternité », 2021, huile sur toile, Pinault Collection

Pour ce faire, nous sont présentées, pêle-mêle, près de 250 œuvres (peintures, dessins, photographies, vidéos et installations), combinées à une documentation souvent inédite. C'est assurément, et étonnamment (au vu de l'importance de ce sujet traité, faisant implacablement écho aux préoccupations culturelles et sociales contemporaines), la première fois qu'une institution française de taille se penche, avec une telle précision, sur les positions très différentes prises par les artistes face aux avancées scientifiques et aux controverses qu'elles suscitent.

Un mot justement (propos venant, en général, pour cet article, de la présentation Presse, sur place, ou de magazines artistiques spécialisés, ayant l’œil) des deux commissaires revenant sur la genèse cette expo politico-esthétique des plus ambitieuses  : « L'actualité a été omniprésente, dixit Julia Garimorth (conservatrice en chef au MAMP), tout au long de la préparation de l'exposition. Notamment le Prix Nobel de la paix récemment décerné à Nihon Hidankyo, l'association japonaise des survivants des bombes atomiques de Hiroshima et de Nagasaki dont nous montrons une sélection de dessins réalisés par les "hibakusha", les survivants des bombardements. La menace et la dissuasion ravivée par la guerre en Ukraine ont aussi constitué une toile de fond de nos réunions de travail. Néanmoins, nous avons toujours essayé de choisir les œuvres avec recul sans jamais nous laisser emporter par les événements courants. »

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Tatsuo Ikeda, « Count 10 000 », 1954, encre sur papier, Museum of Contemporary Art Tokyo

Et Maria Stavrinaki, enseignante en histoire de l'art contemporain à l'Université de Lausanne, d'ajouter : « La situation géopolitique actuelle se voit concrètement par le vide dans l'exposition : elle a eu un impact jusque dans sa production même. S'il n'y avait pas la guerre contre l'Ukraine, on aurait pu avoir des prêts russes et des œuvres ukrainiennes sur Tchernobyl. Tout cela est devenu impossible. De plus, cette guerre, cette agression latente et radicale, rend ce contexte destructeur très présent, physiquement mais aussi moralement. D'une certaine façon, l'actualité vient rappeler ce qui était une réalité permanente durant la guerre froide. Cependant, je pense qu'une exposition ne doit pas toujours être instrumentalisée. Dans des situations de crise comme aujourd'hui, on a besoin de l'histoire pour comprendre ce qui s'est passé et ce qu'il se passe. »

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Diana Thater, détail de « Chernobyl », 2011, installation vidéo, son, 14 min 27 s, Pinault Collection. Captation vidéo de la ville de Prypiat, construite en 1972 pour loger les travailleurs de la centrale nucléaire de Tchernobyl : c’est aujourd’hui une ville fantôme et désertée par l’homme, voyant le retour de la faune sauvage, notamment du cheval de Przewalski, une sous-espèce d’équidé sauvage menacée d’extinction, relâchée dans la région après la catastrophe et qui erre désormais librement

Artistes-citoyens, levez-vous : POUR ou CONTRE le nucléaire ?

Tout d'abord, ce qui est remarquable avec cette expo, rétroactive mais également prospective, c'est de montrer que le nucléaire, entre engouement et peur au ventre à son égard, c'est comme la langue d'Ésope, capable du meilleur comme du pire. Ainsi, pour le meilleur, on peut dire qu'il y a, esthétiquement, une beauté de l'atome (sa structure interne fascine, on l'a même comparée à un système solaire en miniature), voire une dimension sublime du champignon atomique, que sa bombe confectionnée surpuissante peut entraîner une « dissuasion nucléaire » efficace pouvant empêcher ou mettre fin à des conflits guerriers, sans oublier le confort que le nucléaire offre dans la vie de tous les jours, notamment en termes d'électricité produite pour aider notre quotidien, en le rendant plus agréable, plus confortable. Pour le pire, c'est la tragédie absolue d'Hiroshima et de Nagasaki (les 6 et 9 août 1945, les États-Unis larguent deux bombes atomiques meurtrières au centuple sur ces deux villes nippones, marquées à vie et bien au-delà), ce sont les accidents nucléaires internationaux en série (Tchernobyl, l'usine AZF de Toulouse, Fukushima...), avec une toxicité impossible à contenir et une contamination radioactive rampante (on dit que la catastrophe de Tchernobyl du 26 avril 1986, qui a détruit toute une région, est un désastre à la fois écologique et humain, qui, non seulement, comme on le sait, restera gravée dans la mémoire collective, mais dont les cicatrices concrètes également mettront plus de neuf cents ans, rien que ça, pour, peut-être, disparaître), sans omettre le « colonialisme atomique » à l’œuvre (faire péter des bombes loin de chez soi pour essayer ou juste pour le fun) et la course matérielle au nucléaire dissimulant mal sa fabrication douteuse, de l'extraction de l'uranium, en exploitant ouvertement des populations autochtones, certes pouvant fissa s'enrichir avec - ou plutôt vivre mieux - au détriment de leur santé, à l'enfouissement des déchets nucléaires.

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Julian Charrière, « Ivy King – Au point du jour », 2016, photographie couleur, double exposition avec matériau radioactif, tirage pigmentaire d’archives, sur papier Hahnemühle Photo Rag, monté sur panneau d’aluminium Dibon, cadre plaqué en bois de palmier rouge, Perrotin

Et les plasticiens dans tout ça, qui sont citoyens avant d'être créateurs, engagés ou dégagés ? Eh bien, cela dépend. D’aucuns, artistes et activistes, s'engagent pour dénoncer, tel Tetsumi Kudo (1935-1990), habité toute son existence par une grande inquiétude écologique, qui montre, avec son installation Grafted Garden (1971), des corps devenus bizarroïdes sous l’effet de la déflagration de la bombe, pendant que d’autres restent davantage dans une sphère formaliste en quelque sorte, en « se jouant » notamment du rayonnement propre à l’atome d’uranium (ou des beautés paradoxales de la radioactivité, on retrouve cela chez Julian Charrière, comme s’il se souvenait, en menace fantôme, des effets de solarisation hypnotiques de Man Ray ou des tableaux-poisons de Sigmar Polke) et de la célébration de la bombe, bientôt transformée en icône pop.

Mari Stavrinaki, sur cette dualité au travail chez les artistes, fascinés ou désenchantés, face à l’atome, complète : « On a voulu montrer la multiplicité de positions face au nucléaire : la fascination, l’instrumentalisation, l’engagement… Certains artistes sont vraiment obnubilés par la physique, ou par la réalité politique, et en font le centre de leur pratique, tandis que d’autres s’y intéressent parmi d’autres choses. Salvador Dalí ou le Movimento nucleare reviennent au nucléaire de manière extrêmement obsessionnelle par exemple, alors que le Danois Asger Jorn l’aborde de plusieurs points de vue. C’est un homme de gauche très engagé, proche des situationnistes, qui est absolument contre le nucléaire en tant que réalité politico-militaire. Pour autant, en tant qu’artiste qui s’intéresse au cosmos, il est fasciné par la physique nucléaire. Beaucoup d’artistes ont également été sensibles à la cause antinucléaire, comme le Britannique Richard Hamilton ou l’Américaine Nancy Spero. »

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Gianni Dova, « Composition nucléaire », 1952, huile et émail sur toile, collection particulière

L’Art-senal nucléaire au Musée d’Art moderne de Paris, du sidérant au too much

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Salvador Dalí, « Idylle atomique et uranique mélancolique », 1945, huile sur toile, Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía, Madrid, Salvador Dalí Legacy, 1990

Dans l’expo touffue « L’âge atomique ». s’y trouvent vraiment, plastiquement, des choses remarquables, ainsi que de belles découvertes (de Gerda Dassing à Diana Thater en passant par Bruce Conner, Charles Bittinger, Natacha Nisic, Jessie Homer French, Hélène de Beauvoir et autres Erik Boulatov).

En termes de peinture ou d’arts plastiques. nous allons, en tant que visiteurs (pensez à vous munir, au fait, de bonnes baskets !), du figuratif chiadé, à la Dalí [sa période de mysticisme nucléaire, le Catalan exubérant n’oubliant pas, dans les années 1940, tout en se qualifiant de « premier peintre de l’âge atomique » (« La première explosion atomique m’ébranla de façon sismique », confia-t-il), d’où vient le Mal/Mâle Alpha se croyant tout-puissant, salut Trump !, à savoir les États-Unis, son tableau narratif présenté ici (Idylle atomique et uranique mélancolique, huile sur toile de 1945 en provenance de la Reina Sofía de Madrid), mignon en apparence, est très malin], à l’abstraction de « sables mouvants » fascinante, au parfum de cendres, telle Composition nucléaire (1952, huile et émail sur toile, collection particulière) : une pièce exceptionnelle de Gianni Dova, envoûtante au possible, centrifuge, elle bouillonne de l’intérieur, tableau épatant, é-mouvant également), sans oublier le remarquablement cramé Piero Manzoni, juste à côté - mur magistral ! - qui ne rend rien en photo, hélas (verre avec reflets gênant sa lecture, donc pas mise), alors que c’est une pièce mortuaire fascinante (Sans titre, 1957, goudron sur toile avec clé en métal insérée, venant de Milan) - tout ce noir goudronné, comme carbonisé, qui se présente à nous, qui pourrait en effet s’apparenter aux conséquences désastreuses de la bombe atomique (le feu, et le tombeau, derrière le confort promis par le progressisme entretenu, parfois aveuglément, autour de l’énergie atomique) par un auteur transalpin - Piero Manzoni (1933-1963) - qu’on connaît d’habitude plus habitué au blanc immaculé (cf. ses fameux Achromes, l’un s’y trouve d’ailleurs dans le circuit), or celui-ci est signe de deuil au Japon, les extrêmes se touchent, c'est bien connu.

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General Idea, « Explosion atomique », 1984, huile sur toile sur bois, collection Ringier, Suisse

L’entre-deux, entre abstraction et figuration, peut s’avérer également particulièrement stimulant, pour tenter d’évoquer l’arborescence stellaire du champignon atomique, je pense, par exemple, au pointillisme néo-impressionniste étonnant d’Atomic Blast (Explosion atomique) de General Idea (un collectif de plasticiens canadiens, actif de 1967 à 1994, réunissant Felic Partz, Jorge Zontal et AA Bronson, qui signe cette acrylique sur toile sur bois de 1984), tentant de représenter, l'irreprésentable [à savoir le sublime de l’horreur atomique, quoi de mieux d’ailleurs que les « ombres d’Hiroshima » ? Documents photographiques qui impressionneront tant le jeune Yves Klein, maître moderne à venir du monochrome bleu outremer mais aussi des anthropométries, qui sont devenues, à juste titre, l’image canonique de cet irreprésentable ? Pour rappel, on y voit des corps s’inscrivant en négatif sur le sol ou un mur lorsqu’ils sont pulvérisés, comme un négatif photographique], en s'y mettant justement à plusieurs (l’union faisant la force) : du flou (de près, les points colorés s'affirment comme tels, en ne « disant », au fond, que ce qu’ils sont, autrement dit des points côte à côte, structure formelle proche de l'art aborigène, lorgnant coutumièrement vers le paysagisme abstrait) à la netteté parlante (lorsque l’on regarde de plus loin cette manifestation moirée à la planéité affirmée, affichant le souffle de l'explosion atomique diffractant). Comme si Seurat avait bu des litres de Red Bull pour signer une ultime toile visionnaire ! Son cartel, moins lyrique ou joueur, précise, sans discours abscons ou ampoulé (c'est une des qualités de cette expo précise) : « Le tableau Atomic Blast (...) est composé de minuscules points de peinture pour représenter une explosion nucléaire et imiter les retombées radioactives sur la toile et le cadre. » Cela s’émancipe, c’est très bien vu. Petit chef-d’œuvre, à mes yeux, au plaisir - esthétiquement - contagieux.

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Erik Boulatov, détail de « Le Point », 2003-2005, pastel sur toile, collection Natalia Boulatov

Question points toujours, et surtout mise au point, la dernière œuvre du parcours est particulièrement parlante et profonde, tout en s’avérant, en apparence, pourtant simplissime : Le Point, 2003-2005, pastel sur toile signé Erik Boulatov, artiste du mouvement non conformiste en opposition à l’art officiel soviétique du réalisme socialiste. Qu’y voit-on ? Sur une surface entièrement noire (trou noir mis au carré ?), ressort, au beau milieu, tel un possible gage d’espérance ou une promesse de bonheur (la possibilité d’un îlot de survie), un point blanc lumineux. Qu’est-ce donc ? On peut certes le voir, ainsi que le suggère son cartel explicatif succinct, comme le symbole de l’infiniment petit, renvoyant au « noyau d’un atome sur lequel repose l’infiniment grand, le cosmos, ou transposé dans le temps, l’éternité  ». Mais, perso, ce minuscule point central que sa blancheur défend dans l’immensité noire, je l’ai aussi vu comme la présence de l’homme (potentiellement destructeur, parce qu’animé, au fil des siècles, et ce de plus en plus semble-t-il, par un hubris démentiel éminemment dangereux), qui n’est que poussière dans l’univers, ainsi que comme la Terre, extraordinairement fragile, s’inscrivant dans un Grand Tout, froid comme la mort, où personne ne l’entendra crier si elle va mal. 

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Vue d’ensemble, fin de l’expo, avec, au centre le Luc Tuymans irradiant, à gauche, des docs historiques et, à droite, les deux Julian Charrière

Aussi, avant de jouer aux apprentis sorciers (cf. Rabelais, « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme  »), préservons cette planète bleue, représentée en blanc ici parce que des plus lumineuses, au maximum, nous n’en sommes que les locataires, en aucun cas les propriétaires, car elle est notre héritage, à préserver, ainsi que notre avenir, à chouchouter au plus près, en se tenant à distance des affres humains de l’atome en roue libre, promettant bien hâtivement un confort apparent (puissance et énergie pour tous).

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Dessin d’un « hibakusha » : Chizuko Sasaki. 6 août 1945, vers 10h du matin, Kanayama, région de Nobori, côté nord du jardin Shukkei-en, 1 300 m. Cadavres charriés par le courant

Cette conclusion plastique poétique (la peinture Le Point), à la petite touche finale associée à un champ des possibles vertigineux (lectures diverses de cet objet-tableau lanceur d’alerte), est particulièrement réussie. Chapeau, d’autant plus, qu’à la sortie même de l’expo, on tombe à la fois sur la BombHead (2002, impression numérique avec ajout de peinture acrylique) de Bruce Conner, reproduite en très grand format (se jouant d’une analogie formelle hautement convaincante entre l’atome, la tête humaine, la bombe et le globe - difficile ici de ne pas y voir, au travail, l’obsolescence de l’homme, dans son incapacité notoire à contrôler la machine de guerre effroyable, et ô combien destructrice, qu’il a lui-même inventée, ou l’apocalypse de l’homme par l’homme) et sur cette citation particulièrement éclairante d’Hannah Arendt, tirée de Between Past and Future (1954) [La Crise de la culture, 1972], au sujet de l’homme moderne, se prenant pour Dieu, doté désormais d’une arme de séduction massive à double tranchant, notre regard porté sur la bombe atomique hésitant, constamment, entre effroi et émerveillement : « Nous savons aujourd’hui que bien que nous ne puissions "faire" la nature au sens de la création, nous sommes tout à fait capables de déclencher de nouveaux processus naturels, et qu’en un sens par conséquent nous "faisons la nature". Nous n’avons atteint ce stade qu’avec les découvertes nucléaires, pour ainsi dire, et où ont lieu des processus naturels qui n’auraient jamais existé sans l’intervention directe de l’action humaine.  »

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Du Magritte explosif ! Bruce Conner, « BOMBHEAD », 2002, impression numérique avec ajouts de peinture acrylique. The Museum of Modern Art, New York, ©Conner Family Trust, San Francisco. ADAGP, Paris, 2024

Une expo atomique, au charme explosif, laissant cependant quelque peu sur sa faim…

Pour autant, malgré sa puissance de frappe philosophique, esthétique et émotionnelle (difficile de rester insensible, en début de parcours sur, affichés sur toute une cimaise les mettant à l’honneur, les dessins « amateurs », en provenance du Hiroshima Peace Memorial Museum, réalisés par des hibakusha, à savoir, au Japon, les survivants des bombardements nucléaires d’Hiroshima et Nagasaki, on y voit, par exemple, au sein d’un plan d’ensemble stupéfiant, un fleuve inquiétant, entouré de flammes rougeoyantes dantesques comme sorties de La Revanche des Sith (Star Wars épisode III), 2005), fréquenté par une enfilade de corps morts flottants ou encore, dans une autre feuille, en gros plan, des plantes de pieds humains carbonisées, tel du riz brûlé), cette expo gigogne, brassant large, a deux écueils : primo, elle est trop longue, surtout vers la fin, elle se dilue de trop, comme si elle était sans fin, et est-ce un scoop d’annoncer que certains artistes contemporains sont bien moins grands, en matière de puissance plastique, que des plasticiens de l’art moderne ou des créateurs du passé fort inspirés tels Yves Klein, Barnett Newman, Tatsuo Ikeda, Francis Bacon, Jack the Dripper (Pollock) et On Kawara (cf. les gravures Thanatophanies, 1955-1995, des visages mutants comme sortis tout droit d'une déflagration atomique) ?

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On Kawara, 1 gravure du portfolio (1955-1995) des « Thanatophanies », 30 gravures, eau-forte sur papier tissé, collection particulière
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Photo mise dans le parcours de « L’âge atomique » : Leslie R. Grooves, chef militaire, et Robert Oppenheimer, chef scientifique de Los Alamos, le 9 novembre 1945 sur le site de l’essai nucléaire Trinity

Secundo, en matière d’images animées (films), je suis resté sur ma faim : comment se passer d’extraits de films de cinéma d’importance (Hiroshima, mon amour, 1959, d’Alain Resnais, Docteur Folamour, 1964, de Stanley Kubrick, avec le final brindezingue du cowboy exalté, à la gâchette facile, faisant du rodéo sur la bombe atomique avant le déclenchement cauchemardesque d'un holocauste nucléaire, K-19 : Le Piège des profondeurs, 2002, de Kathryn Bigelow, un long-métrage poignant, en huis clos, sur un accident gravissime dans un sous-marin nucléaire soviétique équipé de missiles balistiques R-13, en pleine Guerre froide) ou éclairants (Oppenheimer, 2023, de Christopher Nolan, sur le « père de la bombe atomique » (Hiroshima + Nagasaki), s’étant servi de la relativité d’Einstein pour orchestrer, avec génie (scientifiquement, militairement : à partir de 1942, le gouvernement américain lance le « projet Manhattan » combinant expertise scientifique, production industrielle et efforts militaires dans le but de fabriquer la bombe A), un cirque infernal mondial au point de non-retour) ? Parce que c’est trop populaire ? Trop évident ? Mais, que je sache, en matière d’art, au musée ou où vous voulez, y compris dans la rue (street art), ça compte l'impact immédiat, convaincant et partageur, la force de l’évidence.

À la place, on a quelques vidéos (de Dominique Gonzalez-Foerster, de Vidya Gastaldon et Nathalie Rebholz) assez insipides et un brin cryptées, elles peuvent même, à vrai dire, être visuellement séduisantes parce qu'évasives, mais elles ne marquent pas vraiment la rétine et, surtout, elles ne servent pas follement, me semble-t-il, la démonstration de cette expo-somme, oscillant habilement entre attraction et répulsion autour de l’armada nucléaire.

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Le paradis blanc ? Jim Shaw, détail de « Je construirai un escalier vers le paradis », 2002, mousse, résine, fibre de verre, bois, plastique et acrylique sur mousseline, courtesy Gagosian

Heureusement, la BD, autre médium bizarrement et regrettablement absent du parcours, est comme « présente » à travers les pièces narratives et cartoonesques de Raymond Pettibon (un pan de mur présentant des feuilles fragmentaires, circa 1987, au stylo et à l’encre et à l’art de la réserve, mettant en avant le blanc suggestif du papier, bien cultivé) et de Jim Shaw (une sculpture « blanc de blanc » toonesque de 2022, Je construirai un escalier vers le paradis, revisitant, non sans second degré, l’attraction futuriste de la puissance du progrès et l’imagerie nucléaire faisant grave une fixette sur le champignon provoqué par le largage brut de pomme de la bombe, objet photogénique se propageant, à vitesse grand V via les médias de masse, tels photographies, cinéma, journaux et films promotionnels de l’armée américaine).

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Photographe anonyme, La chanteuse d’opéra américaine Marguerite Piazza posant en tant que « Miss Radiation » avec des militaires, le 29 mars 1955

Puis, ouf, l’ironie kubrickienne s’invite, en creux, dans des documents d’archives, au milieu de l’expo (centre névralgique très réussi, qui re-dynamise tout le parcours pour donner envie de découvrir la suite), tout bonnement fascinants, au comique involontaire des plus édifiants. On y voit, au pays de l’Oncle Sam, en passant même par Walt Disney nous « contant l'histoire de notre ami l'atome  » via un livre imprimé de 1958 d'un certain Heinz Haber, des bimbos, ou bombes atomiques au féminin, au look pulpeux de Marilyn Monroe (Atomic Blonde !) ou d’Ava Gardner (bref des canons, on parle même à l’époque de… « Miss Atomic Bomb » !), faisant la promotion de gadgets nucléaires ou encore de jeunes « soldats atomiques » (sic), dans le désert du Nevada, avançant fièrement, et limite goguenards, vers nous comme s’ils sortaient d’une production hollywoodienne dernier cri, à l'estampille fifties, adoubée par le vétéran yankee va-t-en-guerre par excellence John Wayne.

Rien que pour ça, des documents historiques hallucinants et révélateurs des travers et turpitudes de certaines époques (la France n’est pas épargnée, loin de là, on n’oubliera pas, et ce au détriment des populations locales, les essais nucléaires souhaités et lancés par les présidents de la République De Gaulle, Mitterrand et Chirac - vidéos télé à l’appui -, loin de la métropole, du côté du désert algérien et de la Polynésie française, sur fond de « colonialisme atomique »), associés à quelques productions plastiques en tous points saisissantes, cette expo-somme fleuve vaut le détour.

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Cimaise dans le parcours revenant sur les essais nucléaires controversés en Polynésie française, avec sur l’écran à gauche, trois documents vidéo historiques diffusés en boucle : Discours du général Charles de Gaulle lors d’un voyage en Polynésie française, le 7 septembre 1966 ; Prise de parole de François Mitterrand lors d’une visite du Centre d’expérimentation du Pacifique en présence de nombreux ministres et d’élus du territoire, le 13 septembre 1985 ; Première conférence de presse du président Jacques Chirac qui annonce la reprise des essais nucléaires, reportage diffusé en direct de l’Élysée sur France 2 le 13 juin 1995

Mais dommage que, malgré son ambition, et amplitude scénographique, très large (tout aborder, artistiquement, scientifiquement, sociologiquement (l’éco-féminisme bienvenu est de la partie), historiquement et politiquement (il y est aussi question des drames cataclysmiques que furent Tchernobyl, 1986, et Fukushima, 2011), or, comme on dit, « Qui trop embrasse, mal étreint  »), elle se prive de certaines œuvres évidentes, quant au sujet mille-feuille traité, pour s’attarder, parfois, sur de la plasticité multimédia assez quelconque, en tout cas guère emballante, et qui prend pourtant, pompeusement, tout un mur (quel cadeau fait à l'artiste, Susanne Kriemann, Lupin, fougère, genêt, 2024, œuvre dont il faut lire avec précision le long cartel pour l’apprécier alors qu’elle devrait se suffire à elle-même, sans reposer sur un arsenal langagier pour se défendre).

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Photographe anonyme, Des soldats arrivent au Royal Nevada le 18 avril 1955 pour l’opération Teapot, qui faisait partie des essais atmosphériques menés sur le site d’essai du Nevada, au nord-ouest de Las Vegas

En outre, au rayon du déceptif, le catalogue de l'expo (360 pages, publié par Paris Musées), un incontournable pour parfaire et prolonger la geste d’une visite physique in situ, a l'air très bien informé, bourré de textes pointus, croisant pertinemment les regards (avec une expertise et une rigueur scientifiques tout à fait louable, la parole étant donnée tant à l’écrivaine française Maylis de Kerangal, s’attardant sur l’imaginaire écologique, qu’à des historiens des sciences calés comme Bernadette Bensaude-Vincent, Charlotte Bigg et Dominique Pestre ainsi qu’à des artistes participant à cette expo-événement, tels Robert Barry, Jim Shaw, les Français Natacha Nisic, Julian Charrière et l’Allemande Susanne Kriemann), mais il est de petit format, avec des reproductions d'œuvres trop petites, on a du mal à rentrer dedans (guère immersif). Bref, ce n'est pas un objet-livre très attractif, qu'on a particulièrement envie, après l’avoir aperçu, d'avoir en main, ou d'acheter (42€, tout de même, par contre le Petit journal de l’expo de 33 pages, à seulement 7€, est très bien fichu, didactique et richement illustré). Dommage, car n’aurait-on pas pu avoir, à la fois, les deux, à savoir un « beau livre », faisant office de précieux catalogue à garder avec attachement ET un ouvrage de pointe pouvant être déclencheur de futures recherches, qui s’abstiendrait, néanmoins, de glisser vers de l’hermétique pour happy few ? À part ça, c'est top (oh baby, c’est de la bombe, que cette expo « nucléaire » cosmique), hein, du 4,5 sur 5 pour moi !

Exposition collective « L'Âge atomique. Les artistes à l'épreuve de l'histoire », jusqu'au 9 février 2025, Musée d'Art Moderne de Paris, 11 avenue du Président Wilson, 75116 Paris. Tél. : 01 53 67 40 00. www.mam.paris.fr Métro : Alma-Marceau ou Iéna. RER C : Pont de l’Alma. Commissaires : Julia Garimorth, conservatrice en chef, Musée d'Art moderne de Paris, Maria Stavrinaki, professeure en histoire de l'art contemporain, Université de Lausanne. Conseillère scientifique : Kyveli Mavrokordopoulou, enseignante-chercheuse en histoire de l’art et humanités environnementales, Vrije Universiteit Amsterdam, assistée de Sylvie Moreau-Soteras, chargée de recherche et de documentation, Musée d’Art Moderne de Paris. Directeur du musée : Fabrice Hergott. Plein tarif : 15€, tarif réduit : 13€, gratuit pour les moins de 18 ans. La réservation en ligne d’un créneau de visite est conseillée. L’accès aux collections permanentes est gratuit. Horaires, du mardi au dimanche, de 10h à 18h, nocturne le jeudi jusqu’à 21h30 (expositions seulement), fermeture le lundi et certains jours fériés. L’exposition est accessible aux personnes à mobilité réduite. ©Photos in situ VD.


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