L’arrivée du train cinéma en gare « postmoderne » : terminus ?
En ce début de siècle, le cinéma est bien vivant. La production reste abondante et le public populaire, aussi bien que le public « distingué » trouve plaisir à rencontrer de nouveaux films qui, très souvent, les enchantent. Puisque le cinéma (dit-on) est désormais entré dans sa phase « postmoderne », tentons de mesurer en quoi ce concept est novateur.
1°) « Lire les images du cinéma »
Le point de départ de cette réflexion a été la parution en 2007 du livre (Lire les images du cinéma[1]) écrit par deux universitaires, professeurs d’études cinématographiques à l’université Paris III Sorbonne nouvelle, M. Michel Marie et M. Laurent Jullier.
Ce livre, remarquable, clair et parfaitement maîtrisé, s’articule en deux parties.
La première « fournit des outils indispensables pour décrypter le cinéma à l’échelle du plan, de la séquence et du film » (une mine d’outils pertinents pour tous ceux et celles qui s’intéressent au cinéma).
Dans une seconde partie, « les mécanismes de la narration filmique et le détail de la scénographie sont ensuite décortiqués à travers 23 analyses de séquences. Les films ont été sélectionnés de manière à représenter à égalité des succès populaires (Dr Jerry et Mister Love, Titanic ou Kill Bill) et des classiques du 7e art (Octobre, Sunset Boulevard, Le 7e Sceau, Vertigo) ».
Par cet ouvrage, les auteurs entendent « prolonger le plaisir du spectacle en analysant, en décortiquant, en regardant à la loupe ce qui a passé à toute vitesse, à 24 ou 25 images par seconde ». Ils affirment par ailleurs que « les grands succès de l’histoire du cinéma prêtent sans doute à réfléchir. Ils instruisent probablement de l’état du monde, mais avant tout ils dispensent de l’agrément ».
Je le répète, qu’ils soient étudiants, enseignants, cinéphiles ou simples amateurs, les lecteurs de ce livre trouveront certainement matière à réflexion. Le cinéma est bel et bien considéré ici comme un objet culturel qui, en tant que tel, participe lui aussi à la réalisation de l’humain.
Ceci précisé, nous pouvons maintenant questionner la seconde partie du livre.
2°) 23 films répartis en 6 blocs d’unité stylistique.
Les auteurs ont choisi, de manière « classique », d’illustrer l’évolution artistique du cinéma. D’une manière générale, en accord avec la majorité des historiens du 7e art, ils mettent en évidence :
- « L’art du muet » (Le Voyage dans la Lune - Octobre - Le Mécano de la Général)
- « L’âge d’or des genres » (Dr Jekill et Mr Hyde - Le Grand Sommeil - Chantons sous la pluie - Johnny Guitare).
- « Classicisme et leçons de vie » (Hôtel du Nord - Sunset Boulevard - Quand passent les cigognes - Vertigo)
- « Le cinéma de la modernité » (Le 7e Sceau - L’Avventura - Les Yeux sans visage - Une femme est une femme)
- « le second souffle d’Hollywood » (Dr Jerry et Mister Love - Easy Rider - Apocalypse Now)
- « L’ère postmoderne » (Titanic - In the Mood for Love - Kill Bill n° 2 - Shrek 2).
Pour justifier leur sélection et leur présentation, les auteurs affirment un premier choix esthétique fort :
« Il était important de faire comprendre au lecteur que tous les films méritent d’être analysés, et que les « vieux films » ou les films d’art et essai » ne sont pas les seuls candidats à cet exercice. En matière de lecture, tout convient. N’importe quel film, même celui que le monde entier s’accorde à qualifier de navet, peut faire l’objet d’un décorticage. Simplement le profit risque d’être plus maigre qu’avec un chef-d’œuvre ».
Une dernière citation enfin (qui nous permettra de poser les termes de la première discussion) :
« Pourquoi tel film et pas tel autre ? Il s’agit d’un compromis entre le désir de se montrer indifférent aux modes en exhumant d’anciens succès que le temps a fini par résumer aux rats de cinémathèque, et le souhait de montrer que la lecture d’images n’est pas réservée aux vieilles choses respectables (de ce point de vue, Octobre et Shrek sont à égalité) ».
3°) Première discussion : du « navet » à l’art et essai, peut-on tout analyser ?
La réponse ne fait aucun doute : tout film (qu’il ait ou non connu le succès, qu’il se réclame d’un cinéma « art et essai » ou « populaire) va révéler quelque chose de la société qui la produit et du public qui le reçoit. Il n’est pas donc étonnant de rencontrer des historiens (Marc Ferro - « Cinéma et Histoire »), des géographes (Jacques Mauduy - « Géographie du western »), des philosophes (Dominique Château - « Cinéma et philosophie », des sociologues (Yann Darré - « Histoire sociale du cinéma français »), des enseignants de littérature (Jeanne Marie Clerc - « Littérature et cinéma ») et même des psychiatres (Norbert Attali - « Cinéma et folie ») intégrer dans le champ de leur discipline un questionnement du fait filmique, fait social majeur. À n’en pas douter, l’analyse des Bronzés 3, de Brice de Nice ou de Taxi 4 révélera certainement (aussi curieux que cela puisse paraître encore à certains...) des informations précieuses et inattendues sur la manière dont la France se représente avec ses valeurs, ses conflits, ses doutes et ses attentes. Non, le problème est ailleurs. Partons à la recherche de nouveaux éléments.
4°) Deuxième discussion : tous les films sont-ils « au même niveau » ?
À la fin des années 1980, il existe, dans le « milieu » des cinéphiles, un certain consensus concernant la qualité du cinéma proposé aux spectateurs. L’amateur des films de Rivette ou de Pialat pourra éventuellement visionner Le Gendarme de Saint-Tropez ou Borsalino, mais il sait que ces deux univers cinématographiques ont quelque chose de totalement différent, par leur ambition culturelle et par leur fonction économique.
À cette même époque, la critique cinématographique aide le public à trouver des repères. Elle peut reconnaître le talent d’un cinéaste[2] (« Jean-Jacques Annaud fait un intelligent cinéma de qualité qui s’adresse au grand public et rend compte d’une certaine réalité sociale à travers le parcours initiatique de ses personnages »), encenser les maîtres du 7e art (« Resnais s’impose maintenant comme l’un des grands interprètes de la société moderne. Une critique particulièrement acerbe et clairvoyante des idéologies qui marquèrent la formation sociale de cette fin de siècle se précise de film en film »), marginaliser un cinéaste dont les succès commerciaux sont incontestables (« Le comique boulevardier de Jean Girault conserve l’empreinte bon enfant des spectacles de patronage qu’il monta adolescent »), ou « assassiner » un cinéaste jugé particulièrement « indigne » (« Transposé à l’écran sous sa propre direction, l’humour de Gérard Jugnot se contente d’habiller à la mode contemporaine les plus vieux clichés de la farce franchouillarde ».
Chaque « chapelle » cinématographique, généralement regroupée autour d’une revue, affirme ses choix éditoriaux pour « faire bouger les lignes » et porter au pinacle tel réalisateur, alors que tel autre sera considéré comme un tâcheron sans originalité. Mais, globalement, la critique des années 80 prend parti et sait encore mesurer l’immense continent esthétique qui sépare Agnès Varda de Bruce Lee.
Cette vision implicite de la qualité des films et des cinéastes est-elle toujours inscrite dans le marbre ?
Reprenons la lecture du livre de Laurent Jullier et Michel Marie.
4°) Kill Bill n° 2 (de Quentin Tarentino), illustration du cinéma Postmoderne.
Après avoir détaillé le générique du film Kill Bill n° 2 et en avoir donné le résumé, nos deux auteurs proposent une partie intitulée « Autour du film ».
Une mise en garde est alors adressée au lecteur : « La seule lecture du générique nous avertit qu’il faut pratiquer la lecture intertextuelle » ( !). Cette mise en garde précède les arguments suivants :
- « Le fait que la maison de production du réalisateur s’appelle « A band apart » renvoie au film Bande à part, réalisé par Jean-Luc Godard en 1964. Tout le programme du film est là, dans la juxtaposition du prestige symbolique de Godard, et de l’attitude cool envers des produits mal-aimés de la culture légitime (Bande à part cite d’ailleurs élogieusement la bande dessinée de Pellos, Les Pieds nickelés) ».
Les auteurs livrent ensuite quelques-unes des « clés » permettant de mieux apprécier le film...
« Kill Bill n° 2 est dédié
- à Sergio Leone, Charles Bronson et Lee Van Cleef,
- à Sergio Corbucci, réalisateur de péplums comme Maciste contre les vampires ou de westerns comme Le Spécialiste avec Johnny Hallyday,
- à Chang-Cheh, réalisateur vedette du studio des frères Shaw à Hong Kong (auteur de La Rage du tigre et connu par les spécialistes pour avoir renouvelé le genre du wa xian pian (le film de sabre chinois), en y injectant la violence du chambara, le film de sabre japonais,
- à Lucio Fulci, réalisateur d’une cinquantaine de films de série « B » (depuis Les Salopes vont en enfer jusqu’à L’Emmurée vivante en passant par L’Éventreur de New York.
Pour finir, les auteurs analysent la séquence du combat entre Elle (qui est borgne) et l’héroïne du film, Béatrice Kiddo dite « la mariée » : « (...) Chez les personnages, tous les coups sont permis. Mais à cette impression de violence, obsession de la douche écossaise oblige, l’humour apporte un contrepoint. Par exemple, avec cette contre-plongée totale sur le visage d’Elle que Béatrice maintient dans la cuvette des toilettes » [le photogramme n° 23 illustre dans le livre ce grand moment de poésie cinématographique]. « (...) Finalement Béatrice arrache l’unique œil d’Elle et l’écrase avec application un peu dégoûtée que l’on met à se débarrasser d’un cloporte-en gros plan comme il se doit ».
5°) « L’ère post-moderne »
Affirmer que Kill Bill n° 2 est une œuvre postmoderne nécessite une explication que nos deux auteurs vont maintenant proposer à leurs lecteurs. « (...) Le cinéma postmoderne est modeste et repose sur la conscience que tout a été dit, déjà, et qu’il faut reprendre les anciennes règles en renouvelant ce qui peut l’être. Cette « conscience de venir après » fait souffler une certaine liberté de mouvement sur les films, en leur permettant de « tout montrer », d’emprunter toutes les esthétiques possibles et de raconter à peu près n’importe quoi du point de vue moral. (...) Il est ainsi possible de faire gicler tripes et boyaux, ou de montrer de front des scènes de torture au lieu de le faire deviner par le biais du hors-champ ; c’est le cinéma de plein champ ».
Selon nos auteurs, le public lui aussi a changé : « Grâce à l’essor de la distribution et de la circulation mondiale des films par le canal de la télévision câblée et du DVD (sans parler du fait que le cinéma est enseigné parfois au sein de l’institution scolaire) il est plus facile que jadis de compter sur un public compétent, en possession de connaissances suffisantes pour décoder un grand nombre des clins d’œil et des allusions à l’histoire du cinéma (et de la télévision, sinon des jeux vidéo) dont se nourrit par essence l’œuvre postmoderne. Un authentique film postmoderne est toujours pourvu d’un double codage, c’est-à-dire qu’il pourra tout de même être vu sans déplaisir par un inculte ou un non-initié ».
Parvenus à ce point, tentons un élargissement de notre cadre d’analyse avant de tenter de questionner les prises de position théoriques exprimées ici par nos deux auteurs.
6°) « Le cinéma n’est plus un regard sur le monde puisque entre lui et le monde s’est glissée la télévision et qu’elle l’a peu à peu dévoré, altéré. Faire du cinéma, donc, c’est regarder les dégâts[3] ».
Serge Daney, à l’origine critique de cinéma, avait souhaité, dans les années 80, tenir une rubrique dans le journal Libération consacrée à l’image. Il s’intéressa particulièrement à la télévision ordinaire, aux films filtrés par la télévision et aux événements du monde, aux phénomènes sociaux ou politiques, socialisés par la télévision. Il intégrait dans sa réflexion des domaines aussi divers que le sport (surtout le tennis), la publicité (qu’il nommait « la comédie de l’idéal »), les vidéo-clips. Serge Daney est mort en 1992 et nous a laissé une œuvre critique et théorique majeure. Plus de quinze ans après sa disparition, notre société mondialisée accélère une mutation qu’il nous faut ici évoquer, puisque le cinéma en est le reflet.
L’informatisation de la société régit désormais notre vie professionnelle et notre vie privée. Internet refonde même la notion de culture. L’accès à l’information devient quasi instantané. Les films, introuvables et invisibles dans les années 70, sont aujourd’hui accessibles en DVD ou en vidéo à la demande. Chacun peut s’exprimer à travers son blog, donner son opinion sur la toile. Chacun peut réaliser un film avec un téléphone portable perfectionné. Bouleversement majeur, la télévision elle-même se trouve en danger : les internautes n’hésitent plus à télécharger (illégalement la plupart du temps...) les séries américaines qui ont remplacé le traditionnel film dans la case du prime time (l’audience est en baisse, et c’est donc moins de temps de cerveau disponible pour Coca-Cola...). Autre signe révélateur : TF1, conformément à son engagement de « mieux disant culturel », diffuse le difficile (et merveilleux) opéra Angels in América du musicien Peter Eötvös, avec dans les principaux rôles Barbara Hendricks et Julia Migenes. Dans l’indifférence générale, cet opéra est programmé par TF1 à 2 heures du matin[4].... (La culture, la vraie, c’est maintenant « l’été, la nuit »). Aujourd’hui, la valeur marchande a tout écrasé ; au plan culturel, tout fait « événement », « tout se vaut »[5].
La télévision ne sait plus parler de cinéma : le seul magazine (déprogrammé en 2007) que produisait encore le service public se résumait à un assemblage consternant de diffusions de bandes annonces et d’interviews fades et attendues d’acteurs ou de réalisateurs (la télévision considère avant tout le cinéma comme un produit commercial dont l’importance culturelle reste très négligeable). Les rayons des magasins spécialisés dans les produits culturels proposent désormais presque autant de références consacrées aux séries américaines, à l’humour et aux DVD musicaux qu’au cinéma dans son ensemble.
Le cinéma classique avait imposé le phénomène des stars (Valentino, Garbo, Monroe, etc.). À la fin du siècle dernier, il restait encore au cinéma des « vedettes » populaires (Adjani, Depardieu, Delon). Aujourd’hui c’est... le président de la République (Chanoine d’honneur de Saint-Jean-de-Latran, mais aussi VIP d’honneur au Fouquet’s) qui fait la « une » des médias et de ses conférences de presse avec les épisodes de sa vie privée mouvementée ; sa politique culturelle reste à ce jour bien imprécise (il a applaudi la grande parade d’Eurodisney, mais il ignore le Collège de France ...).
Alors que Serge Daney cherchait encore comment le cinéma pouvait nous faire « vivre ensemble », il conviendrait maintenant, si l’on est tenté de suivre la nouvelle injonction médiatique, de revendre sur internet, dès le 25 décembre, les cadeaux reçus pour le réveillon de Noël... Ce que notre société a gagné en pouvoir d’achat et en confort technologique, elle l’a bel et bien perdu en « supplément d’âme », en solidarité, en lien social.
Le regard critique de Serge Daney nous manque cruellement. Dans ce monde pour le moins déroutant, que faire aujourd’hui, sans rester prisonnier de la nostalgie, du cinéma postmoderne ?
7°) Questions au « cinéma postmoderne »
7-1 Les genres. Dans les années 80, une partie de la critique a tenté de rendre compte de cinématographies bien vivantes, mais très peu considérées : le porno, le karaté, le western spaghetti[6]. C’est bien ici que nous sommes confrontés à un des enjeux majeurs de ce débat : un réalisateur français de films pornographiques (Gérard Kikoïne ou Bud Tranbaree) peut être fier d’avoir réalisé une vingtaine de longs métrages (incontestablement des films de cinéma, réalisés avec des techniciens professionnels et enregistrés en tant que tels par le Centre national du cinéma). Il se peut qu’un de ces films ait reçu un prix lors d’un festival réservé... au cinéma pornographique. Enfin, ultime signe de reconnaissance culturelle, une revue de cinéma « grand public » (de nombreux établissements scolaires étaient abonnés) qui avait notamment pour vocation « d’éduquer le public par le cinéma », pouvait publier un dossier sur l’évolution du « hard » et interroger doctement cet auteur (nouvel Hitchcock ?) sur ses partis pris esthétiques de mise en scène[7].
Tout était réuni pour légitimer le genre « porno ». Ne résistons pas à vérifier par nous-mêmes la validité du travail d’analyse d’une certaine critique de cette époque. Alain Minard écrit (à propos d’Entrechattes) : « Ainsi la contre-plongée à la verticale sous un corps de femme, si souvent utilisé par des tâcherons, atteint chez Kikoïne une puissance dramatique hors du commun : la femme qui se caresse en croyant entendre l’agonie de son mari se transforme alors en une déesse pétrifiante de l’amour et de la mort. (...) Le premier fils ne peut pénétrer sa femme qui, exaspérée, lui crie : « bande, mais bande ! ». En fin de dossier, La Revue du cinéma rappelle la filmographie conséquente des trois auteurs interrogés. Personne n’a oublié Je crie je jouis, Tu me baises, je te dévore et le trop méconnu Clito de cinq à sept (hommage à peine voilé au talent d’Agnès Varda...).
Reprenons notre réflexion plus sérieusement.
Le temps a passé, le porno a quitté les salles de cinéma pour se développer en toute confidentialité sur internet. Il ne viendrait à l’esprit d’aucun critique ni d’aucun historien du cinéma de « sauver » aujourd’hui ces films et ces réalisateurs. Tout simplement car la fonction du cinéma « porno » n’était ni esthétique ni culturelle ; osons cette affirmation « provocante » : ces films (« postmodernes » ?) n’étaient pas bons et ils méritent l’oubli ! Et cela, la très grande majorité des amateurs de cinéma le disait dès les années 80 !
Le western spaghetti n’a été qu’une mode, mais le film de « sabre » japonais réapparaît parfois (comme le péplum)... sur Arte[8], chaîne « culturelle » ! En tout cas, les films inscrits dans ces genres cinématographiques occuperont une place marginale dans les bonnes histoires du cinéma.
7.2 Le cinéma de « plein champ » : Si l’on interroge des lycéens (et parfois des collégiens) sur les films qui les ont marqués, sur leurs « références cinématographiques incontournables », bien souvent seront cités Scarface (la version de De Palma) ou Kill Bill. Ces films ont en commun leur interdiction aux moins de 16 ans en raison de la violence extrême de certaines scènes. Quentin Tarentino est un cinéaste qui n’hésite pas à infliger à ses spectateurs des scènes de sadisme (Réservoirs Dogs) ou de torture (Pulp Fiction ; au cours de la projection de ce film au Festival de Cannes, des spectatrices se sont évanouies. Cela n’a pas empêché ce film de se voir décerner la Palme d’Or du Festival). Il se peut, comme l’indiquent nos auteurs, que le cinéma postmoderne « permette de montrer de front des scènes de torture » et de « faire gicler tripes et boyaux » à l’écran. On pourrait s’en réjouir. Pour ma part, je le regrette, car le cinéaste, de par son statut et son rôle social, doit aussi assumer une certaine responsabilité morale[9] et ne pas se complaire dans des pulsions voyeuristes nauséeuses. Une « bonne plaisanterie » peut-elle vraiment « désamorcer » une scène de torture ? La violence des images est-elle sans conséquences ?
Tarentino, cinéaste roublard dont les succès commerciaux sont incontestables, a réussi à capter « l’air du temps », mais cet air putride nous entraîne bien loin de l’air parfumé que l’on respire dans les cimes des chefs-d’œuvre cinématographiques. En tout cas, n’est pas Godard qui veut !
7.3 Hiérarchiser et transmettre : Oui, on peut tout analyser ; en ce sens, Octobre et Shrek sont à égalité. Mais là s’arrête la comparaison. Écoutons le critique de cinéma Pascal Mérigeau : « Alors oui, L’Esquive c’est mieux que Camping, et oui, La Grande Illusion de Renoir c’est mieux que Da Vinci Code. Comment ça, ce n’est pas la même chose ? C’est bien parce que ce n’est pas la même chose que je compare. Comment, c’est évident ? Si c’est évident, pourquoi ne montrez-vous pas Renoir à vos enfants au lieu de les emmener voir Brice de Nice pour la troisième fois ? Montrez-leur John Ford, De Sica, Buster Keaton, Fritz Lang ou Billy Wilder ! Cela vous dispensera déjà de vous soumettre à l’air du temps, et surtout vous leur offrirez des occasions de s’enrichir et de s’ouvrir au monde[10] ».
Créer des cases (comme la case « cinéma postmoderne ») pour y ranger les films ne suffit pas. La responsabilité du critique, et encore plus de l’enseignant, consiste avant tout à faire vivre des films « passés de mode », des films dont certains sont muets, en noir et blanc, sans effets dolby stéréo !
Si ce « travail de mémoire » n’est pas mené avec opiniâtreté et volonté, des pans entiers (pourtant des trésors inestimables de la culture) risquent de disparaître dans l’oubli. Comment pouvons-nous constater sans nous en inquiéter que nos collégiens ignorent Marcel Carné, Louis Jouvet, Raimu, Jean Gabin, Jean Renoir, etc. Comment les élèves pourraient-ils se repérer dans l’offre cinématographique de plus en plus formatée et standardisée qui leur est proposée (Les bronzés 3 / 950 copies, Taxi 4 / 850 copies, Spider-Man 3 / 850 copies) s’ils n’ont pas les repères, les images et les sons légués par les grands, les vrais artistes du passé ? C’est bien là un des enjeux majeurs de l’école. Il ne s’agit pas d’imposer, mais de révéler. « Seuls le choc et l’énigme que représente l’œuvre d’art par rapport aux sons et aux images banalisés, prédigérés, de la consommation quotidienne est réellement formatrice[11] ». Mais quel défi, dans notre société où « les adultes se flattent d’aimer les mêmes films que les petits[12] ».
Au fait, quel pourcentage des spectateurs de Kill Bill n° 2 a ressenti « dès le générique » qu’il lui fallait « pratiquer la lecture intertextuelle » ? ...
Conclusion
Antoine de Baecque l’affirmait en 2003 : « L’image de cinéma conserve son mythe, son prestige, mais elle a cessé de témoigner ou d’être le premier spectacle du monde[13] ».
Cinq ans plus tard, les progrès de la technologie font entrer le cinéma dans une nouvelle dimension : « Satisfaction des spectateurs lors des premières projections numériques en 3D au CGR de Villenave-d’Ornon ». (...) « En fait, on change la nature des multiplexes. Ce seront de plus en plus des lieux d’attraction », explique Alfonso Corrales, directeur national de CGR. La programmation choisie par CGR pour ces deux semaines de test combine La Légende de Beowulf, récent opus d’Héroic-fantasy et le film enfantin Bienvenue chez les Robinsons. (...) On se croirait dans un parc d’attractions, à ceci près que c’est une salle de multiplex comme une autre. (...) Sur des films d’action, ça va être génial, c’est vraiment plein de possibilités », glisse un amateur du genre[14] ». Le futur sera bel et bien technologique !
Après avoir cédé aux charmes de la (toute courtoise) « Dispute », il est temps de réaffirmer ici que je partage dans sa quasi-totalité la manière d’envisager le cinéma, vecteur de culture, que proposent dans leur ouvrage Laurent Jullier et Michel Marie. Nous sommes de la même famille, celle des « cinéphiles », et nous tentons une re-lecture des films « fondée non plus sur la jouissance immédiate et consommatrice, mais sur le savoir[15] ». Derrière les images et les sons, nous cherchons inlassablement le véritable artiste, « celui qui ne s’accorde pas au monde de formes qui lui est imposé, qui exige de le modifier, qui veut conquérir sur lui sa vérité[16] » (C’est en se sens que, pour ma part, s’il m’avait fallu faire un choix, j’aurai privilégié dans ce livre (surtout car il s’agit d’un ouvrage d’une grande qualité) Elephant Man ou Edward aux mains d’argent à Shrek, et Chaplin, Pialat ou Welles à Jackson.)
Certains cinéastes savent exprimer toutes ces choses qui concernent le vivre ensemble humain. Dans une société marquée par le repli sur soi, l’art cinématographique, le vrai, le seul, le grand peut nous permettre de nous retrouver et de ré-enchanter le monde, de donner un peu lien et beaucoup d’humanité à notre quotidien.
L’histoire du cinéma a produit, en plus d’un siècle, une centaine de chefs-d’œuvre qui dépassent le seul 7e art et s’inscrivent totalement dans le patrimoine de l’humanité. Laissons de côté le cinéma « postmoderne », les produits formatés et les cinémas qui se transforment en parcs d’attraction de la sensation : l’important, quelles que soient les évolutions technologiques, sera toujours la sensibilité et les qualités humaines de l’artiste ! Nous avons la responsabilité de sauver ce patrimoine, de le faire vivre et de le transmettre.
Nous connaissons depuis quelques mois déjà la date de sortie d’Astérix aux jeux Olympiques et du dernier opus (en date) des aventures cinématographiques d’Harry Potter (26/11/2008). Ce sera une cacophonie médiatique majeure (le visage d’Harry reviendra orner les pots de moutarde et autres objets en quête de supplément d’âme) et, à cette occasion, un nouveau record du nombre de copies sera sans doute établi, mais... quelle importance ? Il convient ici de résister à la mode, à toutes les modes : qui sait, les spectateurs découvriront un jour que le cinéma de Tarentino, sous des apparences immédiatement séduisantes, restait incapable de les construire, de nourrir leur appétit pour les belles choses.
En attendant, les trésors cinématographiques du présent et du passé sont présents dans notre mémoire. S’ils étaient doués de parole, ils nous murmureraient sans doute aujourd’hui la réplique de Baby Doll (Caroll Baker) qui clôt le film d’Elia Kazan :
« Nous n’avons plus qu’à attendre si on va se souvenir de nous ou bien nous oublier... [17] ».
Sous l’œil des Rapaces, la Roue tourne. En attendant l’Aurore (ou le Dr Folamour...), le Dernier des Hommes ne doit pas laisser s’éteindre Les Trois Lumières !!!
Gérard HERNANDEZ - Janvier 2008
Enseignant-Documentaliste au collège François Mauriac de Saint-Médard-en-Jalles (33)
Lauréat de l’accréditation en cinéma audiovisuel.
[1] JULLIER, Laurent. MARIE, Michel. Lire les images de cinéma. Collection Reconnaître, Comprendre. Larousse - Paris - 2007.
[2] 900 cinéastes français d’aujourd’hui. Dictionnaire établis sous la direction de René Prédal. Editions Cerf / Télérama. 1988.
[3] DANEY, Serge. L’Exercice a été profitable, Monsieur. Editions P.O.L Paris. 1993.
[4] Dans la nuit du dimanche 6 janvier 2008 au lundi 7 janvier 2008.
[5] Le magazine culturel de référence Télérama (n° 3025 du 02/01/2008) donne à ses lecteurs « 208 raisons d’aimer 2008 » : « Raison n° 4 : Trop mortel ! Jeu vidéo. Ce sera l’évènement du jeu en 2008 : la sortie mondiale de Metal Gear solid 4, de la star japonaise Hidéo Kojima. Selon son producteur, il faut qu’il se vende à un million d’exemplaires le jour de sa sortie pour espérer être rentable... »
[6] CIMENT, Michel.- ZIMMER, Jacques. La Critique de cinéma en France. Editions Ramsay cinéma. Paris. 1997.
[7] « Trois auteurs de X » in La Revue du cinéma n° 359. Mars 1981.
[8] Le site internet d’Arte propose à ses visiteurs d’acheter le DVD de La main de fer, film réalisé par Ching Chang-Wa en 1972. C’est, nous dit Arte, « un classique devenu rare à redécouvrir toute affaire cessante ». Effectivement, ce film de « série B » avait été effacé de bien des mémoires...
[9] Vieux débat entamé au début des années 60 par Luc Moullet à propos du film Kapo.
[10] MERIGEAU, Pascal. Cinéma : autopsie d’un meurtre. Editions Flammarion- Paris - collection Café Voltaire- 2007
[11] BERGALA, Alain.- L’Hypothèse cinéma - Petit traité de transmission du cinéma à l’école et ailleurs. Cahiers du Cinéma / Essais. Paris - 2002.
[13] BAECQUE, Antoine de.- La Cinéphilie, invention d’un regard, histoire d’une culture »- Editions Fayard - Paris - Collection Hachette Littératures - 2003
[14] « La Troisième Dimension ». Sud-Ouest. Bordeaux /Cub. Jeudi 3 Janvier 2008
[15] MARIE, Michel - AUMONT Jacques.- L’Analyse des films. Nathan. Paris. 1988.
[16] MALRAUX, André . Sur l’héritage culturel. Discours prononcé à Londres le 21 juin 1936. La Politique, la culture. Gallimard. Folio essais 298. 1996.
[17] KAZAN, Elia. Une vie. Grasset. Paris. 1989.
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