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Accueil du site > Culture & Loisirs > Culture > « L’Echange » de Clint Eastwood, mensonges d’état

« L’Echange » de Clint Eastwood, mensonges d’état

 

« L’enfant que j’avais tout à l’heure,
Quoi donc ! Je ne l’ai plus !  »
Victor Hugo, Les Contemplations

 A force de voir Angelina Jolie squatter les pages people des magazines et jouer dans des nanars à la Lara Croft, on avait oublié qu’elle était actrice. Grâce à Clint Eastwood et à son 28ième film en tant que cinéaste, L’Echange, on peut désormais mesurer l’étendue de son talent et se dire qu’elle va certainement entrer dans la prochaine course aux Oscars, tant mieux pour elle, mais, soyons franc, il s’agit pour elle d’un rôle en or et, lorsqu’on est entre les mains de l’un des plus grands metteurs en scène actuels, il me semble difficile, à part si l’on est vraiment nul – ce qui n’est pas son cas, de passer à côté d’un tel personnage, issu d’une histoire vraie. Son titre original, The Changeling, se réfère, dans le folklore européen, à un petit être maléfique laissé par les fées (ou des gnomes diaboliques) en échange d’un nouveau-né enlevé à ses parents. En 1928, Christine Collins, une femme élevant seule son gamin, voit disparaître son cher Walter, âgé de 9 ans. Paniquée, angoissée, entre l’attente, le désespoir et l’euphorie, elle attend l’aide du LAPD. Quelques mois après, la police de Los Angeles la contacte pour lui remettre un enfant qui s’avère ne pas être le sien. Elle a beau batailler pour affirmer la force de l’évidence (« Je veux qu’on me rende MON fils »), les institutions - police, justice, hôpital - cherchent à la faire taire, quitte à la faire passer pour folle, et à lui faire accepter ce « faux enfant ». Heureusement, un homme, un certain révérend Gustav Briegleb (John Malkovich) qui prend plaisir à défier l’establishment, s’engage publiquement à ses côtés pour révéler la vérité.

L’Echange est un film poignant sans jamais prendre le spectateur en otage. A l’origine, ce scénario crève-cœur, écrit par un ancien journaliste, J. Michael Straczynski, qui s’est minutieusement documenté sur l’affaire Collins, aurait pu être réalisé par Ron Howard et, dans ce cas-là, on pouvait craindre le pire : passer d’une sensibilité à fleur de peau à un sentimentalisme s’enlisant dans un pathos tire-larmes, sur le mode Mon fils, ma bataille. Heureusement, avec ce « prince du clair-obscur » qu’est Eastwood, on est constamment sur la corde raide, on pourrait vite basculer dans la sensiblerie mais on s’arrête à temps, il s’agit de trouver le bon dosage et de ne pas trop en dire. C’est ça, entre autres, la force du cinéma d’Eastwood, faire planer l’ombre du doute. Le film finit d’ailleurs sur le mot-clé « espoir », il n’a pas véritablement de point final - le tout étant affaire de croyance. Ce cinéaste, qui aime filmer en « lumière noire » des intérieurs sous-exposés, des visages mangés par les ombres et, par contraste, des extérieurs très éclairés, cultive une nouvelle fois dans cet Echange l’art de l’ambiguïté, on retrouve alors une (en)quête sans fin lorgnant du côté de l’illusion des perceptions et un univers où tout est relatif - on ne saura jamais exactement la vérité. Eastwood, avec Minuit dans le jardin du bien et du mal (1997), nous avait déjà prévenus, via Jim Williams/Kevin Spacey : « Mon vieux, la vérité, comme l’art, est dans le regard de celui qui la contemple. Croyez ce que vous déciderez et je croirai ce que je sais.  » C’est un propos que Christine Collins, dans son combat pour la vérité, pourrait faire sien. Ne pas prendre ce que l’on nous dit – ou montre - pour argent comptant.

Avec L’Echange, le propos est au diapason de la forme. D’une part, il s’agit de ne pas confondre mélo et film lacrymal, et d’autre part, de ne pas fusionner paresseusement classicisme et académisme. A l’heure où un certain cinéma-vérité, voire ciné-réalité, semble remporter tous les suffrages question prix et récompenses (cf. la dernière palme d’or), il ne faudrait pas se mettre à rejeter en bloc un certain cinéma qui se dote d’une esthétique soignée pour développer ses récits. Ici, on est dans le mélodrame. D’ailleurs, le film commence comme Loin du paradis (2002), film de Todd Haynes lui-même inspiré des mélos patinés de Douglas Sirk : un suave travelling descend d’un arbre feuillu pour glisser sur une rue animée d’un paisible quartier. La forme est superbe, Los Angeles baigne dans des teintes noir et blanc, parsemé de tons délavés et de quelques éclats de couleurs vives (dont le rouge sang aux lèvres ourlées d’Angelina Jolie), et notre cinéaste de 78 printemps déroule son ruban filmique avec maestria. Puisque l’on est de plain-pied dans la Cité des Anges, au royaume des faux-semblants et des morts, Eastwood truffe son histoire d’agents troubles et d’images doubles, via fondus-enchaînés, jeux de transparence et glaces sans tain. Par exemple, on n’est pas prêt d’oublier la dernière image que la mère voit de son fils vivant. Christine observe son Walter à travers le cadre d’une fenêtre. Un travelling élégant s’éloigne de cette vitre, il n’est déjà plus pour elle qu’un reflet. Et cette Christine Collins maigrichonne, dont les yeux sont cachés par un rideau de larmes et par son chapeau cloche des années folles, peut elle aussi s’apparenter à un spectre. Par ailleurs, ce film qui se présente tel un mélo, est bien plus que cela et c’est en ce sens qu’il s’avère étonnant. Film composite, il brasse plein d’intrigues enchevêtrées tout en gardant constamment sa ligne de force. Avec tous ses thèmes (amour maternel, kidnapping, mensonges d’Etat, krach de 1929, internement abusif, meurtres d’enfants et procès en série), L’Echange se fait aussi thriller et film politique. Thriller parce qu’on apprend bientôt que le petit Walter est tombé dans la toile d’araignée d’un psychopathe et film politique parce que c’est aussi un film dénonçant une société misogyne, un monde où la parole de la femme, rangée facilement aux côtés du fou, de l’enfant ou de l’animal, est ignorée.

Ce film brosse le portrait édifiant d’une société gangrenée par le Mal. Dans la lignée d’un Ellroy, sa police, brutale, est véreuse, et sa médecine, à coup d’électrochocs et d’asiles psychiatriques séquestrant des femmes innocentes, se rend complice de toute cette corruption. L’individu qui se dresse seul contre les institutions psychorigides, c’est la liberté de parole de Christine Collins contre les ténèbres des préjugés, c’est la lutte de David contre Goliath, et on pense alors à d’autres films américains traitant du même thème, via moult comptes rendus d’audiences et procès verbaux policiers, style Erin Brockovich (1999) et Révélations (2000). Mais, au vu du récit initial, on n’est pas très surpris de suivre cette piste-là. Par contre, le plus surprenant dans ce film foisonnant, ce sont certains passages très violents, j’ai même vu quelques spectateurs sortir de la salle de ciné où j’étais lorsque le film devient très noir, cf. les scènes sanglantes de l’ogre Northcott tuant des enfants innocents dans une misérable cabane de l’Illinois, équipée de tranchoirs, haches et autres coutelas. Voilà bien du Eastwood par excellence, montrer la noirceur abyssale de l’humain, scruter la bête en l’homme : les scènes de violence de ce film sont dures, la boucherie orchestrée par le serial killer fait froid dans le dos et, de même, son exécution par pendaison, filmée avec crudité (les jambes flageolantes du condamné à mort conduit à l’échafaud, les tremblements des pieds du corps pendu), est effrayante, comme si, au passage, même si l’on sait ce tueur pédophile monstrueux, le cinéaste voulait aussi montrer aux partisans de la peine capitale le théâtre de la cruauté de cette mise à mort. Avec Eastwood, ma foi, ne pas se contenter des apparences. Il ne faut pas se fier à l’esthétique rétro du film, aux tramways rouges, au climat chaud du ranch isolé, à la lumière mordorée, à la poussière de blé dans les champs et aux chères petites têtes blondes qui évoquent un cliché style Norman Rockwell, Eastwood sait également nous plonger dans le gore, aux confins du fantastique le plus poisseux. Dans ce cauchemar ensoleillé, le Mal rôde profondément, comme un puits sans fond, et le sale air de la peur aussi. Bienvenue au pays de l’enfance volée.

L’Echange, sans être selon moi le meilleur cru d’Eastwood, est un opus remarquable (du 4,5 sur 5 pour moi) car, tout en continuant « l’œuvre au noir » de ce grand cinéaste (on l’avait quitté avec l’armée des morts de Lettres d’Iwo Jima), il prend des allures de « grand film malade », sorte de monstre filmique, qui contient beaucoup d’autres films possibles sans jamais perdre sa ligne directrice. Clint, en éternel space cowboy crépusculaire, n’est jamais là où on l’attend. Avançant de guingois, son Echange rappelle, selon moi, son meilleur film, à savoir Chasseur blanc, cœur noir (1990) qui montrait la passion exclusive d’un réalisateur bord cadre (un certain John Wilson) pour la chasse à l’éléphant, au risque de menacer d’emporter le film à faire dans son sillage. On a alors l’impression d’un autoportrait masqué du Maître, à la fois là et ailleurs. Et cet Echange, film hybride qui glisse entre les genres, est à son image. Mystérieux, donc passionnant.

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« L'Echange » de Clint Eastwood, mensonges d'état « L'Echange » de Clint Eastwood, mensonges d'état

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8 réactions à cet article    


  • cathy30 cathy30 17 novembre 2008 10:51

    très bonne critique du film d’eastwood, menée avec brio. Surtout continez, vos critiques sont toujours excellentes.


    • fhefhe fhefhe 17 novembre 2008 12:04

      Vous la plume de la critique "Cinématographique" de ce site
      Je vous félicite.
      A vous lire bientôt... !!!
      Qu’auriez-vous dit à la sortie des films suivants
      "Vol Au Dessus d’Un Nid de Coucous"
      "Le Parrain 1 et 2 "
      et Taxi Driver ?
      Prenez vôtre temps... !!!
      Bravossimo


      • pierrot14 17 novembre 2008 18:07

        jai lintention d aller le voir grand merci pour avoir l opportunite de m exprime sur agoravox c est ma premiere experience heureuse de contatez  ce service gratuit au nouveaux internautes tout comme moi........pierrot14


        • Vincent Delaury Vincent Delaury 17 novembre 2008 18:17

          Merci pour vos commentaires.


          • jcl44 jcl44 17 novembre 2008 20:36

            Je suis allé voir ce film ce samedi et je dois dire que j’ai été agréablement surpris par ce film. Même si je ne doutais pas de la qualité du réalisateur, le nec plus ultra actuel, ce cher Clint, ma surprise s’est plutôt dirigée sur Angelina que j’ai (re)découverte. Poignante, investie et touchante, ce rôle lui va comme un gant dans ce L.A. de 1928. Elle devait se hisser à la hauteur du scénario (tiré d’une histoire vraie) et elle l’a fait. Du bonheur et une bonne soirée. Un bémol est sur l’accès au film sans limite d’âge : attention tout de même si vous avez des enfants. Pour moi, "interdit au moins de 12 ans" me semblerait approprié. Bonne toile...


            • Islamo Confucianiste 18 novembre 2008 19:10

              Je préfère Max Payne, le jeu et le film.


              • vinvin 21 novembre 2008 01:02

                Bonjour.


                Bien je n’ ai pas encore vu ce film, mais il me tarde de le voir car je n’ ai aucun doute sur les qualités et le talent de "Clint Eastwood" que ce soit en tant qu’ acteur réalisateur ou metteur en scène.

                J’ ai vu quasiment tous ses films, et croyez moi c’ est toujours un pur régal !

                Les plus cunnus étants la série des "inspecteur Harry", bien sur, mais j’ ai vu beauoup d’ autres films tout aussi passionnants, sinon plus.

                Un film qui a l’ époque n’ avait pas trop bien marcher, ( HONKY TONK MAN,) est également un très bon film, et je vous le conseille vivement. C’ est poignant !


                Bien cordialement.



                VINVIN.


                • hpspt 24 novembre 2008 08:06

                  Et un navet de plus du jardinier Eastwood. Un !

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