L’Europe en 2122 : « L’an 330 de la République » de Maurice Spronck
Écrit en 1894, le court roman du député de droite Maurice Spronck (1861-1921) est une satire impitoyable de la bien-pensance progressiste et scientiste de la Troisième République. Il anticipe une Europe communaliste dystopique, technophile, lâche et aveugle, qui ressemble à s’y méprendre à l’Union européenne d’aujourd’hui. A la fin du roman, cette entité politique (ou plutôt impolitique) disparaît, victime de ses contradictions, absorbée par un califat islamique.
Des technocrates obèses et « bisounours » avant la lettre
L’Europe de Spronck est une vaste entité sans États-nations (supprimés au motif qu’ils étaient barbares et belliqueux). Il n’existe plus non plus de religion, remplacée par l’exaltation des travaux scientifiques.
La sexualité stérile est encouragée. À l’adolescence, les Européens vivent une courte période de plaisirs, voire de débauche. On songe davantage à Huxley qu’à Orwell… Passés 30 ans, ils deviennent tous obèses, hideux, à moitié paralytiques, ne quittant plus guère leurs fauteuils roulants électriques. L’alimentation est chimique, totalement artificielle. Un bidule administratif (qui anticipe de manière frappante l’actuelle Commission européenne) sert de gouvernement central : il perçoit des impôts écrasants, gère une vague police, et maintient une petite armée inefficace. L’Europe embauche surtout des mercenaires étrangers musulmans pour surveiller des travailleurs immigrés… chinois !
À côté de cette institution fédérale : un pouvoir communaliste local sur le modèle de la Commune de Paris (toutes les villes d’Europe sont ainsi dirigées). L’idéologie dominante est un progressisme angélique : la Science protégerait L’Europe de toute agression extérieure et aussi des trublions internes. Et pourtant, il y a beaucoup de criminels et d’asociaux, très peu réprimés. Et il y aura aussi, à la fin du roman, une gigantesque invasion.
Le calendrier européen est désormais calqué sur l’ancien calendrier révolutionnaire français, qui transforme 1792 en l’An I de la république. L’An 330, c’est dont l’année 2122. À ce propos : l’éditeur actuel (Jean-Cyrille Godefroy) crée une coquille en mentionnant l’année 2192 dans la quatrième de couverture.
Les techniques sont impressionnantes, mais ne servent qu’à favoriser la paresse générale. Le fauteuil roulant électrique omniprésent, le « théâtrophone » (un téléviseur avant la lettre ?), les orchestres mécaniques, des échanges intenses de documents phonographiques (anticipation d’internet ?), la chimie et les explosifs sont censés résoudre tous les problèmes, même militaires… Le roman s’ouvre sur une cérémonie grotesque : la commune d’Orléans déboulonne la statue de Jeanne d’Arc (dont le culte n’a plus de sens) afin de la remplacer par celle d’un chimiste renommé. Il y a d’ailleurs – dans ce monde froid et minéralisé aux rues dallées de marbre – une pléthore de bustes et de statues à l’effigie de scientifiques ou d’idéologues. Un réalisateur rétrofuturiste aurait de quoi s’amuser avec ce genre de décor !
L’annexion de l’Andalousie par le sultan du Maroc
C’est le premier stade du califat. Comme par hasard, Maurice Spronck place cette conquête dans un pays – l’Espagne – qui fit autrefois celui de la Reconquista (mais l’Espagne de Spronck ne diffère en rien des autres pays d’Europe). Les Andalous – naturellement optimistes et totalement inféodés au progressisme angélique – ne voient rien venir. Ils se contentent de blablas diplomatiques stériles, multiplient les lâchetés, donnent des gages de soumission. Ils n’ont en réalité ni stratégie, ni armée ; et les autres communes d’Europe ne manifestent aucune solidarité. Résultat : l’Andalousie, après quelques massacres et la destruction de Cadix, devient une province supplémentaire du sultanat marocain.
L’installation d’un califat universel
Puis, c’est le fameux An 330 de cette pseudo-République universelle (2122). Le roman prend alors un tour apocalyptique. L’An 300, date de l’annexion de l’Andalousie, n’était qu’une mise en bouche. Le vieux sultan est mort, laissant le trône à son fils Ibrahim III el-Kébir. Celui-ci, beaucoup plus mystique et agressif que son père, se lance dans une conquête d’envergure, au terme de laquelle la quasi-totalité de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique passent sous son contrôle.
Décrites avec un style mordant et drôle, les scènes créées par Spronck sont pourtant terribles. Les pillages et les cruautés se multiplient. Les Européens, paralysés par leur progressisme aveugle, tombent comme des mouches. Çà et là émergent des dictatures (populistes, avant la lettre) qui tentent de résister, mais en vain. Avant même que l’ennemi n’atteigne telle ou telle ville, on assiste souvent à des suicides collectifs au cours desquels les Européens, drogués, hallucinés, s’entre-tuent après s’être adonnés à des orgies… On ne sait trop pourquoi, seule la Suisse et l’Écosse conservent leur indépendance. Telle est la terrible année 330.
Mes impressions…
J’ai acheté ce très beau petit livre, pour faire une comparaison avec mon roman « 2193 ».
Disons que Spronck bâtit un roman apocalyptique, quoique toujours comique, malgré la violence de l’argument. Spronck crée d’ailleurs un narrateur naïf, un démocrate fanatique de ses faiblesses, qui soutient à fond les idées progressistes grotesques de cette Europe décadente. On appréciera l’une des phrases de conclusion, des plus savoureuses : « Une morale grossière, sanctionnée par la croyance en Dieu, remplace la délicate tolérance scientifique de jadis. » J’ai constaté, avec régal, que j’avais moi-même inventé des personnages de ce type avant même d’avoir lu son livre.
En revanche, j’ai décrit une Europe post-apocalyptique, ce qui n’est pas la même chose. L’Europe de 1793 est redevenue beaucoup plus identitaire et martiale – surtout au sud – après une série de conflits mondiaux et de guerres civiles. Mais il reste la « Fédération démocratique » : un vestige de l’ancienne Union européenne. Cette Fédération ressemble à s’y méprendre à la grotesque Europe communaliste décrite par le narrateur de Spronck : aveuglement, lâcheté, inversion des valeurs, haine de ceux qui incarnent le réalisme et le courage.
C’est toujours délicieux de constater l’accord des pensées, surtout entre des auteurs qui ne se sont jamais rencontrés et qui sont d’époques différentes.
Liens d’achat :
L’An 330 de la République de Maurice Spronck
2193 : Le Crépuscule des Humanistes de Florian Mazé
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