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L’hellénisme, la grande dame, la liberté et la république : hommage à Jacqueline de Romilly

Jacqueline de Romilly (1913-2010) nous a quittés le 18 décembre dernier, cette grande helléniste, haute figure de notre culture républicaine, qui a tant défendu la place de l’enseignement du grec comme porte d’accès à une culture générale dont les lettres classiques constituent un des piliers jamais démenti. On lui doit cet intérêt porté à la Grèce antique et à sa culture, non comme l’héritage d’une histoire arrêtée aux ruines d’une civilisation passée, mais comme une des clés de la compréhension du monde contemporain. Elle fut toujours animée d’une foi sans hésitation dans les valeurs universelles nées de ce berceau athénien de la démocratie où elle prenait à chaque instant sa respiration.

Lauréate du Concours général la première année où les filles pouvaient concourir puis, première femme élue au Collège de France (1973), elle devait accéder à la reconnaissance suprême de l’Académie française en en devenant membre (1988), seconde femme élue à y occuper un des sièges sacrés. Ce fut l’un des aboutissements d’un parcours exemplaire qui a fait de sa carrière de femme dans un monde d’hommes une très grande dame de notre République.

Elle ne nous parlait pas seulement de culture et d’histoire, mais de liberté !

Grande spécialiste du monde grec, c’est de liberté dont elle entendait nous parler, celle propre à cette invention émancipatrice du politique et de la citoyenneté, se synthétisant dans le gouvernement des hommes par les hommes, se fondant sur l’interchangeabilité des droits, la conscience d’un bien commun supérieur à tous les autres, l’homme mesure de toute chose. Elle n’avait de cesse d’attirer l’attention sur cet homme nouveau surgissant de l’histoire, l’homme grec : celui qui fait les lois auxquelles il obéit.

Elle luttait contre l’oubli d’un legs essentiel transmis depuis l’antiquité auquel notre modernité doit beaucoup, un oubli parfois entretenu vis-à-vis d’un vieux continent européen trop facilement identifié par certains à l’unique héritage judéo-chrétien. Elle a inscrit le travail d’une vie de transmission et de fructification d’un domaine dans le prolongement des inventeurs d’une civilisation qui a eu l’ambition de donner à l’homme la maîtrise de son destin, avec une forme de conscience qui demeure aux racines de la nôtre comme sa toile de fond.

Dans un contexte de relativisme culturel qui ne joue pas en faveur de la défense de cet acquis universel parfois incriminé hors propos d’ethnocentrisme, elle n’a cessé de rappeler que l’homme agent de son histoire est né en Grèce entre le VIIIe et le IVe siècle avant notre ère et nulle part ailleurs, comme un cadeau à destination de tous les peuples. Elle en interroge le mystère, sans cesse le secret de fabrication à travers un questionnement fondateur d’une démarche ouverte sur le sens de l’histoire : « Pourquoi la Grèce ? ».

Lorsqu’Œdipe, sous l’écriture du tragique grec Sophocle, nous dévoile le déterminisme de l’inconscient à travers la mise en scène prophétique d’un fils commettant sans le savoir ce qui apparait comme le crime suprême, l’inceste, pour mieux affirmer sa prohibition, on touche à une nouvelle humanité qui est incitée à prendre conscience d’elle-même, qui a à voir avec une nouvelle responsabilité de l’individu invité à anticiper sur les conséquences de ses actes. C’est l’émergence d’une notion de la responsabilité se référant à la loi commune, à cette capacité d’une société à savoir se corriger elle-même relativement à ce qu’elle définit comme son bien, telle que la démocratie le propose dans le gouvernement des affaires de la cité.

Freud lui-même, ce génial observateur de la complexité mentale de l’homme, ne s’y était pas trompé, en voyant au cœur de la culture grecque à travers le « complexe d’Œdipe » un des schémas explicatifs fondamentaux du développement de la personnalité et un des axiomes principaux de la psychanalyse. Certaines pulsions doivent être mises sous l’autorité de la loi et refoulées pour laisser place à l’action consciente de l’individu, c’est la condition de sa liberté, comme une nouvelle condition de l’homme s’émancipant à la fois des archaïsmes de l’instinct et d’une forme passée du religieux où la divinisation de la nature dominait la pensée. C’est le passage réussi de l’homme d’un temps biologique au temps psychologique. Il en découlera une démarche intellectuelle, philosophique, culturelle et scientifique qui donnera à la raison ses lettres de noblesse, d’Homère à Eschyle, de Sappho à Aristote.

La culture grecque : l’égalité et la raison bien de l’humanité.

Dès l’Iliade, on voit l’égalité commencer à s’imposer comme nouvelle valeur collective. Agamemnon est le roi suprême à la tête de l’expédition de Troie pour reprendre la Belle Hélène, qui est l’épouse de son frère Ménélas, à Pâris qui l’a enlevée. Il croit bon, en raison de sa position royale qu’il pense au-dessus du commun, de prendre à Achille Briséis, sa concubine, pour son bon plaisir et déclenche ainsi la colère du héros qui se retire de la bataille, thème principal de l’Epopée. Agamemnon sera en définitive contraint de la lui rendre, de renoncer à sa démesure face au risque de perdre la guerre et la face si Achille ne revient pas au combat, jusqu’à même devoir publiquement se déjuger, sous la pression de son camp avec le soutien des dieux. Agamemnon doit, comme tout autre, se soumettre à la loi commune qui rejette la démesure, fut-elle celle d’un grand roi, face à l’intérêt commun. S’imposait en reflet dans la société d’alors l’effacement de la royauté à la faveur d’une aristocratie des égaux, l’indication d’un nouveau chemin. C’était le début d’une nouvelle histoire de l’homme qui fera passer, non sans crises sociales animées par la revendication de l’élargissement de cette égalité à tous, le pouvoir des mains des rois dans celles des peuples. 

Comment ne pas voir une révolution en marche à travers cette comédie d’Aristophane, Lysistrata, où pour la première fois les femmes, par-delà l’exclusion de la citoyenneté dont elles furent victimes dans la cité, se voient donné tout le pouvoir par la mise en scène d’une grève du sexe qu’elles opposent aux hommes afin de les contraindre à arrêter de se faire la guerre. Dans une œuvre artistique, un pouvoir leur était alors conféré sur la destinée collective, sans précédent dans l’histoire, qui augurait de futures transformations dans la réalité retentissantes concernant les rapports hommes-femmes… L’égalité entre les sexes ne put sans aucun doute jamais être posée, sans cette révolution de la pensée grecque.

Jacqueline de Romilly avait ô combien raison de nous ramener ainsi vers la Grèce antique, qui inventa la démocratie mais aussi le théâtre avec sa tragédie et sa comédie, le droit public et l’alphabet à l’origine du nôtre, la philosophie sous les traits de la raison, l’art comme expression de l’artiste et non du magico-religieux, la justice collective avec ses jurys populaires qui faisait sortir les hommes de la logique brutale d’« œil pour œil, dent pour dent ».

La modernité républicaine prend source à la pensée de Périclès

Rendre hommage à cette grande dame, c’est d’abord et avant tout poursuivre l’œuvre engagée, de défense et de diffusion de l’hellénisme, une forme de pensée et de culture dérivant d’un tournant radical dans l’histoire : la civilisation grecque comme nouveau point de départ, comme nouveau paradigme d’un temps qui s’écoule jusqu’à nous et au-delà.

La mètis des grecs (les ruses de l’intelligence) nous en offre certaines des plus belles manifestations : De l’ingénieux Ulysse, crevant l’œil du cyclope pour retrouver sa liberté tout en se rendant invisible à sa vengeance à se donner comme nom « Personne » plutôt que de se dire roi d’Ithaque, indiquant par là une désacralisation de la fonction royale, à celui du piège du cheval de Troie, offrande faite à l’ennemi qui va par démesure l’accepter pour qu’elle le détruise, comme la métaphore de la nouvelle place donnée au passé avec lequel il s’opère une rupture sans retour simultanément qu’il en est pris possession à travers une nouvelle forme de conscience du temps, tout nous montre ici que la modernité des anciens a encore et encore à nous en apprendre pour aller plus loin de l’avant.

La pensée grecque a inspiré les humanistes de la renaissance, irrigué la pensée des Lumières et la Révolution française, les grands principes sur lesquels se fonde notre modernité républicaine. Un de ces bouleversements de la réalité porteurs de changements dans la façon même de poser les problèmes.

Jacqueline de Romilly a fait sa thèse de doctorat sur « Thucydide et l’impérialisme athénien », sur celui qui fut le premier historien de l’histoire après les prémices d’Hérodote, il n’y a là aucun hasard. La plus belle des références à lui faire est sans doute cette Oraison funèbre prononcée par Périclès, s’il faut en croire Thucydide précisément qui la rapporte dans son récit prenant pour objet « La guerre du Péloponnèse », qui nous donne toute la hauteur de cette culture en héritage : « Notre régime politique ne se propose pas pour modèle les lois d’autrui, et nous sommes nous-mêmes des exemples plutôt que des imitateurs. Pour le nom, comme les choses dépendent non pas du petit nombre mais de la majorité, c’est une démocratie. S’agit-il de ce qui revient à chacun ? La loi, elle, fait à tous, pour leurs différents privés, la part égale, tandis que pour les titres, si l’on se distingue en quelque domaine, ce n’est pas l’appartenance à une catégorie, mais le mérite, qui vous fait accéder aux honneurs. (…) Nous pratiquons la liberté non seulement dans notre conduite d’ordre politique, mais pour tout ce qui est suspicion réciproque dans la vie quotidienne ; nous n’avons pas de colère envers notre prochain, s’il agit à sa fantaisie, et nous ne recourons pas à des vexations qui, même sans causer de dommages, se présentent au dehors comme blessante.” (« Les plus beaux textes d’Homère à Origène », sous la direction de Jacqueline de Romilly, de l’Académie française, Danielle Jouanna, Simina Noïca, Bayard, Les Belles Lettres, 2003). Cette évocation de la démocratie et cette fine psychologie qui s’attache au respect des sentiments humains sont révélatrices d’acquisitions mentales qui ont, à cet endroit, éclatées au grand jour et valent pour nous, sur le mode intemporel.

Voilà des idées propres à une démarche emprunte d’humanité, que Jacqueline de Romilly n’a cessé de porter, pour tenter qu’elles ne puissent échapper au moindre des citoyens. Un sens de l’humanité sorti de l’histoire dont les valeurs et les idées sont toujours dans l’actualité, surtout si on a à l’esprit les remises en cause actuelles des valeurs républicaines de liberté, d’égalité et de fraternité, au nom du droit à la différence confinant à la différence des droits, du communautarisme encouragé par le clientélisme politique, d’un retour radical du religieux et du patriarcat déniant aux femmes qu’elles puissent être les égales de l’homme ! Précisément, la conquête de l’égalité des droits entre les sexes ne fit pas l’économie, en regard de la tradition et de la religion, de hautes luttes pour s’imposer, passant par des exemples de femmes comme Jacqueline de Romilly qui, sans en avoir l’air et sans s’en être réclamée, sans en faire non plus le combat d’un genre contre un autre, a voulu œuvrer simplement au nom du bien de tous.

Une grande dame, symbole républicain d’émancipation : après l’Académie, le Panthéon !

L’égalité républicaine incluant les femmes a pu et su ainsi synthétiser, la modernité grecque qui les excluait du politique, l’histoire avançant souvent d’un pas à la fois, avec les avancées contemporaines des libertés individuelles, des libertés publiques, de la démocratie et de la laïcité portant l’intérêt général au dessus des différences et des religions, avec aussi la dimension sociale de la République jouant un rôle si essentiel en faveur de la solidarité de la nation. L’émancipation des femmes, ce mouvement révolutionnaire qui constitue à part entière une histoire dans l’histoire qui a encore bien du champ devant elle à l’échelle de notre planète, a été et reste porteuse d’émancipation pour toute la société, pour toute l’humanité, à quoi a formidablement contribué à sa façon, la « grande dame » dont nous parlons.

Gardons de Jacqueline de Romilly ces quelques mots en ouverture d’un petit ouvrage de poche qu’elle écrivit « la Grèce antique à la découverte de la liberté » (Editions de Fallois, 1989) pour faire partager sa passion de l’hellénisme : « L’idée de la liberté nous vient de Grèce, où elle a été découverte et proclamée avec force, pour la première fois et de façon durable. » Des lignes qu’on ne se lasse pas de relire, écrites d’une main ferme et d’une pensée qui voit loin, qui font partie de notre patrimoine commun le plus vivant. Elle pourrait mériter le Panthéon.

Guylain Chevrier,

Docteur en histoire.


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8 réactions à cet article    



    • antonio 31 décembre 2010 17:08

      Merci de ce bel hommage que je partage entièrement.


      • Paul Villach Paul Villach 1er janvier 2011 14:28

        @ l’auteur

        Hélas ! Quand j’ai saisi d’un dossier argumenté cette dame couverte d’honneurs qui venait d’écrire dans Le Figaro ou Le Monde, je ne sais plus, un article sous prétexte de déplorer la casse organisée des Lettres Classiques, je n’ai reçu aucune réponse !

        Ce dossier peut se retrouver dans deux de mes ouvrages, « Les infortunes du Savoir sous la cravache du Pouvoir » et « Un blâme académique flatteur ».

        Je lui montrais les méthodes sournoises utilisées par les chefs d’établissement, choisis bien incultes, comme s’il s’agissait de faciliter la besogne :

        1- interdiction de faire du Latin quand on fait... de la Natation !
        2- impossibilité de faire du Latin... par horaires simultanés de cours de Latin et d’Allemand !
        3- Interdiction de commencer le Latin en 4ème quand on a pas suivi le cours d’initiation de 5ème !
        4- Refus d’aider les élèves nécessiteux par le Fonds Collégien pour participer à un voyage d’initiation archéologique sur les sites de Campanie (Pompéi, Herculanum, Paestum...) qui est organisé depuis une quinzaine d’années, parce que ce voyage est trop attractif pour l’inscription en Latin, que dans les familles les benjamins suivent les cadets qui ont suivi le chemin de leurs aînés, et que les parents d’élèves sont attachés à cette pédagogie !
        5- Campagne de dissuasion en début d’année pour écarter les élèves du Latin, sous prétexte de leur niveau moyen afin de ne pas se disperser !
        6- Coefficient dérisoire décourageant aux examens !
        7- Prise en compte de sa note en Latin seulement au dessus de 10/20...

        La casse des Lettres Classiques a été méthodiquement organisée ! Le résultat ? on le voit aujourd’hui !

         Or qu’a fait pour l’ empêcher Mme de Romilly avec « l’aura » et les honneurs dont elle a été comblée ? Paul Villach


        • Tuscany 1er janvier 2011 20:22

          Tout le discours sur la façon dont une personne merveilleuse, une personne dont nous avons tous beaucoup à apprendre.
          By Tuscany


          • Arunah Arunah 1er janvier 2011 23:07

            Merci pour cet hommage mérité à une femme exceptionnelle qui a contribué à rendre le monde meilleur. Que serions-nous sans la culture grecque ? Comment pourrions-nous nous penser citoyens sans les Grecs et leurs passeurs ?
            Que l’Olympe lui soit douce !



              • Stupeur Stupeur 2 janvier 2011 22:55

                Merci guylain, c’est un très bel hommage, qui donne envie d’approfondir ses connaissances sur la Grèce antique et les auteurs qui ont traversé tous ces siècles. 
                Et surtout : Merci à Jacqueline de Romilly 
                 



                • Crab2 22 septembre 2011 17:08

                  Rien ne permet d’affirmer ou d’infirmer que J C ait été un personnage historique ou un mythe parmi les mythes...


                  Apparté :

                  http://www.bible.chez-alice.fr/jc01.jpg


                  Suite :

                  Mais comme nous savons, c’est la foi en sa divinité qui a façonné son image après coup, admettons la signification qu’on nous donne, c’est à dire :

                  Mort sacrifié, pour nous [ nous – n’engage que lui ] avoir trop aimé ; je disais à l’un de mes amis croyants qu’à coté, les polygames mêmes [ institutionnalisés ] sont des enfants de chœurs


                  Permettez-moi messieurs – mesdames de lui préférer Socrate qui lui fut condamner, en 399 avant J C, à boire la ciguë pour avoir ironiquement dit « En effet. Je sais que je ne sais rien  »


                  L’accusation était : « Ne respecte pas les Dieux et corrompt la Jeunesse. »

                  Suite :

                  Polo de Tarse

                  http://laiciteetsociete.hautetfort.com/69-paul-de-tarse/

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