« L’Homme révolté » de Camus. Retour à une exécution de principe
« L'Homme révolté » de Camus. Retour à une exécution où procureurs furent entendus au delà des espoirs. Pardon : retour à une polémique, une controverse, un simple débat aujourd'hui dépassé si l'on s'en tient à ce qu'on nous dit et redit. Raison de plus pour y regarder de plus près.
"Du fait de cette relation exclusive entre image et réalité (…) notre époque est caractérisée par le primat exclusif de la réalité (à quoi l'homme est conduit par les merveilles de la technique , par le climat de l'époque, par le souci de l'économique etc.) (…) le marxisme l'a totalement emporté dans ce domaine, et la science a fini par convaincre l'homme que la seule vérité possible consistait à connaître le réel et que la preuve de la vérité, c'était la réussite dans le réel." Jacques Ellul.
Encore un article sur Camus. Le Pestiféré d'Alger, le Grec d'Algérie, le Pied-Noir aux mains propres, l'indigène Allogène, le Chuteur de l'empire romain intellectuel de gauche ; le footballeur nietzschéen, le théâtreux dostoïevskien, l'anarchiste dés-illuminé, le justicier de sa mère, le pur de la raison métissée, le Kabyle de Paris, le Résistant du nobel, le solaire pré-gnostique chrétien, le mesuré de la démesure, l'hérétique des Temps Modernes, le scandaleux de la vérité, le moraliste de la liberté, l'insurgé métaphysique, le révolté de la culture européenne, le solaire en hiver, le célinien contre-agité du bocal, l'ex-vrai prolétarien, l'intellectuel de trop, sécessionniste de l'absurde, déserteur d'existentialisme, l'artiste philosophe ; Camus le Marginal, l'homme à abattre, froidement. Commémoré qui ne doit pas sortir du placard réfrigéré de l'Histoire.
« L'Homme révolté » de Camus. Retour à une exécution où les procureurs furent entendus au delà des espoirs. Pardon : retour à une polémique, une controverse, un simple débat aujourd'hui dépassé si l'on s'en tient à ce qu'on nous dit et redit. Raison de plus pour y regarder de plus près. Il y aurait eu malentendu, pour reprendre un mot de Camus. Il est si facile de réduire un épisode, plus ignoble qu'un autre, de la guerre civile ouverte qui nous ronge, à une banale scène de ménage idéologique, ou à un crime passionnel entre amis, pour le seul motif futile d'avoir raison contre l'Histoire .
De cette guerre totale dont parla l'un des premiers Hitler, il ne restera rien ni personne de vrai, puisque l'objectif caché des deux camps suicidés, au milieu desquels « L'Homme révolté », comme tout homme vrai, se retrouve isolé, est d'éradiquer toute forme de vérité, tout reste entier, actuel et même éternel, comme son auteur, Camus.
Camus n'est pas éternel en tant qu'homme ou même en tant qu'artiste-écrivain, il l'est par la valeur des questions posées, c'est à dire par les principes auxquels il s'est référé, et qu'il ne lâcha jamais, ni sous les coups, les trahisons et le mépris des bien-pensants prétendument assis dans le sens de son camp « historique ».
Camus s'est toujours défendu au niveau des principes, jamais au niveau de « l'ad hominem », de la bassesse, principes dont l'objectif de ses amis de gauche était, et est plus que jamais, la destruction programmée dans une barbarie idéologique sans limite ni mesure. L'auteur de « L'Homme révolté » n'accepta jamais l'abandon de cette mesure, cette vertu en soi, dont les Grecs firent l'une des vérité de leur si haute civilisation.
Mesure comme fidélité aux équilibres supérieurs d'un monde, comme l'un de ses secrets de fabrication, de cohérence et de valeur, en petits ou grands mystères, géométriques, poétiques ou mystiques. Mais ce que retint une matérialisme plus bassement historique qu'historien au sens noble, ce fut la soit-disant modération bourgeoise d'un social-traître.
Ces principes de philosophia perennis sur le cadavre desquels les sciences historiques et politiques ont construit leur empire et leur totalitarisme intellectuel, Camus les défendit à mort – seul ou presque – sous une terreur intellectuelle dont nous pouvons aujourd'hui avoir une idée précise, puisque tout recommence, en plus froid que jamais. Puisque par exemple, ne pas collaborer avec le libéral-socialisme est fasciste, ou condamner absolument les massacres de civils palestiniens à Gaza ne peut être qu'antisémite.
Il faut savoir « se salir les mains » pour la pureté d'une cause qui nous dépasse dès le départ, savoir rester esclave de ce qui est, non pas vrai, mais « comme ça ».
« L'histoire nous prend, mais nous la comprenons ; nous ne cessons de la faire, mais elle nous fait, aussi – et le risque est sérieux, pour nous, d'être par elle assez souvent « refaits ». Or il est vrai que Camus, justement, tend à nous proposer de ne l'être jamais, par le moyen de ne rien entreprendre (…) aussi le principe doit-il bientôt admettre un contenu réel. Il cesse alors de paraître situé en dehors de l'histoire, et n'exprime plus qu'un des sens selon lesquels il faut bien qu'en fin de compte tout homme consente à vivre l'histoire. (…) il lui faut entrer dans le jeu, s'insérer dans le contexte historique, y déterminer ses objectifs, y choisir ses adversaires... » (Albert Camus, l'âme révoltée, Francis Jeanson, Les Temps modernes, mai 1952)
Il y a cette illusion de faire l'histoire derrière le rassurant constat de croire faire. Nous sommes dans une mystique de l'action et du pouvoir, du pouvoir-faire, ce culte louche de l'entreprendre dont on connaît les pièges : celui de croire refaire un monde évidemment meilleur, celui du progrès humain, pardon, social c'est à dire exclusivement matériel, c'est à dire industriel, financier (…)
Tout le reste n'étant que divorce nihiliste d'avec l'Histoire, un divorce non autorisé par les théologiens du Progrès, alors que Camus, lui ne cessa d'affirmer la réalité du divorce ignoble de l'Histoire d'avec la vérité humaine de base.
Pièges et illusions dont les naïfs seront toujours les victimes quelque peu consentantes, puisque tout commence, comme pour le catholique, par un credo simpliste : celui que le monde ne soit pas ce qu'il est, et qu'une théorie puisse, dans son application, le transformer de l'extérieur, par une sorte volontarisme absolu de type fanatique éclairé, en un monde d'intention et de prétention meilleur. Ce qui fait que, pour ces intégristes, le premier qui dit ce que le monde est, est accusé de dire ce qu'il n'est pas, et de collaboration passive avec l'ennemi.
Nul doute que l'histoire nous fasse et refasse, quant à elle, à partir du moment où nous nous soumettons à ses impératifs, ses diktats, ses nécessités et ses raisons, bref à la logique de sa belle dialectique, de son beau matérialisme théosophique. Cette dialectique qui est le cœur des intellectualismes rationalistes contre nature, dénoncés, pointés, lâchés et chargés au sens strict par Camus.
Supposons un système démocratique d'imposture dont les valeurs théoriques seraient « Liberté, vérité, fraternité ». Qui n'y adhérerait pas au niveau intellectuel, moral, politique ou logique ? Supposons que, dans la pratique, la « praxis », dans l'imposture donc – dans la vraie vie, barrée par elles – , ce système ne puisse se survivre que par le mensonge, le vol et l'assassinat. Quelle serait la position d'un « adhérent » sincère ? La prise de conscience de ce système là ne peut déboucher que sur une révolte métaphysique autour de la question de la vérité, des principes et des valeurs, de leur élémentaire respect, quand ceux là sont violés rationnellement, scientifiquement, un peu comme dans un camp de la mort, au début...
Il est clair en effet que nous avons affaire exclusivement à un problème de principes, de concurrence déloyale de principes entre la théorie et la pratique, si tant est vrai qu'un vrai principe peut jamais être divisé en deux parties qui s'opposent. Le pouvoir est dualisme et duplicité, à partir de son imposition violente et psychologique contre toute vérité, au nom d'un réalisme de gouvernement ou d'autorité. Vieux comme le vieux monde, ce double jeu, ce double discours, ce double langage, qui ne tient en aucun cas de réserve vis à vis de la réalité, au contraire (…)
C'est donc principe de réalité contre principe de vérité ou plutôt celui de la force, de la loi du plus fort comme réalité vendue indépassable : les morts n'ont pas raison, évidemment, quoi que... Mais la vérité n'est pas la rationalité, elle la dépasse, comme elle dépasse la réalité. La réalité vraie, vérifiée, liée à la vérité qui la fonde comme valeur « transcendante », ou de sens (si on est végétalien).
Mais qu'est-ce qui définit le principe de réalité comme imposition sinon une violence ou une autre, faite à la vérité annulée d'une situation ? Cette violence d'imposition passant par une rationalisation absolue de sa légitimation en vérité officielle, dogmatique, théologique, dont la vérité – la vérité de la vérité officielle – serait un principe d'ordre en soi, autonome, ethniquement pur. Puisque la vérité est aussi celle du mensonge.
Le pouvoir nous dit qu'aucune vérité ne se vit sans engagement par rapport à sa polarisation réaliste-dialectique, établie et instituée directement ou pas. La vérité n'existerait donc plus que dans et par une application vérifiant sa validité en quelque sorte. On voit par là comment une prétendue science – celle de tout pouvoir, contraint la vérité à se soumettre à ses conditions, plutôt qu'à prendre en compte sa base non normalisée, non comptable.
Mais il est d'autres possibilités de position face à la vérité que la révolte partisane, politiquement engagée, conforme et convergente en vertu des lois élémentaires de la propagande – notamment quand la révolte ne peut de toute évidence déboucher sur aucune réalité vraie. Une position qui fonde la révolte du « oui » implicite, décrit par Camus ; un « non » à partir d'un « oui » vrai et vulnérable, reconnu par une conscience universelle, d'abord vécue comme telle, hors spéculation, hors calcul, hors pensée, hors égoïsme ou altruisme systèmiques.
Cette position, celle de Camus, pour aller jusqu'au bout, implique une non-collaboration avec ce qui la nie, la plus absolue possible. Elle doit donc aller jusqu'à la rupture nette avec les jeux intellectuels autour d'une réalité pipée et floutée, partagée entre ceux qui la font et ceux qui veulent la refaire, par les mêmes moyens. Ainsi, ce qui rapproche les ennemis objectifs de la vérité est une méthode de trahison, pour ne pas dire une trahison méthodique, réaliste, froide comme le canon d'un Lüger P08.
Et, deuxième possibilité, la position qui consiste à nier ce principe de fidélité à une vérité soit-disant réalisée – fut-ce relativement – dénoncée comme illusion criminelle par Camus. Illusion dénoncée du pouvoir-savoir faire advenu, parvenu. Mise à jour restreignant considérablement son champ d'action, exigeant fidélité au moins relative à un vrai principe de vérité, et compliquant donc considérablement, sous l'angle du mensonge nécessaire pour se maintenir, infiniment même, tout horizon de ce pouvoir, fut-il révolutionnaire...
Voilà le frein actionné par Camus à l'équipage emballé – ainsi qu'aux charrettes guillotines de retour. Il fallait voter la mort de ce Camus qui commençait à faire des discours vrais aux chevaux de la Révolte. Qui la décida ? Sûrement pas Sartre.
Ne pas faire n'importe quoi n'importe comment : voilà l'impossible utopie du vrai, parce que partout valable, universalité si subversive pour la subversion établie de « haute main » !
Ainsi le révolté vrai, sans qualification révolutionnaire, est-il accusé, à la place du manipulateur, de se faire des illusions en refusant cette seconde logique : en refusant de s'enrôler du côté des pouvoirs futurs, il sortirait lâchement de la réalité imposée comme moyen de parvenir à des fins purement théoriques. Et pour cause : le moyen idéal de les atteindre commençant d'abord par les nier dans la réalité des choses, pour les rejeter dans l'ironie d'un avenir si lointain, dans son impossible perfection réelle, que finalement extérieur à l'Histoire elle-même... On ne fait pas d'omelettes sans casser des oeufs du même panier.
La position du principe de vérité est donc mise en accusation d'extériorité, de désertion et de trahison, puisque le moyen du réalisme est le monothéisme des temps modernes comme principe divin d'efficacité matérielle en soi. Et quand on dit le moyen, on trompe encore son monde, puisqu'il devient fin en soi, mais une fin réaliste, réalisable à partir du réel qu'on prétend changer radicalement. La boucle est bouclée, le vice est au pouvoir.
Les fins ici apparaissent comme mensonge sacrificiel fondateur : cet au-delà social nécessite le sacrifice de toute vérité de la personne humaine, cyniquement liée à un prétendu égoïsme ou individualisme, vérité considérée comme trahison de fait en soi.
Interdiction de chercher plus loin, là où commence le suspect, le doute corrupteur, l'ennemi. Alors qu'une analyse rapprochée montrerait que cet au-delà social n'est qu'une mystique, un illuminisme permettant de rejeter le partage fondamental de cette vérité, celle des personnes, en le remplaçant machiavéliquement par les illusions d'idéologies de consolation et de compensation, collectivistes ou anti-collectivistes, mais toutes liées à une dictature de la réalité matérielle sur celle que Simone Weil osa, scandaleusement, qualifier : de l'âme (« L'Enracinement, Première partie »).
L'intérêt matériel est en effet le seul égoïsme mystique imposant, à tous contre tous, une position exclusive du pour ou du contre, des amis et des ennemis. Il s'agit d'une sorte d'absolu usurpé par le principe dit de réalité. Si le révolté refuse la réalité de ce principe, il devient complice de qui combat ce principe commun aux camps du Marteau et de l'Enclume – sachant que ces groupes ou partis défendent chacun le leur en le définissant contre l'autre – par principe, hors de toute vérité, bien évidemment (définition de tout principe matériel).
Le réel une fois devenu un électron libre de se soumettre à la force pure de la logique formelle, présentée comme substance éternellement vraie d'un monde en voie de réalisation incarnée sous la forme d'un l'Histoire prévisible.
Mais définir un principe hors de la vérité ne fait qu'une idée de plus, pas une seule réalité vraie, même si l'affrontement des propagandes donne un poids relatif certain à chaque idée-position entrechoquée. Si tout est politique, rien n'est neutre ou autre, extérieur, et toute position d'extériorité devient automatiquement ennemie, trahison. Si tout est politique, personne ne peut être en dehors (et tout le monde enfermé dehors), le monde est en guerre idéologique, chaque situation exige patriotisme intellectuel et moral, montée au créneau, et celui qui s'y refuse par principe est implicitement en intelligence avec l'ennemi, un salaud, une fille à raser.
Cependant la vérité est que l'ami de mon ennemi n'est pas mon ennemi obligé ou objectif, pas plus que l'ennemi de celui-ci serait objectivement mon ami, sauf question d'intérêt égoïste bien entendu. De même qu'un désaccord n'est pas une opposition automatiquement transformable en objet spéculatif formel. La révolution finit toujours, du côté des moyens, par la guerre et ses méthodes d'exception : le non-respect des principes fait partie de tout ce qui est permis pour les... atteindre la fin du scandale autorisé.
C'est là sans doute ce que certains appellent jouer le jeu. Mais la vérité est-elle, lorsqu'elle demande des sacrifices – et non du fanatisme – intérêt égoïste bien entendu ? Non seulement Camus a répondu, mais il a défait, sans se faire refaire.
« L'homme peut-il à lui seul créer ses propres valeurs ? » (Camus, Carnets, II)
Nous dirions même, au delà de la question, et de façon plus « réaliste » encore, s'il est permis : l'homme crée-t-il jamais ses propres valeurs ? Quelles sont les influences « historiques en jeu » par delà sa propre illusion de libre arbitre créateur, ou même d'homo faber ? Le mot « historique » étant ici une sorte d'humour pour dire « extérieures » à sa propre volonté historique d'autodétermination (…) Nous savons ce qu'on a pu dire de la science concernant l'invention et la (re)découverte à ce sujet.
Mais l'objectif, en cette belle année commémorative, est parfaitement atteint : une affaire de personne, une affaire de fesses intellectuelles pour masquer un maître-livre, – travail essentiel pour qui prétend être, comme cet ancien philosophe grec, à la recherche d'un homme dans la cité, et aussi, pour aller un peu plus loin, d'une vérité de la Cité en chute libre. Un principe ne doit-il pas toujours être un vide à remplir de réalisme, comme en 1952, pour les pleins et déliés d'auto-suffisance théologale qui gouvernent nos esprits ?
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