L’invention en images de l’individu moderne : exposition « Portraits publics, portraits privés (1770-1830) »
Décidément, la question de l’individu dans notre univers mondialisé est d’une actualité inédite. Les expositions de l’automne sur le sujet se multiplient : Titien portraitiste au Musée du Luxembourg, Hogarth maître anglais du sujet au Louvre, Vélasquez serviteur caustique de la Cour d’Espagne à Londres, autant d’approches originales de l’individu ! Hier soir était encore diffusée une fiction sur la Marquise de Pompadour sur France 2, déchirée entre son amant et son roi. Il faut bien dire que si l’époque de l’hédonisme « tout perso » est bien révolue, c’est aujourd’hui au cœur d’une société complexe et considérablement élargie que la place de chacun est remise en question. Les engagements écologiques, humanitaires mais aussi politiques se développent sous des formes inédites et multiples. Bref, il est effectivement passionnant de revenir sur les modèles du passé, tels ceux que proposent les artistes, toujours avec une longueur d’avance sur leur temps !
En l’occurrence, l’exposition qui vient d’ouvrir ses portes au Grand Palais aborde la question avec une double pertinence. D’abord, elle met en regard réciproque l’individu face à ses contemporains et son propre visage face à lui-même et à ses proches. L’occasion de l’envisager dans sa double dimension, publique et privée. La période historique est décisive justement : c’est celle de la transition spectaculaire d’une société d’Ancien Régime à une société moderne, celle des Droits de lhomme. Une Révolution au sens propre comme au figuré, qui se fait en quelques décennies à peine ! C’est donc à l’invention de l’individu moderne, engagé dans la société à part entière, que nous assistons de salle en salle.
Bustes officiels des rois d’Espagne, de France, de Catherine II et portraits peints des mêmes nous rafraîchissent d’abord la mémoire sur les codes des portraits d’hommes d’Etat. Portraits en pied, décorum somptueux ou bustes imposants de marbre martèlent l’idée d’un pouvoir aristocratique puissant. L’individu en privé contemporain est encore très effacé face à ses dirigeants. Quels sont aujourd’hui les codes qui régissent les représentations du pouvoir ? Plutôt ironique et caustique, non ? Utile donc de se rappeler que Goya en avait ouvert la voie dès la fin du XVIIIe siècle en renvoyant un miroir sans complaisance à ses modèles. Le roi d’Espagne, Ferdinand VII en costume royal[1]... paraît bien court de prestance, par sa taille et un arrière-plan complètement nu ! Une autorité alors en crise, et pour cause, les Révolutions approchent à grand pas. Cette situation n’est pas sans écho avec notre difficulté bien contemporaine à reconnaître des responsables à part entière que ce soit en politique, en entreprise, ou en famille...
Plus éclairants encore sont les portraits privés, d’artistes, d’intellectuels ou encore d’anonymes. Des paysages naturels et vivants comme décor, des poses et des expressions du quotidien, sans afféterie, restituent une dignité individuelle à échelle humaine. Dans la simplicité de ces portraits se fait jour une reconnaissance nouvelle très émouvante, en particulier sous le pinceau des peintres anglais, Reynolds, Gainsborough, Raeburn, Lawrence. En sculpture, la terre cuite se substitue à la froideur des marbres, les bustes d’enfants témoignent d’un regard neuf sur les âges de la vie.
Avec l’arrivée du romantisme, la machine s’emballe clairement ! Quitte à s’approprier la pleine noblesse des Droits de l’homme universels, les modèles et les artistes de la génération 1820-1830 entendent faire valoir leur « génie » avec éclat. Poses plus expressives, voire excessives, reprise de codes fastueux au service de modèles bourgeois, voilà qui donne le ton ! Individualisme à outrance ?
Le regard contemporain sur ces portraits romantiques et exaltés est plus désabusé, touché de retrouver ce souffle perdu. Difficile de ne pas prendre, face à ces œuvres, la mesure de notre confiance perdue dans la capacité individuelle et collective à élever les hommes vers plus de grandeur ! Ni la Déclaration des Droits de l’homme, ni la diffusion de la démocratie n’ont réussi à faire disparaître les inégalités sociales, les massacres collectifs. Mais en même temps, c’est la question plus constructive de notre réinvestissement dans la société qui émerge insidieusement. Et Dieu sait si elle est prégnante partout, a fortiori en période électorale à la française ! Comment se réapproprier les valeurs humanistes héritées de la Révolution tout en tirant les leçons des échecs cuisants d’un XXe siècle d’utopies ?
L’heure est bien à la reprise en main de nos visages, en privé et en public, à la résurgence d’une confiance en nous et en nos concitoyens, à la reconstruction d’une société plus lucide sur ses limites en démocratie.
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