l’Origine du Monde a un visage ? Vous êtes sûr ?
Comment méconnaître le fonctionnement des génies1
Dans son numéro 3325 du 7 février 2013, Paris Match nous livrait en « exclusivité mondiale » le visage de « l'origine du Monde » de Gustave Courbet. Cette nouvelle a provoqué un micro-séisme dans le milieu de l'art. Un dénommé John de la Monneray (personnage sur lequel on ne peut pour l'instant mettre un visage) aurait, par un jour de pluie, découvert chez un antiquaire parisien la face cachée du plus sulfureux des tableaux du Maître d'Ornans. Celle qui a su garder l'anonymat pendant plus d'un siècle, nous révèle aujourd'hui son identité. Bien entendu, la controverse ne s'est pas fait attendre. Il faut dire que l'hebdomadaire ne mâchait pas ses mots : « révolution », « secret révélé », « découverte miraculeuse »...de l'autre coté on s'insurge ; hypothèse fantaisiste pour les uns, foutaises pour les autres. Et depuis ? Plus rien. Les lasagnes au cheval auront eu raison de ce morceau de chair.
Le plus surprenant dans cette histoire est cette question qui toujours revient : QUI A POSÉ POUR CE TABLEAU ? Certes, celle-ci reste légitime. On ne doutera pas non plus que les peintres nourrissent des rapports privilégiés avec leur(s) modèle(s), qu'ils projettent sur la toile une part de leurs fantasmes : « quand j'ai peint une fesse et que j'ai envie de taper dessus, c'est qu'elle est finie » disait Renoir, pour Matisse c'était « une sorte de flirt qui finit par aboutir par un viol » et Man Ray nous faisait cet aveu « en ce qui concerne les nus, ils ont toujours constitué pour moi un thème de prédilection, aussi bien dans mes peintures que dans mes photos, et je dois avouer que ceci n'est pas seulement dû à des raisons purement artistiques ». On peut supposé qu'il en fût de même pour Courbet quand il ravit à Whistler sa « belle Hélène ».
Mais chercher la vérité d'une œuvre par le biais des relations qu'entretiennent le modèle et son peintre c'est réduire le champ d'investigation. La solution pourrait bien passer par des chemins tout à fait inattendus à condition de ne plus raisonner comme le policier charger de l'enquête, mais de se mettre dans la peau du malfrat ; la lettre volée n'a pas quitté la pièce, elle est forcément là. Dès lors la question qu'il convient de garder à l'esprit serait celle-ci : POURQUOI COURBET A PEINT UN TEL SUJET ? Pour assouvir les plaisirs libidineux d'un diplomate ottoman syphilitique ? Peut-être, mais cette réponse n'est pas satisfaisante car elle s'attache trop à la femme modèle, objet de tous les désirs. Ce qu'il nous faut c'est le mobile.
Il n'est pas difficile d'imaginer qu'à cette époque, le monde de l'art parisien était un petit milieu. Les réseaux sociaux n'étaient pas twitter, facebook et autres blogs mais les gazettes, les cafés, les café-concerts, les salons privés2. Tout ce monde se connaissait et la rumeur circulait allègrement. On se tenait au courant de ce que faisaient les amis mais également les rivaux. Pour créer le « buzz » comme on dit aujourd'hui, il fallait faire scandale, un scandale bien dosé et calculé pour choquer suffisamment la société bien pensante tout en obtenant le soutient des intellectuels au faîte de l'avant-garde. Ce subtil mélange permettait de s'indigner haut et fort ce qui garantissait une bonne promotion.
1866 est une année plutôt faste pour Courbet. Il prépare le Salon avec enthousiasme : « ils auront deux tableaux propres, comme ils les aiment, un paysage et une académie ». Il est en négociation pour la vente de plusieurs toiles dont il espère tirer un bon profit et... il est l'amant de la maîtresse de son « élève » Whistler, la belle Joanna Hifferman3. Bref, à 47 ans, il est en pleine force de son art et sa réputation n'est plus à faire. Le nu académique qu'il propose est La Femme au perroquet. Mais avant de poursuivre, revenons une année en arrière et intéressons-nous à l'état d'esprit dans lequel se trouvait un autre peintre : Édouard Manet. Celui-ci a essuyé de vives critiques concernant sa peinture et il s'en plaint. Il écrit à Baudelaire qu'il voudrait bien le voir ici car « les injures pleuvent sur moi comme grêle, je ne m'étais pas encore trouvé à pareille fête... j'aurais voulu avoir votre jugement sain sur mes tableaux car tous ces cris agacent, et il est évident que quelqu'un se trompe », Baudelaire, qui réside alors en Belgique, lui répond le 11 mai 1865 sur un ton visiblement irrité : « Il faut donc que je vous parle encore de vous, il faut que je m'applique à vous démonter ce que vous valez. C'est vraiment bête ce que vous exigez [...] et le 24 mai, le poète demande à Madame Paul Meurice de consoler le malheureux peintre : « Quand vous verrez Manet, dites-lui ce que je vous dis, que la plus petite ou la plus grande des foutaises, que la raillerie, que l'insulte, que l'injustice sont des choses excellentes, et qu'il serait ingrat, s'il ne remerciait l'injustice. Je sais bien qu'il aura quelque peine à comprendre ma théorie : les peintres veulent toujours des succès immédiats ; mais vraiment Manet a des facultés si brillantes et si légères qu'il serait malheureux qu'il se décourageât [...]. Manet aura-t-il obtenu le réconfort auprès de ses ami(e)s ? Et aura-t-il trouvé le courage nécessaire pour clouer le bec à ce quelqu'un qui se trompe ? Or il est surprenant qu'en 1866 justement, il réalise une toile connue sous le titre Jeune Femme en 1866 (Young Lady in 1866, Métropolitan Muséum of Art) mais que l'on nomme aussi La Femme au perroquet. Un soit-disant clin d'œil à la peinture de Courbet ? Les toiles sont à peu près de mêmes dimensions 195 x 129cm pour le premier et 185,1 x 128,6cm pour le second. Mais à l'horizontalité du maître d'Ornans, le chef de file du « groupe des Batignolles » opposera ici la verticalité. C'est un portrait en pied de son égérie Victorine Meurent, elle tient un petit bouquet de violettes qu'elle porte près du visage comme pour le humer. À sa gauche, tranquille et sagement posé sur son perchoir un perroquet. À la base du perchoir un fruit partiellement pelé de couleur jaune ; certains y voient une orange mais il s'agirait plutôt d'un citron4. Cette jeune femme, à l'air prude, est vêtue d'un long déshabillé rose qui dévoile plus son corps qu'il ne le cache. Une chaussure ou pantoufle, étrangement peinte, dépasse de celui-ci5. Elle porte au cou un bijou tenu par un ruban noir noué sur la nuque. Il réalise ici le pendant de l'Olympia, refusée au salon de 1863 et difficilement acceptée deux années plus tard. Dès lors, comment ne pas faire le rapprochement entre ces deux toiles et deux autres de Goya : la Maja nude et la Maja Vestida.
Ici Manet affirme, d'une part qu'il possède une solide culture des anciens6 et d'autre part qu'il est Le Peintre de la rupture dans la continuité. Il revendique ainsi sa modernité et pourrait bien reprocher à Courbet, de se fourvoyer dans l'académisme et de se conformer aux idées conservatrices de son époque. En effet, chez Courbet c'est le volatil, toutes ailes déployées, qui domine la femelle, Manet quant à lui transforme une fille de mauvaise réputation en femme respectable et son perroquet est bien docile ; la tête baissé, il regarde le spectateur. Courbet n'est pas dupe, auparavant il avait émis une sévère critique sur l'Olympia : « on croirait une carte à jouer »7. Piqué au vif, il doit répondre à l'attaque à laquelle il a prêté le flan. Dans cette hypothèse, il est tout à fait envisageable que la réponse soit dans le tableautin livré à Khalil-Bey avec cette fameuse « suite ». Quand il peint l'Origyne8, il rappelle à Manet qu'avant lui, il a été l'ami de Baudelaire, qu'il l'a hébergé quelques temps et supporté ses délires9 tandis que Manet aurait un peu profité de l'amitié du poète pour ce faire une place dans le cercle des intellectuels et jouir de leur soutient. Baudelaire ne lui a-t-il pas consacré un quatrain pour l'une de ses toiles10 ? Et n'espérait-il y voir inscrit « ces vers au bas du portrait, soit au pinceau, dans la pâte, soit sur le cadre en lettres noires ». Il n'est pas interdit de penser, qu'entre tant de beautés que partout on peut voir, Courbet ait justement voulu peindre ce charme inattendu du bijou rose et noir qui scintille en Lola de Valence. Dans ce duel de coulisses, ce combat clandestin, qui oppose les deux grands peintres, Courbet joue sa plus forte carte ; celle du réalisme poussé à son paroxysme. Il sait que la bataille ne passera pas sur la scène public, mais dans le cadre privé des affinités électives. Peu importe, le tableau est en bonnes mains et déjà sa légende est en marche.
Cette théorie fictive ne vaut pas moins qu'un coup de surin porté à ce corps immortel dont les fragments seraient dispersés chez quelques antiquaires de France, d'Europe ou du Monde.
Mettre un visage sur ce ventre oui, mais à quelle fin ? Pour le plaisir de percer le mystère d'une énigme ou pour réaliser une opération financière juteuse ? Là résiderait la véritable indécence. Parce qu'il s'agit aussi de cela : foutre ce crâne sur le trottoir du marché de l'art. Mais en vérité, le monstre d'Orsay est un peu comme l'Hydre de Lerne. Mettez lui une tête et il en vient six autres.
En attendant, il faut craindre que les génies aient à jamais emporté leurs secrets d'hommes dans leur tombe. Ce qui est sûr, c'est que ce vagin sublime, ce trou vertigineux reste éminemment fécond !
1J'emprunte le titre à un article trouvé sur la toile, je l'ai légèrement modifié. Que les auteurs me pardonnent. http://www.pileface.com/sollers/article.php3?id_article=535
2Voir à ce sujet le chapitre II de l'ouvrage « L'Origine du monde » de Thierry Savatier éd. Bartillat
3Ibid, chap III p. 53 à 60. à noter également que Whistler et Manet sont très amis et ont pratiquement le même âge. Il est possible que Whistler lui ai raconté sa mésaventure avec Courbet.
4Le tableau est interprété comme une allégorie des cinq sens. On conviendra que le citron est un peu plus acide que l'orange.
5À y regarder de très près cette pantoufle ressemble à une tête de chiot. Mais c'est une interprétation personnelle.
6Voir l'analyse d'Aby Warburg sur le Déjeuner sur l'herbe in « Aby Warburg, Miroirs de faille à Rome avec Giordano Bruno et Edouard Manet, 1928-29 » , éd : Les presses du réel.
7Voir le chapitre « plat comme une carte à jouer » p. 60 à 66 in « le roman de l'Origine » de Bernard Teyssèdre éd. Gallimard.
8Jeu de mots de Jacques Lacan
9Voir le croustillant chapitre II « La guerre aux livres » in « Gustave Courbet souvenirs intimes » de Gros-Kost réédition Musée Courbet 1992.
10À propos de ce poème, Lola de Valence, l'éditeur note : « ...la muse de M. Charles Baudelaire est si généralement suspecte, qu'il s'est trouvé des critiques d'estaminet pour dénicher un sens obscène dans le bijou rose et noir. Nous croyons, nous, que le poëte a voulu simplement dire qu'une beauté, d'un caractère à la fois ténébreux et folâtre, faisait rêver à l'association du rose et du noir. » On ne peut douter de la vertu du poète et de la sincérité de son éditeur. Mais peut être que Courbet, qui avait un sérieux penchant pour la chope, a dû tendre un peu trop l'oreille à ces ragots de bistrots.
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