La Crète entre réalité et légende
La Crète, une île magnifique, la terre la plus au sud de notre continent et qui mérite d’autant plus notre intérêt qu’elle est, en quelque sorte, la mémoire de l’Europe.
Knossos
Ce qui frappe, tout d’abord, c’est la lumière, celle intense de la mer, cette Méditerranée qui a choisi d’être passionnément bleue, de ce bleu profond que l’on nommait autrefois le bleu roi. Car elle est royale, qu’on le veuille ou non, la mer qui a vu naître, au long de son littoral, les civilisations européenne, africaine, asiatique, mis au monde ce qu’il y a eu, au cours de toute l’histoire et de tous les temps, de plus raffiné, de plus abouti, de plus admirable, de plus puissant, de plus captivant. Arriver à Héraklion, ce n’est certes pas poser le pied sur une terre nouvelle, mais sur la plus ancienne, un monde qui n’est autre que l’ancêtre du nôtre par l’écriture, la culture, si bien qu’on y vient pour remonter le cours de l’histoire, boire à la source, réécouter les légendes qui ont bâti des univers et fécondé des mondes, le nôtre en particulier.
Mais l’île ne se livre pas en quelques jours. Ici il faut du temps, de l’attention, de la curiosité. Ce n’est pas en quinze jours que vous pourrez la connaître tant elle a de replis secrets, une si longue histoire, tant de blessures à cicatriser, mais également tant de merveilles à offrir. La Crète, il est nécessaire de l’aborder sans a priori, d’y flâner, de s’y attarder, d’y méditer dans les sentiers muletiers qui découvrent sans cesse des panoramas surprenants, d’y contempler les jours autant que les nuits, les ciels autant que les terres, d’en gravir les roches et les collines, d’y réapprendre à vivre.
Il y a de cela très longtemps, une île avait jailli de nulle part au milieu de la mer. Les dieux l’avaient aussitôt polie de leurs mains, de leurs yeux, y avaient aimé des déesses et des reines, conçu des intrigues, élevé des palais dont les ruines constituent l’une des merveilles du monde. L’histoire de l’île s’est tissée à deux fils, celui de la légende et celui de la réalité, en un point si serré que l’on ne peut les dissocier l’un de l’autre. Pensez, les premières traces du peuplement humain remontent à 6 000 ans av. J.-C. Si un noyau primitif existait en des temps plus reculés, il est probable que le peuplement s’est accompli par l’apport de populations venues de l’extérieur. Les Phéniciens entre autres y apportèrent des éléments de leur civilisation. C’est en 2 800 av. J.-C. que la Crète entre dans une période florissante qui durera 15 siècles et sera d’un niveau de civilisation exceptionnel. A cette époque a lieu la construction du premier palais de Knossos, ainsi que ceux de Phaistos, Malia, Haghia, Triada qui témoignent tous d’une vie confortable et évoluée avec, notamment, des salles de bains et des systèmes de canalisation amenant l’eau potable de très loin. La vie artistique, quant à elle, révèle un niveau culturel élevé ; de même que l’apparition d’une première forme d’écriture hiéroglyphique. Par ailleurs, l’intensité des échanges commerciaux avec des pays proches ou lointains incitent les Minoens à accroître leur flotte et à devenir une importante puissance maritime.
Les premiers palais seront détruits par une catastrophe naturelle, sans doute une série de séismes fréquents dans l’île, vers 1750 à 1700 av. J.-C. Cependant, après cette catastrophe, les palais seront reconstruits et d’autres verront le jour à Tylissos, Praissos, Zakros et on assiste à une expansion économique sans précédent. Les villes se développent et se multiplient, l’écriture linéaire A apparaît et l’influence de cette civilisation se répand sur l’ensemble des îles de la mer Egée et jusqu’au Péloponnèse. Et cette civilisation a cela de surprenant qu’elle pose, sur le monde qui l’entoure, un regard réjoui et émerveillé, qu’elle est subjuguée par la beauté et ne se lasse pas de l’exalter dans ses fresques et ses poteries. Ce ne sont, en effet, que débauche de coquillages, poissons, oiseaux, lys, papyrii ; un univers transcrit et magnifié fait d’ombelles, d’orbes, d’oves, de tentacules, de méandres, de spirales "comme un labyrinthe de tiges et de bras où la beauté est prise au piège" - écrit Jacques Lacarrière dans L’Eté grec.
Et, il est vrai, que cet art est une ode à la vie dans la forme et la couleur et rend compte d’une philosophie et religion heureuses où les dieux ressemblent aux hommes, ce qui est attesté par leurs fantastiques hauts faits, dont beaucoup se situent en Crète même (rappelons-nous le Minotaure, Ariane, Thésée, le géant Talos, Pasiphaé, Phèdre, Icare, etc.) D’autre part, c’est un monde spirituel complexe et organisé que nous dévoilent les sépultures, dont les trousseaux funéraires confirment une croyance en une vie supraterrestre, après une traversée assez longue de la mort qui nécessite l’aide des vivants (nourriture, vêtements) jusqu’au moment où le défunt, totalement détaché du monde terrestre, entre définitivement dans le monde divin.
Un jardin sur la mer
A la suite du premier tremblement de terre, l’ère mycénienne (1450-1100 av. J.-C.) succède à l’ère minoenne, les populations venues du Péloponnèse n’ayant eu aucune difficulté à s’implanter et à conquérir les villes d’une Crète brutalement affaiblie et à se couler dans le prolongement de la civilisation minoenne qui l’avait largement influencée. Cette ère fut d’ailleurs pour l’île une période de splendeur et de puissance et c’est de ce temps-là que datent les récits épiques et les mythes relatés par Homère dans L’Iliade et L’Odyssée. C’est également à ce moment qu’apparaît l’écriture linéaire B.
Vers 1050 av. J.-C., l’invasion de populations de souche dorienne marque la fin du mycénien et le début de la civilisation classique grecque. Occupant une position stratégique, la Crète poursuit ses relations avec l’Orient et les intensifie. Aussi est-ce chargée de potentiel remarquable de traditions qu’elle tombe, dès le Ier siècle av. J.-C., aux mains des Romains, les nouveaux maîtres de la Méditerranée et que le consul Métellus place l’île sous la domination de la ville éternelle. A partir de là, l’île des dieux convoitée par tous les peuples, l’île heureuse entre dans une période plus confuse, entachée de perpétuelles agressions. Annexée comme le reste de la Grèce en 324 par l’empire byzantin, elle est conquise en 823 par les Arabes jusqu’à ce que la Sérénissime parvienne, à son tour, à la faire sienne. Sa longue, mais prospère domination durera plus de quatre siècles (1204-1669). Afin de consolider sa conquête, Venise divise la Crète en 200 fiefs qu’elle distribue à de nobles Vénitiens auxquels il incombe de la défendre, mais aussi de livrer à la sérénissime République la quasi-totalité de sa production agricole. Pour cela, on met en place un statut juridique centralisé avec imposition de corvées, service obligatoire aux galères, sans parler d’une oppressante fiscalité qui ne vont pas tarder à susciter de vives résistances et contraindre Venise à des concessions. Mais les révoltes ne cesseront pas pour autant et aboutiront finalement (surtout lorsque se profilera le danger ottoman) à un rapprochement entre les archontes crétois et les autorités vénitiennes. Si bien que le XVIe siècle voit le retour à la paix qui permet à l’île de connaître un grand moment de prospérité.
Le port de Réthymnon
Mais la menace ottomane se fait de plus en plus inquiétante et les Vénitiens entreprennent, dès 1550, des travaux de défense. Les fortifications de Héraklion, de La Canée, de Réthymnon en sont les précieux vestiges. Cela a pour résultat de tenir les Ottomans en respect durant un certain temps, mais leur avance en Méditerranée est inexorable. Le 23 juin 1645, la Crète, dernière colonie vénitienne, est attaquée par l’armée du sultan Ibrahim qui débarque dans la baie de La Canée. L’année suivante, Réthymnon tombe à son tour et en 1647 les Ottomans se rendent maîtres du reste de l’île, à l’exception de la ville de Candie (l’actuelle Héraklion) qui résiste toujours. Son siège, célèbre par sa durée et l’émotion qu’il inspirera à l’Europe chrétienne, fera de nombreuses victimes. En 1669, l’armée ottomane parvient à investir la forteresse et les Crétois, malgré leur résistance héroïque, seront soumis à leurs impitoyables dominateurs qui auront tôt fait d’expédier enfants, jeunes filles et jeunes femmes à Constantinople pour y être vendus comme esclaves.
Comme est changeant le cours des choses ! / Il est pareil aux eaux d’un fleuve / qui s’écoulent et fuient / à jamais, sans retour, / il est pareil à la pluie qui tombe. / N’en cherchez pas loin les exemples : / qu’il vous suffise de songer aux calamités, / au châtiment que la Crète a subis / et de pleurer sur son sort. Gérasime Palladas
Moni Arkadiou
Hauts lieux de cette résistance, la grotte de Mélidoni et le monastère d’Arkadiou, que l’on ne peut visiter sans avoir la gorge nouée. A l’automne 1866, partisans et moines sont assiégés au monastère par l’armée ottomane. Un premier assaut est repoussé, mais un second pulvérise l’entrée du monastère. Plutôt que de se rendre, les assiégés préfèrent se donner la mort en détruisant leurs ultimes munitions auxquelles ils mettent le feu. L’explosion est entendue dans le monde entier et nombreux sont ceux qui épousent la cause de l’indépendance crétoise, parmi lesquels Garibaldi et Victor Hugo. La grotte de Mélidoni est tout aussi émouvante. A la fin de septembre 1823, alors que la région est ravagée par l’armée turque commandée par Hussein pacha, 370 personnes y trouvent refuge, essentiellement des femmes, des enfants et des vieillards. Les assiégés, refusant de se rendre, l’entrée de la grotte est obstruée avec des broussailles auxquelles les assaillants mettent le feu, asphyxiant ainsi les malheureux rebelles. Les ossements des martyrs sont aujourd’hui conservés dans un ossuaire. Mais la résistance ne faiblit pas. Avec le soutien de l’Europe, la Crète proclame son indépendance en 1896 et, finalement, grâce à la puissante influence d’une personnalité hors du commun, Elefthérios Venizélos, elle se rattachera à la Grèce en 1913. Mais ses malheurs ne sont pas terminés pour autant : elle tombe aux mains des Allemands lors de la Seconde Guerre mondiale et subit d’importants bombardements aériens qui auront raison des villes crétoises, évacuées les unes après les autres par les Anglais qui ont subi de lourdes pertes. La résistance, une fois encore, s’organise, harcelant l’occupant jusqu’à la libération.
Ainsi s’est écrite l’histoire d’une île que les épreuves n’ont pas épargnée et qui a connu successivement la lumière la plus éclatante et les ténèbres les plus profondes. A l’image du taureau, qui fut l’emblème de Zeus, dont on dit qu’il avait trouvé refuge enfant dans une grotte du mont Ida, elle a défié la mort et justifié la légende qui voulait qu’elle sorte victorieuse de tous les combats.
Vous pouvez prendre connaissance de mon autre texte Retour de Crète, en cliquant ICI
Une rue de La Canée
14 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON