La déplacée ou la vie à la campagne
De Heiner Müller
Traduction Irène Bonnaud et Maurice Taszman
Mise en scène et adaptation Bernard Bloch Assistante à la mise en scène Natascha Rudolf Scénographie et costumes Bernard Bloch et Xavier Gruel Lumières Xavier Gruel puis Luc Jenny Musique Joël Simon
Avec Djalil Boumar, Deborah Dozoul, Ferdinand Flame, Robin Francier, Carla Gondrexon, Agathe Herry, Hugo Kuchel, Juliette Parmentier, Jeanne Peylet

Le champ de cette tragi-comédie est la politique, exclusivement la politique, ce qui est rarissime. Les histoires personnelles, psychologiques, y sont prises non dans l’espace des volontés individuelles, leurs maladresses, leurs roueries ou leurs naïvetés, mais dans le champ de nos affaires communes.
Nous revenons à un moment de l’histoire qui semble aussi dépassé que les guerres de cent ans, alors que nous devrions savoir que le passé ne passe jamais : l’on se dispute encore pour savoir à qui appartient Jeanne d’Arc !
Nous n’avons jamais entendu parler de ce moment singulier de l’installation du communisme en Allemagne démocratique (RDA). Qui s’en souvient ? Et nous n’en avons jamais entendu parler si près des gens à qui cette philosophie politique s’applique et qui n’ont rien demandé, rien désiré, rien voulu, nous n’en avons jamais entendu parler à ce niveau communal, paysan.
En 1949, l’Allemagne vaincue fut divisée en quatre zones occupées par les grandes puissances, dont la RDA, sous joug soviétique. Cette RDA comprenait nombre de réfugiés venant de la Prusse Orientale : les déplacés. Les riches propriétaires terriens avaient fui à l’Ouest bien avant. Leurs terres avaient été redistribuées en parcelles de cinq hectares dès 1945 à leurs anciens journaliers, les sans terre. C’est trop peu pour vivre et, d’autre part, la modernité poussait à la mécanisation. L’État veut collectiviser ces terres, les déparcelliser donc, pour une exploitation extensive. Cette collectivisation forcée suscitera une résistance violente. La propriété privée de la terre semble faire le paysan autant que son travail...
Nous voyons le travail à l’œuvre là où il met sa force, là où il transforme le monde. Non pas comme il est dit parfois, par le petit bout de la lorgnette, mais dans la façon où il se fait vraiment, le vrai travail d’une société.
Le travail théâtral a cette même épure élémentaire : un fer à cheval de chaises, quelques caissons de rangement sous certaines chaises, afin de faire apparaître des objets métonymiques ultra légers (une sonnette pour le vélo, un klaxon pour la moto), des costumes pas de costumes, et pas de vidéos, pas de micros, pas de plateaux scènes sur la scène. Rien que le jeu et le texte. Là où le théâtre se fait vraiment. Les femmes jouent des rôles d’hommes. Sans compter le cheval ou le chien. La musique interprétée au clavier sur le plateau par Joël Simon varie sur l’hymne de la RDA, caricature satirique ou pathétique, c’est selon. C’est jeu, que jeu.
Onze tableaux didactiques, annoncés avec leur incipit : l’émancipation des peuples va moins vite que la corruption, par exemple (cité de mémoire). Les personnages, stylisés, incarnent des types de réaction à cette idéologie totale : le communiste sincère, le bourgmestre arrangeant surtout avec lui-même, un tractoriste russe, une commissaire politique, un désespéré soiffard qui ne partage pas tellement l’idée que le travail est valeur fondamentale…
Le poids de l’idéologie est écrasant. Les notions à pratiquer en nombre restreints et leurs usages codifiés : la différence entre une contradiction (évolutive) et un antagonisme (irréductible)… La loi fondamentale qui veut que l’on montre partout, tout le temps et dans tout ce que l’on fait son adhésion à ce système de langage qui ouvre soi-disant à une pensée et qui en fait couvre toute pensée, quelle que soit la plus ou moins bonne foi de qui parle.
Pendant ce temps-là où l’on croit que les structures sociales et politiques vont changer les hommes (les humains) et que de bonnes structures vont produire de bons humains, tout continue comme avant : les roublards font du marché noir. Le silence s’achète en douce, on graisse la patte à qui a un pouvoir sur soi et on n’oublie pas de se faire servir une générosité cachée si on se trouve du bon côté à un moment ou à un autre. L’Etat n’envoie que deux tracteurs !? Pour vingt paysans ? Dix-neuf, pardon, un s’est suicidé. Tu veux protester, tu ne veux pas admirer le cadeau qu’on te fait, tu ne veux pas remercier ? Gare à toi.
La Déplacée a été jouée devant les cadres de la RDA en 1961, au moment où cette dernière bâtissait un mur pour empêcher la fuite de ses ressortissants. Interdiction immédiate ; Bernhard Klaus Tragelehn, le metteur en scène, sera exilé un an dans les mines de charbon de Haute-Silésie ; Heiner Müller, exclu de l’Union des Écrivains, échappera à la déportation en rédigeant son autocritique, sous la dictée d’Hélène Weigel, comédienne et veuve de Bertolt Brecht…
La transmutation d’une force, d’un moment, d’une situation en son contraire n’aurait pas dû échapper à ces dialecticiens automatiques. L’antagonisme de leur volonté systémique avec l’universalité humaine a fini par arrêter ce système politique, qui laisse beaucoup de regrets cependant. Amartya Sen refuse de chercher le meilleur système, celui qui résoudrait tous les problèmes. Et le philosophe Pascal l’a écrit il y a longtemps : « qui veut faire l’ange, fait la bête ».
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