Le film de Téchiné contourne son sujet avec application. Il ne revisite pas cet événement unique qui en a dit si long sur nous-mêmes, il n’en dit rien de neuf, rien d’étonnant, ne relance pas la réflexion... il n’en dit rien... un signe pur aurait dit Roland Barthes
La fille du RER repasse par un événement isolé, unique, étrange, fortement singulier (on imagine mal qu’il se reproduise) : le 9 juillet 2004, une jeune femme s’est déclaré victime d’une agression antisémite, agression surtout symbolique occasionnant plus de peur que de mal, plus de signes que de blessures. Cette affaire a suscité une « émotion » intense, les élus au plus haut niveau de l’Etat, faisant des déclarations lyriques. En fait, la jeune femme avait tout inventé et présenta ses excuses.
Cet événement peut être considéré comme un « analyseur » c’est-à-dire un phénomène devant lequel la société substitue à sa vie quotidienne des déclarations ou débats sur les règles de son fonctionnement, c’est-à-dire s’analyse elle-même.
Tout le monde a accordé un statut de victime à cette jeune femme, avec une unanimité qu’on ne croirait pas possible en démocratie.
François de Singly a donné un texte pour dire, en substance, que notre société aimait les victimes, aimait la posture de la victime et que se déclarer victime mettait immédiatement en branle une grande compassion. Pour un peu, nous serions une société de victimes et de « compassionnaires », les uns narrant leurs agressions et les autres (qui sont parfois les mêmes) répondant « ma pauvre, mon pauvre, comme je te plains ». Cette jeune femme aux motivations faibles (elle voulait être aimée, comme nous tous) avait accompli cet acte pour attirer l’attention sur elle, l’attention qui s’apparente à l’amour.
Cette pensée porte sur la moitié du ciel. Les victimes désignent, souvent implicitement, sans les nommer, les bourreaux. Si la démarche victimaire de cette jeune femme a réussi au delà de ses espérances et l’a dépassée, c’est qu’elle a désigné (presque) tous les bourreaux que notre société croit porter en son sein et qu’elle ne peut pas reconnaître en face, qu’elle reconnaît en reconnaissant leurs victimes :
Les bandes de garçons, les Maghrébins, les Africains, les bannis de la banlieue… Ils n’ont plus l’aura révolutionnaire marxiste des « bannis de la terre ». Cette idéologie là a disparu. Ils forment, au contraire, d’un avis très partagé, une classe « dangereuse », pour reprendre le mot par lequel la bourgeoisie du XIXème siècle nommait la classe ouvrière, ce mot n’étant pas employé cependant.
Les femmes : le féminisme essentialiste est le seul qui puisse s’exprimer. Les femmes sont douces par essence. La mère et l’enfant forment le duo d’amour, parfait, fusionnel et constituent une double faiblesse à protéger.
Les juifs : agressés symboliques et « objets » réels de la supposée agression de cette jeune femme (Ce sont les seuls qui sont nommés par la narratrice et ses faux agresseurs).
Tout cela se passe en banlieue, qui, comme son nom l’indique, est au ban de la société, risquée dans ses trains, impraticable dans ses cités… La banlieue n’est pas une personne et n’est donc pas une victime mais elle est le territoire impossible dont certains disent qu’il n’appartient plus à la République.
Ce cadre sociétal du débat aboutit à suggérer des bourreaux sans jamais les nommer. On n’a pas le droit de nommer négativement un groupe humain, on n’a pas le droit de « stigmatiser » ou d’être dans les stéréotypes (immoraux l’un et l’autre).
Il y a aussi un certain nombre de conventions tacites sur qui est victime, qui peut se déclarer victime avec succès et qui n’a aucune chance en l’état actuel des idées qu’on se fait sur qui est victime.
Cette jeune fille a capté malgré elle (inconsciemment) le cumul de ces sources taboues des victimisations. Tabou signifie l’indicible qui structure l’ensemble (et pas seulement l’interdit auquel on est assez fort pour y échapper : « on va parler sans tabou ».)
Téchiné prétend revisiter cet événement analyseur. Il nous dit qu’il n’a gardé de l’affaire initiale que « l’acte » (la mise en scène de l’affabulation). Tout le reste est inventé. Il a divisé son film en deux parties : les circonstances et les conséquences. Il contourne l’analyse du centre. Il n’y a que des choses autour (circonstances signifie « qui se tient autour ») et des choses après (qui en découlent…). Il n’y a même pas d’enchaînement causal. Elle, elle n’existe pas. Elle est le jouet (quasi-victime) des circonstances et la victime des conséquences.
Dans les inventions de Téchiné, il y a une histoire de divorce dans une famille juive, au moment de la bar-mitsva du fils, avec réconciliation ou façade de réconciliation... Dans ses inventions, il y a que la jeune fille n’est pas une mère (une invention en soustraction du réel de départ).
Téchiné n’a pas mis dans les conséquences, la déclaration du premier ministre d’alors, Raffarin, disant que même si cette histoire est inventée, le contexte qui la rend possible est bien là : autrement dit, même fausse (localement), cette histoire nous dit le vrai (globalement) ! Strictement à propos d’antisémitisme. Téchiné réduit la prise en charge de l’événement par les politiques à un coup de fil de l’Elysée à la mère, jugé abusif. Comme si les politiques ne s’étaient pas adressés à l’ensemble de la nation ! et n’en avaient pas dit certaines choses « fondamentales » à visée analytiques.
Téchiné a vidé l’événement de sa portée sociétale. On pourrait se souvenir de Roland Barthes dans
L’empire des signes où il décrit Tokyo comme « tournant » autour d’un centre vide : le palais de l’Empereur. Ce film tourne autour d’une jeune femme qu’on ne capte pas vraiment. Godard disait : « le cinéma, c’est l’art de faire faire de jolies choses à de jolies femmes ». De ce point de vue là,
la fille du RER est un beau film. De ce point de vue là, le roller est bien supérieur au RER.