Ca y est, j’ai enfin vu La Graine et le Mulet d’Abdellatif Kechiche ! Avec tout le tapage médiatique, j’y allais à reculons, dans l’idée, peut-être de ne pas l’aimer pour éviter le panurgisme journaleux ambiant et... puis voilà, grosse découverte, voir qu’il s’agit, en quelques plans bien campés, d’un réalisateur français qui est un vrai cinéaste, qu’il a un oeil, qu’il s’intéresse à TOUS ses personnages sans exception aucune (Slimane, Rym, Karima, Hamid, Souad, Julia, Lilia, Kader, José, Mario, Serguei, Majid, Latifa, Henri, Sarah, la banquière, M. et Mme Dorner...), voir qu’on assiste à un film très fort qui vient du cœur et des tripes. Ca, c’est précieux, ça n’a pas de prix. Ce film m’a énormément touché. Je ne sais pas si c’est un grand film, avec tout le côté pontifiant et muséal qui accompagne cet « étiquetage » rassurant, par contre, ce que je sais, sans aucun doute, c’est que c’est un film fort, très fort, laissant très loin derrière lui toute une pléiade de films français insipides perdus dans un ego sursignifiant dont on se contrefiche comme de l’an 40.
Kechiche, c’est la générosité même et c’est un regard sur les êtres, sur les visages, sur les intérieurs, sur les objets, sur les textures, sur les tessitures, sur les couleurs, sur les paysages-cicatrices. Je trouve son film superbe - pourtant, son pitch est simple : le couscous, avec le grain et le mulet, sera-t-il prêt à temps ?! - car c’est l’œuvre d’un artiste qui est aussi une conscience ayant quelque chose à dire. Alors, oui, on pense à Pagnol, à Renoir, on pense à Pialat, on pense au plus grand qui soit dans la captation des flux de la vie au cinéma, à savoir John Cassavetes (Love Streams), et on se dit effectivement que Kechiche a non seulement du talent (de filmeur hors pair) mais aussi un propos, puis surtout... des tripes - du bide, quoi. Les Cahiers du cinéma (entre autres) ont fait la couv’ du n°629 avec La Graine et le Mulet et ils ont mille et une fois raison. Et je suis content qu’un film ayant du bide comme ça ne fasse pas un bide en salles mais, au contraire, un véritable carton. Cela devient La Graine et le Succès, tant mieux. Avec son prix Louis Delluc en poche, ce film devrait passer la barre des 500 000 spectateurs, et on croise les doigts pour les César le 23 février prochain. L’an passé, ils avaient récompensé un grand film (Lady Chatterley), pourvu qu’ils continuent avec celui-ci. Le (grand) producteur Claude Berri, collectionneur avisé d’art contemporain, doit être ravi, c’est couscous royal à volonté pour lui ! Hier, environ un mois après sa sortie (il est sorti le 12 décembre, donc on ne peut pas dire que c’était des aficionados de Kechiche qui s’étaient précipités en salle UGC-Bercy pour le voir illico), il y a eu des applaudissements nourris à la fin de la projection des 2 h 31 du film. Tant mieux, ce film puissant, La Graine et le Mulet, les mérite amplement... parce qu’il est large d’esprit et de cœur. On sent que c’est de la générosité brut de décoffrage : faire un film parce que c’est urgent, sans tapis rouge et autres paillettes cannoises, tel une nécessité intérieure.
Kechiche, c’est filmer en plans-séquences et en blocs filmiques, à hauteur d’hommes, au plus près des corps, des rides, des grains, des peaux plissées et burinées façon western spaghetti, sans pour autant adopter une caméra-tête chercheuse tombant dans le voyeurisme exhibitionniste à tous crins. Choukrane donc. On est davantage dans l’action filming, tel un Cassavetes ou les frères Dardenne filmant, à fleur de peau, leur travailleuse-guerrière Rosetta. La caméra de Kechiche, malgré son mouvement - semble-t-il - perpétuel pour capter les flux vitaux, sait aussi, avec esquive et énergie, se poser au seuil d’une porte entrouverte, entre les murs, pour mieux laisser respirer ses personnages, tel le vieux Slimane (formidable Habib Boufares), peinant à retrouver son souffle à la fin du film, c’est le moins qu’on puisse dire... Précisons aussi que malgré son goût prononcé, plutôt épicé, pour les charmes langagiers, sensuels et culinaires de la Méditerranée (la tchatche ping-pong des banlieues chaudes, la danse du ventre par le véritable diamant brut qu’est Hafsia Herzi/Rym, exquise esquisse, le couscous familial au mulet - une spécialité maison loin d’être... bateau !), ce film-trip(es) ne tombe jamais dans le folklore décoratif existentiel, dans l’exotisme orientaliste (style Couscous, c’est nous !) ou bien dans un pathos lacrymal exubérant virant à la leçon de vie moralisatrice d’une communauté, d’un ghetto. Au contraire, on part de l’ultra-local (une famille française d’origine arabe vivant à Sète et ses alentours) pour atteindre fissa l’universel. C’est un film ouvert, chaleureux, la main sur le cœur et qui, fort heureusement (Inch’Allah !), ne charge pas trop la barque, ni d’un côté (le Bien avec l’abnégation, l’esprit de sacrifice qu’incarnent Slimane et sa belle-fille Rym, qui ont aussi des défauts, ouf !), ni de l’autre (le Mal avec notamment le mâle XXL et accessoirement mari Kader/Abelkader Djeloulli, coureur de jupons invétéré, délaissant constamment sa brave femme et son enfant - pour autant on ne peut pas le détester car on est ici dans l’obscur objet du désir, dans l’humain trop humain). La force de ce film, c’est d’être résolument pluriel, choral et à l’écoute (de la vie) des autres, sans jamais tomber dans le manichéisme réducteur. Par exemple, avec monsieur Beiji (Slimane), la soixantaine fatiguée, père de famille divorcé, on est à la fois dans famille, je vous aime et famille, je vous hais, cf. la famille nombreuse et mosaïque de ce Slimane, véritable tête de mule(t) lessivé par la vie et surtout par... les femmes qui mènent résolument la barque et la danse !
Ce film « citoyen » est bel et bien un torrent d’amour, à l’image de l’effet spécial à elle toute seule qu’est l’incandescente Hafsia Herzi, haute en couleur, notamment dans une scène de danse orientale sacrificielle envoûtante à 200% - une vraie graine de star cette fille (« Quand je joue, c’est comme si je jouais ma vie. », in UGC Illimité n°162, page 8). La Graine et le... Mulet (coucou Slimane !), c’est aussi bien une magnifique leçon de mise en scène - digne des plus grands « naturalistes », adeptes d’un cinéma vivifiant et profondément humain : Renoir, Pialat, Cassavetes et autres Ken Loach pour son parfum de chronique sociale affirmée - qu’une belle leçon de vie sachant se faire humble, sincère, modeste, loin de l’écueil moral pontifiant et docte qui, d’ordinaire, va souvent avec. En fait, le troisième film d’Abdellatif Kechiche (La Faute à Voltaire, L’Esquive) est un bateau ivre pouvant par moments s’arrêter, par exemple quai de la... République (tiens, tiens...), et se faire silencieux à l’instar du taiseux et contemplatif Slimane. C’est un film de c(h)œur qui nous accompagne longtemps, très longtemps, après son visionnage car il nous semble profondément nourri par un artiste libre et surtout par une véritable conscience contemporaine nous donnant à voir le monde (bien au-delà de la question « triviale » de la précarité de l’emploi et des humiliations sociétales) et à ressentir la vie des êtres, via des sentiers d’infinies libertés, à la Capra, s’ouvrant à nous. Eh oui, chiche, Kechiche nous invite direct à sa fête et à sa table - la vérité si je mens ! On a le droit de mettre les pieds sous la table et dans le plat. C’est du don à l’état brut. Chef, ce sera du 4 étoiles pour moi, sans modération. Chers lecteurs d’AgoraVox, allez voir ce film de maestro, il vous nourrira - humainement - au centuple : bon appétit. Et salamalikoum !
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Quelle apologie ! Cela dit, j’ai beaucoup apprécié ce film d’Abdelatif Kechiche. Mais cependant moins que l’Esquive. Cela tient sans doute aux quelques longueurs qui émaillent le récit. Je pense notamment à la scène initiale du pot de chambre et à la crise de nerfs de la belle-fille, inutilement longues, mais aussi au parallèle entre la vaine poursuite du scooter et de la danse du ventre qui auraient gagné à être écourtés, le spectateur étant à même de ressentir le temps qui passe sans qu’on le lui fasse effectivement subir. J’ai en revanche énormément apprécié la scène de la terrasse du bistrot, digne de Pagnol, qui met en scène le groupe de tunisiens, et beaucoup aimé la musique qui rythme la fin du film. Superbe ! Au final, malgré les réserves exprimées plus haut, je recommande fortement à mes amis d’aller voir ce film. Mais aussi "La visite de la fanfare", une fable magnifique d’humour et de poésie sur la tolérance.
Moi j’ai vu le film, étant amatrice de film mettant en jeux des acteurs "peux produits" j’ai trouvé celui ci génial et superbe un vrai moment de bohneur merci de le rappeler (dès qu’il sort en DVD je l’achéte)
Entièrement d’accord, voilà un chef-d’oeuvre impressionnant de réalisme sublimé et de sensibilité. Un superbe film sur la dignité humaine, mon préféré de 2007 !
Effectivement, La Graine et le mulet n’est pas exempt de défauts. Pour autant, je trouve que ça n’enlève rien à son intensité filmique et à sa force dramaturgique. Par exemple, dans " l’action filming " d’un Cassavetes aussi, on a des " défauts " de fabrication. On le sait bien, on voit souvent, au détour d’un plan cassavetien, la perche du micro apparaître dans le cadre de l’image. Mais c’est tellement fort ce qui nous est donné à voir...