La prostitution dans la Rome antique
La prostitution et la sexualité considérée comme débridée sont des thématiques récurrentes dans les textes des auteurs anciens. Les figures des princesses impériales Julie et Messaline, vues comme dépravées, sont réciproquement dénoncées par Suétone et Tacite, et rattachées aux festins, aux beuveries, à l’adultère et à une totale immoralité. Les courtisanes de comédie sont stigmatisées en créatures vénales et affriolantes. La prostitution, au sens économique du terme, est fort présente et on peut encore en voir des traces, à Pompéi notamment, où il est possible d’admirer des fresques, que l’on pourrait qualifier de pornographiques, représentant les lupanars, sortes de maisons closes où des prostitué(e)s offraient leurs services.
Il est par conséquent indéniable que la sexualité est fort présente au sein de la société romaine, que ce soit sous la plume d’accusateurs, dans l’imaginaire collectif ou dans la réalité. Cependant, il ne faut pas la considérer comme un monde anarchique où ne feraient que s’entremêler orgies, débauche et luxure. En effet, la sexualité, et plus particulièrement la prostitution sur laquelle nous allons nous pencher, a une utilité sociale indéniable et est plus organisée qu’il n’y paraît.
Remettons donc chaque chose à sa place. Car pour les écrivains et historiens de l’époque antique, le ou la « prostitué(e) » renvoie non seulement au commerce réel des corps ainsi qu'aux pratiques sexuelles transgressives, mais se trouve aussi être l'accusation idéale pour discréditer politiquement ou socialement un personnage public. Les textes latins, en effet, utilisent souvent la métaphore de la prostitution dans ce contexte : ainsi, César lui-même est accusé par Catulle de se prostituer ; de même, ce même Catulle calomnie Clodia, une patricienne veuve qui, bien que multipliant effectivement les aventures amoureuses, n’a néanmoins jamais fait commerce de son corps et a toujours conservé son statut, honorable, de matrone. Rappelons aussi les cas, cités dans le premier paragraphe, de Julie et Messaline.
Pourquoi, alors, autant de récriminations ? La chose que l’on peut en premier lieu retenir, c’est que ces propos négatifs montrent à quel point le statut de prostitué(e), au sens strict du terme, est mal perçu dans la société romaine et combien il peut être infâmant, pour une personne de haut rang appartenant à la classe sociale des patriciens, d’être catégorisé comme tel.
Fresque représentant une scène de lupanar, à Pompéi
Mais qu’est ce donc que la prostitution à Rome sous l’Antiquité ?
Tout d’abord, il est essentiel de souligner, afin d’éviter tout cliché féministe, que la prostitution des hommes est fort fréquente. Rappelons l’importance de l’homosexualité masculine dans la société romaine. Celle-ci n’est pas vraiment punitive à l’égard de ce type de pratique sexuelle qui est un acte que l’on pourrait définir de normal, voire banal. En effet, Catulle se vante de ses prouesses amoureuses auprès des hommes, Cicéron des baisers donnés à son esclave-secrétaire. Un même homme peut à la fois aimer les femmes et les hommes, comme si la société prônait l’indifférenciation sexuelle. Rien de plus anodin, donc, et cela revêt même une forme de socialisation. Cela n’empêche pas que l’homosexualité masculine reste extrêmement codifiée. En effet, l’homme libre, donc opposé à l’esclave, n’a, dans l’acte homosexuel, en aucun cas le droit d’être passif. Il doit être celui qui agit et l’esclave (ou la femme dans le cas des relations hétérosexuelles) celui qui subit. Paul Veyne dit : « Etre actif, c’est être un mâle, quel que soit le sexe du partenaire, dit passif ». L’homme libre doit être viril, subir l’acte serait pour la catégorie sociale à laquelle il appartient une marque de déshonneur et se comporter comme un être inférieur, dans une société qui se définit primordialement par les clivages liberté/esclavage et homme/femme.
Qu’en est-il alors des prostitués de condition libre ? Leur statut est totalement déshonorable. Ce type de prostitution est le seul que le droit et la morale prennent en considération. En effet, le prostitué est officiellement marqué d’infamie par le censeur : il est privé de certains droits : le droit d’hériter ainsi que celui de porter plainte pour viol ou insultes. Nous verrons un peu plus loin qu’il en est de même pour la femme de condition libre qui se prostitue, mais pas pour les mêmes raisons (puisqu’une femme ne peut être « active » sexuellement).
La soumission sexuelle, que ce soit dans le domaine de la prostitution ou non, doit donc rester le domaine de l’esclave et de la femme (mariée ou pas). D’ailleurs, la prestation sexuelle offerte par l’esclave à son maître n’est pas considérée, dans la société romaine, comme commerce du corps. Rappelons la place de l’esclave à Rome. Ils sont nombreux, hommes, femmes et enfants. En posséder est une marque de puissance et d’importance pour la classe sociale dominante des patriciens : une famille peut en posséder jusqu’à plusieurs milliers. Certains esclaves étaient plus favorisés que d’autres : ceux qui vivaient non pas dans les champs ou les mines, où les conditions de travail étaient épouvantables, mais dans les maisons étaient souvent considérés comme des membres de la famille, au point que bien souvent ils finissaient par être affranchis. Néanmoins, un esclave, peu importe la fonction qu’il remplit et peu importe son sexe, est un être dénué de tout droit, sur lequel le maître a possibilité de mise à mort. Parmi les prestations qu’il offre et qui peuvent se révéler très diverses (professeur, musicien, danseur, précepteur, domestique…), le don de son corps est un officium, un devoir, et rentre très souvent dans ses attributions, qu’il soit homme ou femme. La sexualité domestique entre maîtres (père et fils) et la population servile est quelque chose de « naturel », banalisé, socialement ancré dans les mœurs. Par ailleurs, il arrive aussi qu’un esclave soit loué par son maître à une tierce personne pour des relations sexuelles : le but n’est pas de toucher de l’argent, mais d’entretenir avec cette tierce personne des liens essentiels, qu’ils soient politiques, économiques ou tout simplement sociaux : c’est ce que l’on appelle le clientélisme. Dernier point, un esclave affranchi, c'est-à-dire libéré de sa condition servile mais ne rentrant pas dans la catégorie des hommes libres, peut se prostituer pour des raisons économiques mais devra toujours des prestations sexuelles gratuites envers son ancien patron. Par conséquent, ce que nous, nous appellerions prostitution, n’était pas forcément vue comme telle à l’époque romaine. En fait, ces offres en nature entrent dans ce que l’on appelle la sphère du don et contre-don, où l’on offre une prestation en échange d’une autre, et non dans celle du système marchand.
En fait, pour les Romains, la véritable prostitution contre laquelle ils s’insurgent est celle proposée par les hommes ou femmes de condition libre. Nous l’avons vu pour les hommes libres qui se prostituent (et qui donc se mettent en état de soumission, état qui ne devrait rester que le domaine de l’esclave ou de l’affranchi) leurs droits sont restreints. Mais qu’en est-il des femmes libres ?
Elles aussi subissent, tout comme leurs homologues masculins, les conséquences d’un tel choix de vie. Législativement, elles ne peuvent pas non plus porter plainte pour viol et n’ont aucun droit de se défendre. De plus, ce qui n’est pas le cas des prostitués, elles doivent porter la toge sombre des hommes du peuple. Il est très important de développer ce point essentiel. Cette toge, lorsqu’elle est portée par un homme, est tout à fait honorable. Pourquoi donc la faire porter à une femme ? Eh bien cela sert à distinguer la prostituée des femmes vertueuses qui, elles, portent ce que l’on nomme la stola. La matrone, nom servant à définir la femme mariée respectable, est la seule à avoir l’autorisation de revêtir cette longue robe qui lui tombe jusqu’aux pieds, ainsi que d’avoir les cheveux attachés par des bandelettes. Cette distinction vestimentaire a pour objectif de protéger l’honneur de la matrone de toute offense dans la rue, chaque « catégorie » de femme portant les signes afférant à son statut. Selon ce dernier, l’habit est donc marque d’infamie ou protection. Le corps des matrones étant intouchable, voire sacré, il doit être aisément reconnaissable par des signes extérieurs.
On est donc témoin ici de tout un monde d’inversion symbolique : la toge féminine des matrones, symboles de vertu, opposée à celle, masculine, qui définit la fonction de prostituée, femme à la sexualité débridée.
A gauche : matrone portant la stola
La question que l’on peut se poser est la suivante : pourquoi, alors, existe-t-il une prostitution d’hommes et de femmes libres à Rome ? Pourquoi les esclaves et affranchis, au sein du monde domestique, ne suffisent-ils pas à assouvir les appétits charnels de la société ?
Nous avons un premier élément de réponse lorsque l’on se penche sur la vision que Rome porte envers les loisirs. En effet, les sociétés antiques ont moins de pudeur vis-à-vis des plaisirs que ne le fera plus tard la culture chrétienne. Les loisirs doivent toujours être abondants, voluptueux et coûteux. Faire appel à des prostitué(e)s de condition libre, qui font parfois payer très cher leurs services, fait partie des dépenses somptuaires auxquelles tout homme libre riche doit se soumettre lors, notamment, de festins et des fêtes. Sa réputation d’hôte est en jeu, ainsi que son réseau de clientèle. Par ailleurs, les jeunes hommes non mariés doivent s’adonner aux divers plaisirs qu’offre le banquet : outre le vin et la bonne chère, les prostitué(e)s, font partie intégrante d’une organisation réussie. Ainsi, à côté de la population servile toujours gratuitement disponible, les Romains font appel à cette catégorie d’hommes et de femmes libres afin de montrer leur générosité, leur pouvoir, et surtout leur richesse. On voit donc ici la nécessité culturelle de la prostitution.
Une prostituée et un Romain libre participant à un banquet
Cette nécessité culturelle est doublée d’une nécessité symbolique : en effet, même si la prostitution des êtres libres est fortement critiquée et dévalorisée, et cela que l’on soit un homme ou une femme, elle n’en est pas moins licite. Aucune loi ne l’interdit. Pourquoi donc ? La réponse donnée par Florence Dupont dans son article « La matrone, la louve et le soldat : pourquoi des prostitué(e)s ingénu(e)s à Rome ? » est, au final, assez logique : l’existence de citoyens libres et infâmes en bas de la hiérarchie sociale a pour but de définir les limites de la citoyenneté sans coupure nette entre le monde des libres et celui des non-libres. La présence d’une telle catégorie sociale rassure et conforte donc la position des citoyens libres au sein d’une société où, je l’ai déjà dit, l’organisation sociale s’articule autour du clivage liberté/esclavage.
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