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Lacan, USA

Voici un livre, Lacan Today - Psychoanalysis, Science, Religion, d’Alexandre Leupin (New York, Other Press, 2004, 150 pages), rédigé par un professeur de littérature française à l’Université de Louisiane, à Bâton-Rouge, qui se donne pour objectif de mettre l’œuvre lacanienne à la portée des étudiants américains.

Tout lecteur de Lacan en français mesurera la difficulté de l’exercice. Chez Lacan (1901-1981), en effet, le goût pour un certain hermétisme caractéristique des grands intellectuels français de sa génération atteint des sommets. Ne se présentait-il pas lui-même comme le " Gongora de la psychanalyse ", par référence à un poète espagnol du XVIIe siècle, champion du maniérisme ! Et le fait qu’il s’exprimât le plus souvent dans des discours à demi improvisés (dans le cadre des fameux " séminaires ") n’arrangeait évidemment rien. Au demeurant, on peut se demander si une science (si science il y a - cf. infra) de l’inconscient n’est pas de toute façon condamnée à l’obscurité. A en croire Lacan, faute de pouvoir vraiment appréhender le réel, le chercheur se heurte à des signifiants qui ne rendent jamais exactement compte de leurs signifiés respectifs. Car le réel ne surgit que masqué, à travers des faux-semblants, avant de disparaître aussitôt.

Lire Lacan est donc une aventure hardie, presque impossible (" Mes Ecrits... je pensais qu’ils n’étaient pas à lire ") et pourtant incontournable pour qui veut tenter de comprendre l’humain. Certes, Freud nous a déjà beaucoup appris, mais il était celui qui commençait à défricher une forêt jusqu’alors totalement impénétrable. Depuis, un siècle a passé, au cours duquel sa pensée a été digérée, puis critiquée et complétée par des épigones, parmi lesquels Lacan est incontestablement le plus fulgurant, le plus génial, et aussi, hélas, le plus ésotérique. Qui plus est, Lacan étant lui-même un découvreur, ses travaux traduisent les étapes d’une recherche tâtonnante, tant au niveau de la méthode que des résultats. D’où la nécessité, pour qui aborde pour la première fois cette pensée foisonnante et qui se contredit souvent elle-même, de passer par un interprète.

Quand Lacan écrit "Le réel est impossible" ou "Il n’y a pas de rapport sexuel", le lecteur est tenté de deviner quelque chose derrière ces paradoxes, puisque tous les mots lui sont familiers. Or, les "paradoxes" lacaniens traduisent souvent simplement un usage... paradoxal du français. "Impossible" ici veut plutôt dire, dans la lignée de Freud, "inconnaissable" (unerkennbar), et quant à l’inexistence du rapport sexuel, elle renvoie à l’idée (freudienne) de la castration, mais aussi à l’incommunicabilité foncière entre les sujets, au fait que chaque partenaire, dans l’acte sexuel, reste enfermé dans une tentative (vaine) d’affirmer sa propre sexualité comme distincte de celle de l’autre, ou encore, plus énigmatiquement, à l’affirmation maintes fois répétée suivant laquelle "il n’y a pas d’écriture possible du rapport sexuel".

On l’aura compris, exposer la pensée de Lacan en quelque 150 pages est une gageure. Leupin se tire de l’exercice magistralement. Sa méthode consiste à affiner progressivement la compréhension des principaux énoncés lacaniens au fur et à mesure qu’il avance dans les exposés successifs de Lacan, sans chercher à cacher les ruptures lorsqu’elles existent. Par exemple la fameuse trinité du Réel, du Symbolique et de l’Imaginaire, qui est constitutive du sujet tout autant qu’elle encadre ses rapports avec ce qui lui est extérieur, introduite une première fois à la p.12, ressurgira quelques pages plus loin dans une nouvelle configuration, quaternaire celle-là, qui ajoute aux trois premiers termes le symptôme qui les fait tenir ensemble (p. 29). Mais le symptôme, c’est aussi le sinthome, donc le saint-homme, dont Joyce est l’archétype tout au long du Séminaire XXIII (1975-1976) qui vient enfin d’être publié. S’il faut en croire Lacan, à ce stade quasi-ultime de sa pensée, l’exemple de Joyce apporte la preuve que l’on peut, par le génie créatif, se libérer de l’emprise des "noms du père" sans tomber dans la psychose ("les non dupes errent"). A cet égard, lire Leupin (p.75) confirme la justesse de la remarque faite comme en passant au fil du discours, dans Encore (Séminaire XX, 1972-1973) : "Ce qu’il y a de bien, n’est-ce pas, dans ce que je raconte, c’est que c’est toujours la même chose". En effet, le message du Séminaire XXIII était déjà plus qu’en germe, dix ans plus tôt, dans les Ecrits.

Il n’est évidemment pas question, dans le cadre d’un bref compte rendu, de présenter un résumé exhaustif de l’apport de Lacan à notre compréhension de l’inconscient. Juste de donner un avant-goût de ce que l’on trouvera à la lecture de l’étude passionnante de Leupin. S’il fallait contester quelque chose (critique oblige), on pourrait peut-être reprocher à l’auteur une inclination scientiste, plutôt surprenante chez un littéraire. Il est vrai que Lacan a enrobé son discours d’oripeaux savants empruntés ici ou là : structuralismes de diverses tendances, en particulier la linguistique saussurienne (d’où la formule la plus rabâchée de Lacan : "L’inconscient est structuré comme un langage"), formules pseudo-mathématiques (baptisées " mathèmes "), logique frégéenne, graphes, figures topologiques. Cela ne suffit évidemment pas à faire une science. Leupin en est parfaitement conscient, lui qui rappelle le critère popperien de la démarche scientifique (produire des énoncés réfutables) et la conclusion qui en découle immédiatement suivant Popper : la psychanalyse n’est pas une science (p. 62-63). Leupin n’en défend pas moins la scientificité du lacanisme, en opposant la pratique analytique, celle de la cure, qui serait hors du domaine de la science, à la théorie psychanalytique qui en ferait partie (p. 100).

Il n’est pourtant pas certain que Lacan, en dépit de certaines rodomontades, eût été aussi catégorique. En effet, toute son œuvre est comme traversée par une inquiétude existentielle à cet égard. Quel est le statut de ce qu’il dit ? Non pas : "Qui parle ?", ou : "D’où je parle ?" mais, plus prosaïquement : "Qu’est-ce que je suis en train de dire ?", "Quelle est la portée de tout cela ?". Questions d’autant plus légitimes si l’on veut bien se rappeler que pour un analyste, fondamentalement, c’est l’inconscient qui parle. Cette interrogation de Lacan est particulièrement sensible dans le Séminaire XI, celui justement qui marque une rupture importante, puisque c’est le premier qui - à la suite de l’expulsion des lacaniens de l’Association psychanalytique internationale et de la création de l’Ecole freudienne de Paris - se déroule à l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, devant un public élargi.

Dès l’introduction de ce séminaire, Lacan montre qu’il n’est pas dupe de son formalisme ("Une fausse science, comme une vraie, peut être mise en formules.") et admet que le statut scientifique de la psychanalyse est pour le moins "problématique". Revenant sur cette même question à la fin du séminaire, il reconnaît que "l’analyse pourrait tomber sous le coup d’une classification qui la mettrait au rang de quelque chose dont ses formes et son histoire évoquent si souvent l’analogie - à savoir une Eglise, et donc une religion". S’il proclame néanmoins, sans surprise, que l’analyse n’est pas une religion, il ne va pas au-delà de l’affirmation (bien modeste) qu’elle "procède du même statut que la science". Et ce qui suit, quelques lignes plus loin, est terrible : "Elle (l’analyse) se distingue par cet extraordinaire pouvoir d’errance et de confusion, qui fait de sa littérature quelque chose auquel je vous assure qu’il faudra bien peu de recul pour qu’on la fasse rentrer, tout entière, dans la rubrique de ce qu’on appelle les fous littéraires". Il s’agit bien de la littérature psychanalytique, donc de la théorie, et pas de la cure. Il ne faut sans doute pas accorder à ces propos désenchantés une importance démesurée, ceci d’autant que Lacan considérait peut-être que sa propre production n’était pas concernée par ce jugement (pourtant, il a bien écrit : "La littérature -psychanalytique- tout entière"). Quoi qu’il en soit, le fait incontestable que la théorie psychanalytique ne soit pas une science stricto sensu ne suffit évidemment pas à la disqualifier. Les économistes en savent quelque chose, eux qui sont contraints de construire un savoir portant sur une réalité sans cesse en mouvement, qui ne remplit en aucune manière les conditions d’une science expérimentale. Cela n’empêche que notre compréhension des phénomènes économiques progresse au fil du temps. Il en va exactement de même pour la connaissance de l’inconscient.


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11 réactions à cet article    


  • Marsupilami (---.---.183.75) 2 mai 2006 11:50

    Ouaf !

    Rions un peu avec quelques histoires à Lacan :

    “La psychanalyse est une pratique délirante... C’est ce que Freud a trouvé de mieux. Et il a maintenu que le psychanalyste ne doit jamais hésiter à délirer” (Lacan).

    “L’expérience du psychanalyste n’est pas une expérience de fait, mais celle de l’expérimentation mentale” (Lacan).

    “La séduction des idées de Freud est exactement celle qu’exerce une mythologie” (Wittgenstein).

    “Le névrosé bâtit des châteaux en Espagne ; le psychotique croit y habiter ; le psychanalyste récolte les loyers”.

    “Un divan est plus confortable qu’un confessionnal”.

    “Pour comprendre Freud, chausser des testicules en guise de lunettes” (un surréaliste).

    “Le psychanalyste est celui qui, retenu à déjeuner par ses amis, reçu dans leur maison de campagne et alors que ses hôtes se rassemblent autour de la table disposée dans le parc, entre dans la maison, ferme la porte et observe par le trou de la serrure” (un humoriste).

    “Le psychologue est un homme qui, lorsqu’une jolie fille entre dans un salon, regarde les autres invités. Le psychanalyste, lui, regarde la fille et lui fait parfois une cour assidue” (un humoriste).

    Houba houba !


    • Antoine (---.---.16.155) 2 mai 2006 12:00

      p>

      Lacan a l’assaut du pragmatisme américain....

      Après avoir s’être familiarisé avec Lacan, ils seront tous névrosés .....

      Les maladies mentales sont fantasmatiques, le réel aussi, la preuve : Lacan !

      Bon....ya quand mme deux trois chose chez Lacan intéressantes....


      • pingouin perplexe (---.---.249.112) 2 mai 2006 14:55

        La pensée économique aura laissé suffisamment de grands auteurs pour que soit saluée à sa juste valeur l’aventure intellectuelle dans laquelle vous avez choisi de vous engager en nous faisant un commentaire, à la fois court et brillant, d’un destin de Lacan outre-Atlantique. Est-ce que je m’avance trop en émettant l’hypothèse que Lacan pourrait bien être en quelque sorte objet a d’une pensée économique contemporaine conséquente ? Son souci du sujet, je veux dire, de la nécessité d’advenir à ce statut, ne ferait-elle pas echo à quelque chose qui serait de l’ordre d’une « vraie pensée libérale », qui, bien souvent, manque à l’appel et se trouve déformée, voire, défigurée en une sorte d’anarchisme de la course à la puissance économique ?

        Par son érudition, il peut être pertinent de considérer Lacan commme étant l’un des derniers grands héritiers des lumières, et... l’un de leurs critiques les plus conséquents.

        Vous soulignez à juste titre la portée d’un grand modèle trinitaire, qui a une longue histoire, et qui donne une aide précieuse lorsqu’il s’agit de penser sur le long terme. En forçant un peu le trait (c’est le moins qu’on puisse dire), il me semble qu’on retrouve également un modèle « trinitaire » sous les aspects de convergence, continuité, et connexité que décrit Michel Serres lorsqu’il introduit la notion d’espaces topologiques en vue de penser l’incidence des nouvelles technologies.

        Dans tous les cas, j’ai apprécié le fait de prendre connaissance de votre approche, liée à votre lecture d’un ouvrage qu’il me tarde de découvrir.

        Bien cordialement. Le pingouin.


        • zoï (---.---.58.60) 2 mai 2006 17:30

          « Et maintenant obscurcissons » dixit le maître. Que dire de plus de cet ennuyeux illisible que fût Lacan ? Pauvres étudiants américains !


          • (---.---.160.169) 2 mai 2006 17:42

            Lacan ? Une mauvaise blague française !


            • Marsupilami (---.---.190.29) 2 mai 2006 18:31

              Ouaf !

              BF, en dépit du fait que tu sois un salopard d’athée, je suis persuadé que tu as apprécié mes marsupilaniesco-agnotiques blagues anti-psychanalitiques.

              Houba houba !


            • (---.---.160.169) 6 mai 2006 19:05

              J’ai adoré.Perso, je tiens Lacan pour un fumiste de première....


            • Jojo (---.---.159.114) 6 mai 2006 18:07

              (Re)lire Alan Sokal...


              • Antoine (---.---.245.241) 6 mai 2006 23:26

                pas de bol, jojo, Jacques Lacan Henri Bergson et Gilles Deleuze sont morts et ne peuvent plus se défendre...

                ce qui est en cause c’est l’analogie appliquée aux sciences sociales, sciences molles....mais il faut faire attention c’est peut être un faux débat...


              • moebius (---.---.56.150) 14 décembre 2006 10:56

                Comment traduire en anglais ce oh ! combien subtile jeux de mot oh ! combien français « comment va tu yau de poele et toi le à matelas » Il me semble que c’est là que réside en son absolue contadiction l’essence meme de la question onthologique de l’etre et en effet je vous pointe là du doigt l’étrange déssaissement qui vous saissit à l’instant ou ce doigt que je vous pointe s’avére etre un pied et de nez par surcroit du signifié.


                • jan (---.---.9.99) 24 mars 2007 10:34

                  Pour le néophyte que je suis, il dit l’essentiel, à savoir qu’en jouant sur les mots et les paradoxes, Lacan nous montre l’importance de l’inconscient en renouvelant la reflexion de Freud dont il s’inspire, par exemple quand celui-ci s’intéresse aux lapsus. Dans les 2 cas notre vie nous échappe en partie, ce qui est à la fois inquiétant et rasurant. Si ma sémantique de vie vient de la Mère d’abord, du Père ensuite, je ne fais que prolonger mon ascendance, il n’y a guère de libre-arbitre, sauf en passant par l’analyse. Mais sans doute simplifié-je à outrance pour ce qui m’arrange de croire. Etant trop jeune pour les séminaires, je me reporterai à ses écrits.

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