Lawrence Durrell aurait 100 ans !
"Un roman doit être un acte de divination par les entrailles."
"Il y a tant de vérités qui n'ont pas grand-chose à voir avec les faits."
"J'imagine, donc j'appartiens et je suis libre."
(Lawrence Durrell 1912-1990)
Depuis ce jour venteux de Novembre 1990 où la suffocante Emphysème (déesse grecque, disiez-vous) a fini par vous convaincre d’aller dormir avec elle au sommet de l’Olympe, je suis orpheline. Une orpheline solitaire et désespérée. Comment, je ne découvrirai plus, avec tant de délectation jubilatoire, la première page d’un nouveau livre sanctifié par votre nom ? Comment, je ne me noierai plus dans les exquises délices de votre style somptueusement baroque, tourbillon de bonheurs fous, nuits magiques de durrellite aiguë ?
Je n’ai, malgré tout, jamais vraiment cessé de vous rechercher tout autour de notre mère Méditerranée, ombre frêle, aimante et silencieuse, attentive à placer mes santiags dans l’empreinte exacte de vos cothurnes, et à m’imprégner sans satiété de ces flamboyants paysages que vous avez tant aimés, tant « habités » au lieu de les simplement visiter.
Incrédule et jalouse, je regardais les troublantes héroïnes de votre génie - de Justine à Cléa et Melissa d’Alexandrie, de Livia l’enterrée vive à Constance et ses pratiques solitaires, de Iolanthe la prostituée d’Athènes à Benedicta la pauvre petite fille riche, sans oublier les quatre privilégiées ( ?) que vous avez vraiment épousées (Nancy, Eve, Claude et Ghislayne) – subir avec un zeste de détachement amer toutes ces vies que vous leur offriez dans de longs récits en abime où la vérité se reflétait à l’infini dans ses multiples miroirs.
Aujourd’hui, je suis presque soulagée que vous ne puissiez fêter ce centenaire avec nous, la situation de votre pauvre Grèce, écrasée, étranglée, humiliée et réduite à la pire des portions congrues par les diktats imbéciles de la finance internationale vous aurait tellement peiné qu’elle aurait sûrement éteint votre immense rire légendaire.
Reste une œuvre, essentielle dans la littérature du XX ème siècle (1912- 1990), la création (invention, découverte ?) du roman relativiste (emploi d’un continuum où le temps n’est plus présenté dans sa pulsation chronologique mais par tronçons de durée intercalés en fonction de nécessités autres que chronologiques, ouverture d’une perspective cubiste donnant à voir simultanément les diverses faces d’un même objet, reconnaissance du fait qu’un roman est un roman et non une fausse histoire vécue), et un style que je n’ose pas qualifier d’inimitable tellement cet adjectif est réducteur, puisque vous fûtes à la fois « ingénieur de la langue, chimiste du verbe, photographe, accessoiriste, nomenclateur, psychologue et grand maître des métaphores, marchand d’images opposé à marchand d’idées » selon Vladimir Volkoff qui s’est tant délecté de votre talent. Nous n’oublierons pas non plus tous ces essais, récits de voyages ou de diplomatie, « Citrons acides » de la crise chypriote, « Affaires urgentes » de l’ex-Yougoslavie, « Carrousel Sicilien », « Iles grecques » ou « Esprit des lieux » du voyageur impénitent ou de l’exilé volontaire selon l’époque, mais toujours résolument « îlomane » depuis l’éclatante découverte de Corfou en 1935.
C’est là, justement, que vous avez commencé votre longue, très longue correspondance (puisqu’elle ne s’est jamais interrompue durant les 35 années de votre amitié passionnelle) avec votre alter ego Henry Miller de Big Sur, Californie. Toujours enthousiasmés par des retrouvailles régulières et bruyantes dans la vibration dansante de la lumière unique des îles ionniennes, vous revendiquiez l’un et l’autre, étourdis de bonheur devant l’aube de satin vieux rose, le titre audacieux de citoyens du monde, fiers, éblouis, éternellement libres et debout tels le colosse de Maroussi, dans l’antique tombeau d’Agamemnon roi de Mycènes et d’Argos.
J’avais longtemps caressé le projet un peu fou d’aller vous visiter dans votre refuge de Sommières où vous dégustiez méthodiquement d’un claquement de langue satisfait les vins blancs des crus locaux avec la béatitude et le sourire du Tao. Emu par ma requête, parce que j’avais presque l’âge de votre fille Sappho récemment et volontairement disparue, vous aviez eu la faiblesse d’accepter, mais vous ne m’avez pas laissé le temps d’arriver…
Et je profite abusivement de ce papier pour saluer un autre écrivain, une autre de vos disciples, voyageuse, ilomane et inspirée à votre image, mon amie de l’Ecole du Louvre Muriel Cerf qui vient elle aussi de tirer sa révérence, 22 ans après vous.
Mais notre rendez-vous ne fut pas définitivement manqué, puisque je ne vous ai jamais quitté depuis le souriant printemps des bords de Seine de mes 17 ans où, parmi les résidus poussiéreux de la culture d’occasion, la première page du « Quatuor d’Alexandrie » m’a sauté au cœur – et ce fut, derrière le troisième rayonnage gauche d’une librairie misérable l’illumination, la vraie , à l’instar de celle de Claudel dans Notre-Dame de Paris, et l’amour absolu.
Mes passions étant de celles qui durent, au bas mot, l’éternité plus un jour, nous sommes bien loin d’en avoir fini, Larry !
« Dans l'ombre du soleil » grec de Lawrence Durrell, La Quinzaine/Louis Vuitton, « Voyager avec », 380 p., 28 euros.
« Petite musique pour amoureux » de Lawrence Durrell, traduit de l'anglais par Annick Le Goyat, Buchet Chastel, 400 p., 25 euros.
http://bibliobs.nouvelobs.com/coup-de-coeur/20120210.OBS1083/sous-le-soleil-de-durrell.html
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