Le cinéma de Joël Séria
« Ne nous délivrez pas du mal », « Charlie et ses deux nénettes », « Les Galettes de Pont-Aven », « Les deux crocodiles », « Comme la lune »...
Le cinéma de Joël Séria, cinéma des années 70 et 80, c’est tout ce que l'on ne peut plus aujourd'hui faire, dire et montrer sans passer pour un affreux jojo machiste, misogyne, franchouillard et beauf...
Ce qu’on pourra vivement regretter.
Absent des rediffusions télévisées, mais alors, ce cinéma de Joël Séria a-t-il été oublié ?
Cinéma truculent, cinéma de la vie que l'on prend comme elle vient ... cinéma les deux pieds sur terre et la tête dans les nuages, cinéma de l'absolu, extravagant, proche d'un Bertrand Blier ou d'un Mocky mais tellement plus riche, plus "documenté", plus ambitieux aussi... Joël Séria a tout inventé, ou presque, de son cinéma.
Né en 1936, élevé en Anjou, proche de la Bretagne, le cinéma de Joël Séria c’est un portrait de notre province française, et parfois... d'une France profonde, dont il ne reste plus dans son évocation et dans sa représentation que l’image médiatique qu’en donneront les Deschiens dans les années 90.
Et cette province, Joël Séria la pénètre, lui rentre dedans avec tendresse, amour et passion.
Le cinéma de Joël Séria, c’est la célébration de cette province héroïque qui n’a pas vraiment connu le Mai 68-estudiantin ; une province qui s’est « libérée toute seule » et qui l’était déjà ; province des cours de fermes et des maisons villageoises qui donnent sur la rue… une province que Paris ne parviendra jamais à appréhender car jamais cette province-là ne se laissera mettre en bouteille.
Cinéma anti-Claude-Sautet, cinéma anti-Truffaut dont le cinéma de bourgeois de centre ville peine aujourd’hui à nous enthousiasmer, à l’exception peut-être de « Les quatre-cents coups » et « l’Enfance sauvage », auteur, réalisateur, dialoguiste, le cinéma de Joël Séria ne doit rien à la littérature ou aux faits divers ; un vrai tour de force en soi !
VRP, dépanneurs en électroménager, commerçants itinérants, bistrotiers, si la politique est absente des films de Joël Séria, du moins dans sa représentation « barnum », tonnelle et petits fours, cirque pour clowns de l’intérêt général bien compris, les poches pleines… celle de la corruption tranquille, pour Joël Séria en Bergman rabelaisien, les troubles de la société ne sont qu’une grande et vaste scène de ménage ; scène de la vie conjugale ; on se rabiboche, on pardonne ; on se sépare ; on revient : le plus heureux n’est pas toujours le plus avisé mais bien plutôt celui ou celle qui accepte de ne pas tout savoir, ne pas tout comprendre, tout dominer, pour mieux se laisser porter et guider, et même : rouler dans la farine. On a confiance a priori ; a postériori, on révise son jugement mais on continue d’espérer car la déception fait partie de ce voyage qu’est la vie, de vie à trépas, même si on ne meurt jamais dans ce cinéma-là ; c’est sans doute l’amour du réalisateur pour ses personnages et ses acteurs qui leur garantit cette immortalité.
Chez Joël Séria, entre les hommes et les femmes, la bataille est rude ; ils ne se font pas de cadeaux même si jamais la rupture n’est consommée, jamais vraiment : c’est la comédie de la vie, comédie à l’italienne aussi ; et si les cons sont flamboyants, grandes gueules, sûrs d’eux-mêmes, ils restent modestes finalement…car ils ne prétendent qu’à un peu d’attention ; loin d’eux l’idée de refaire le monde car enfin : nul n'ignore que l'on ne doit et qu'on ne peut compter que sur soi et sur les proches, tout proches car seule la proximité vous sauve.
Belle leçon pour notre époque.
Mais cons, le sont-ils vraiment tous ces personnages attachants, le plus souvent masculins ? Ne sont-ils pas plus simplement occupés à continuer de prendre leurs rêves pour la réalité car il faut le savoir : les personnages de Joël Séria rêvent encore, rêvent toujours ; c’est comme une seconde nature chez eux.
Jeune adulte, Joël Séria était monté à Paris pour devenir poète ; sans doute ne savait-il pas qu’il l’était déjà et qu’il n’avait donc pas à le devenir car on ne devient pas poète, on l’est et on le demeure jusqu’à sa dernière illusion, illusionniste de son état.
Qu’à cela ne tienne : Joël Séria n’aura rien perdu puisque… film après film, notre réalisateur aura fait de son acteur fétiche, Jean-Pierre Marielle (Bernard Fresson en soutien), son alter égo, un poète généreux et habité ; et de Jeanne Goupil : sa compagne pour la vie.
Cinéma pas si populaire que ça finalement que l’œuvre de ce réalisateur puisqu’il faut bien le reconnaître : le cinéma de Joël Séria semble destiné en priorité à ceux qui souffrent d’une indigestion de Claude Sautet et de François Truffaut... ce cinéma guindé de cadres supérieurs cravatés.
Avec des personnages hauts en couleurs, Joël Séria souhaitait échapper au réel, s’évader ; ironie du sort, socialement et géographiquement bien ancrés, tous ses films nous y plongent et nous y re-plongent sans fin dans ce réel comme tout bon surréaliste qui se respecte.
La bouffe, le cul et l’argent vite dépensé parce que c’est fait pour ça l’argent ! Si au lit, la vie de couple est fatalement un échec après un temps - et c'est dans l'ordre des choses, aussi pourquoi s'en désoler ! -, cet échec offre néanmoins pour l'homme comme pour la femme, tous deux parfois égaux, souvent complémentaires, de nouvelles voies insoupçonnées et des passages secrets libérateurs.
Joël Séria a toujours revendiqué « un côté français » dans son cinéma ; un cinéma obsédé par la tendresse, l’amour et le sexe, d’une énergie rare car puisée au fin fond d’une libido, d’une pulsion de vie qui emporte tout sur son passage car le cinéma de Joël Séria ne connaît pas l’instinct de mort avec sa pulsion destructrice d’un pessimisme noir et complaisant.
L’accordéon est toujours de la fête, le tango ainsi que la musique brésilienne et cubaine. Joël Séria qui connaît bien son sujet, la sociologie de ses personnages, tout comme Perec, n’hésite pas à se vautrer dans le mauvais goût ; les intérieurs sont saturés de tout, de rien, de tout ce dont on a pu faire l’acquisition dans les années 60 et 70, « Les trente glorieuses » oblige ! Reste que les tenues vestimentaires des « nénettes » sont colorées et aguichantes et Jean- Pierre Marielle est vêtu comme un prince du haut de ses 1m95.
Le cynisme est absent chez Joël Séria ; seules l’ironie et la dérision ont voix au chapitre, et celui qui a le dessus n’est pas le plus malin mais celui qui a raison ; et le plus talentueux aussi. Moraliste Séria ? C’est sans doute là son côté « Billy Wilder » !
Dialogues puissants, au ras des sentiments, du réel et des étoiles, la langue de notre cinéaste est d’une invention de chaque instant, à chaque mot, à chaque phrase, après chaque virgule… une écriture digne des meilleurs dialogues du cinéma français des années 30 avec Prévert et d’autres, plus tard avec Jeanson, et dans les années 60, Audiard qui aura très tôt compris la nécessité de sauver cette tradition avant qu’elle ne sombre totalement aujourd’hui.
Dix ans d’éducation religieuse, d’école en école - messe le matin, confession tous les 15 jours -, ont bien failli avoir raison de notre cinéaste qui n’était pas encore Joël Séria mais Joël Lichtlé – nom d’origine alsacienne.
Après dix ans de cet étouffement carcéral, le cinéma offrira à notre réalisateur la possibilité de respirer la vie à plein poumons ; il ne s’en privera pas, et ce… dès son premier long métrage, tout entier du côté du vécu.
Joël Séria ne connaît ni la caricature ni le pastiche, et moins encore la parodie ; il a beaucoup trop d’imagination pour ça ! Et puis… ne sait-il pas de quoi il parle lorsqu’il nous en parle ?
Un temps imité mais jamais égalé car le succès attire les plagiaires et ceux pour lesquels le cinéma est une affaire de recette de cuisine, chez Séria, les femmes ont tous les âges : généreuses et naïves, les plus jeunes n’ont de cesse de vouloir croquer la vie, tandis que les moins jeunes s’accrochent et les hommes aussi.
Quant aux féministes d'aujourd'hui en général, et celles qui n'ont rien compris à "la femme" (et à l'homme, pas davantage !) en particulier, sans doute s'arracheront-elles les cheveux car le cinéma de Joël Séria c’est l’homme et la femme non pas réconciliés puisque chez notre réalisateur, il n'y a jamais eu divorce, mais bien plutôt l'homme et la femme qui se regardent dans les yeux, se parlent au plus près de l’oreille, se frottent et puis finalement et fatalement, se mélangent et s'unissent dans un élan irrésistible, d’une nécessité absolue, sel de la vie là où nichent les expériences émotionnelles les plus fortes ; et si la jalousie et le ressentiment peuvent quelquefois prévaloir, jamais la haine ni l’envie prennent le dessus car les personnages de Joël Séria ne sont pas résignés mais bien plutôt sages… sages d’une sagesse d’autant plus sage qu’elle a épuisé tous les excès possibles et toutes les expériences.
***
Trente ans plus tard, ne comptez plus sur un nouveau Joël Séria car il faudrait pour ça que le cinéma français d’aujourd’hui ait quelque chose à nous dire, à nous montrer, autre que le nombril de ses réalisateurs et celui de leurs petites amies actrices, un cul chassant l’autre, eux qui n’ont rien vécu, ou bien si peu, et qui n’ont rien cherché, rien vu, rien trouvé. Et la littérature et les faits divers n’y changeront rien car, in fine, le cinéma doit pouvoir reposer sur son propre imaginaire loin de ces deux béquilles ; ce que le cinéma de Joël Séria a largement prouvé, film après film ; l’admiration que voue Joël Séria à Fellini n’y est sans doute pas pour rien non plus.
Dans une interview en 2011, Joël Séria regrette de ne pas avoir pu tourner plus de films (une dizaine au total), à l’heure où, en France, chaque année, des centaines de millions d’euros sont dépensés dans des productions médiocres, voire affligeantes.
Et là, il faudra bien le dire : ce qui condamne aussi notre époque, c’est le fait que ce cinéma de Joël Séria ne soit même plus envisageable et pas seulement parce qu'il ne correspondrait plus à une réalité sociale mais bien plutôt parce que la bien-pensance l’interdirait : personne ne misera donc un Kopeck dessus.
En revanche, les comédies fleurissent comme autant de mensonges qui se prennent pour la vérité (La famille Bélier, Les intouchables, Les Ch'tis, Qu’est-ce qu’on a fait a bon Dieu) ; cinéma non pas populaire (il suffit de penser au cinéma de Christian Jaque en comparaison) mais cinéma du pauvre, très pauvre, sans saveur ni vérité aucune.
Ersatz d’une réalité insaisissable tellement le talent lui fait défaut, avec l'ultime recours à la caricature et à la parodie, tout y est faussement vrai dans ce cinéma-là à un niveau sans doute jamais égalé dans la longue histoire du Mensonge qui se prend pour la vérité.
Aussi, pour cette raison, ne cessons jamais de défendre l’œuvre de Joël Séria contre tous les pourfendeurs de la vie quand la nature en déborde, incontrôlable et imprévisible.
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Pour prolonger, cliquez : Joël Séria en entretien
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