Le coupeur d’eau
Margueritte Duras, née en Indochine est l’une des auteures les plus étudiées au collège et au lycée. C’est aussi l’une des auteures les plus critiqués par ses confrères qui la considèrent comme un « écrivain surfait » Pierre Desproges la décrit comme la « papesse gâteuse des caniveaux bouchés », et pour Jean Edern Hallier c’était pire.
Il est vrai que ce n’est pas simple de lire un roman de Margueritte Duras. Elle raconte une histoire, pas de verbes, des mots, puis elle revient sur elle, puis sur elle racontant l’histoire, puis sur l’histoire. Et, vous, la tête embrouillée, revenez au début du chapitre pour au moins, non pas comprendre, mais essayer de retenir ce qu’elle a écrit. Puis comme par miracle, vous ne vous trouvez pas devant un livre, mais dans l’histoire. Tous vous apparaît, l’histoire, les personnages, la chaleur du soleil ou le froid de la nuit. Avec ses mots, elle vous plonge dans l’action. Vous n’êtes plus lecteur, mais témoin.
Margueritte Duras à la ville, c’était aussi une communiste virée du parti pour je site : « inconvenances envers certains membres du Parti, ironie trop appuyée, esprit politique pervers, traînée qui fréquente assidûment les boîtes de nuits, traîtresse du Parti, décadente, petite-bourgeoise. » Bref une gauchiste d’avant l’heure. C’était surtout une femme où l’alcool et le sexe étaient ses compagnons d’infortune, qui n’en faisait qu’à sa tête et qui se fichait pas mal de ce qu’on pouvait penser d’elle
J’ai fait mon apprentissage de Margueritte Duras aux cours du soir après avoir quitté l’armée. « La Vie matérielle » est le premier recueil que j’ai lu d’elle. D’un fait divers qui s’est passé un été, que tout le monde a ignoré, parce qu’il n’a fait que quelques lignes dans la presse régionale à la rubrique chien écrasé, Margueritte Duras avec ses mots à elle en a fait une nouvelle et l’a intitulé : « Le Coupeur d’eau ».
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Extrait du recueil de nouvelles : « La Vie matérielle » de Marguerite Duras © P.O.L. éditeur 1987.
C’était un jour d’été, il y a quelques années, dans un village de l’est de la France, trois ans peut-être, ou quatre ans, l’après-midi. Un employé des Eaux est venu couper l’eau chez des gens qui étaient un peu à part, un peu différents des autres, disons, arriérés. Ils habitaient une gare désaffectée -le T.G.V. passait dans la région- que la commune leur avait laissé. L’homme faisait des petits travaux chez les gens du village. Et ils devaient avoir des secours de la mairie. Ils avaient deux enfants, de quatre ans et d’un an et demi.
Devant leur maison, très près, passait cette ligne du T.G.V. C’étaient des gens qui ne pouvaient pas payer leur note de gaz ni d’électricité, ni d’eau. Ils vivaient dans une grande pauvreté. Et un jour, un homme est venu pour couper l’eau dans la gare qu’ils habitaient. Il a vu la femme, silencieuse. Le mari n’était pas là. La femme un peu arriérée avec un enfant de quatre ans et un petit enfant d’un an et demi. L’employé était un homme apparemment comme tous les hommes. Cet homme je l’ai appelé le Coupeur d’eau. Il a vu que c’était le plein été. Il savait que c’était un été très chaud puisqu’il le vivait. Il a vu l’enfant d’un an et demi. On lui avait ordonné de couper l’eau, il l’a fait. Il a respecté son emploi du temps : il a coupé l’eau. Il a laissé la femme sans eau aucune pour baigner les enfants, pour leur donner à boire.
Le soir même, cette femme et son mari ont pris les deux enfants avec eux et sont allés se coucher sur les rails du T.G.V. qui passait devant la gare désaffectée. Ils sont morts ensemble. Cent mètres à faire. Se coucher. Faire tenir les enfants tranquilles. Les endormir peut-être avec des chansons.
Le train s’est arrêté dit-on.
Voilà, c’est ça l’histoire.
L’employé a parlé. Il a dit qu’il était venu couper l’eau. Il n’a pas dit qu’il avait vu l’enfant, que l’enfant était là avec sa mère. Il a dit qu’elle ne s’était pas défendue, qu’elle ne lui avait pas demandé de laisser l’eau. C’est ça qu’on sait.
Je prends ce récit que je viens de faire et tout d’un coup, j’entends ma voix –Elle n’a rien fait, elle ne s’est pas défendue – C’est ça. On doit le savoir par l’employé des Eaux. Il n’avait pas de raison de ne pas le faire puisqu’elle ne lui a pas demandé de ne pas le faire. Est-ce que c’est ça qu’il faut comprendre ? C’est une histoire qui rend fou.
Je continue. J’essaye de voir. Elle n’a pas dit à l’employé des Eaux qu’il y avait le deux enfants, puisqu’il les voyait, les deux enfants, ni que l’été était chaud, puisqu’il y était, dans l’été chaud. Elle a laissé partir le Coupeur d’eau. Elle est restée seule avec les enfants, un moment, et puis elle est allée au village. Elle est allée dans un bistrot qu’elle connaissait. Dans ce bistrot, on ne sait pas ce qu’elle a dit à la patronne. Je ne sais pas ce qu’elle a dit. Je ne sais pas si la patronne a parlé. Ce qu’on sait, c’est qu’elle n’a pas parlé de la mort. Peut-être lui a-t-elle raconté l’histoire mais elle ne lui a pas dit qu’elle voulait se tuer, tuer ses enfants et son mari et elle-même.
Les journalistes ne sachant pas ce qu’elle avait dit à la patronne du café n’ont pas signalé cet événement. J’entends par « événement » cet instant-là, quand cette est partie de chez elle avec ses deux enfants, après qu’elle eut décidé de la mort de toute la famille, dans un but qu’on ignore, de faire quelque chose, de dire quelque chose, qu’elle avait à faire ou à dire avant de mourir.
Là, je rétablis le silence de l’histoire, entre le moment de la coupure d’eau et le moment où elle est revenue du café. C’est-à-dire que je rétablis la littérature avec son silence profond. C’est ce qui me fait avancer ; c’est ce qui me fait pénétrer dans l’histoire, sans ça, je reste en dehors. Elle aurait pu attendre son mari et lui annoncer la nouvelle de la mort qu’elle avait décidée. Mais non. Elle est allée au village, là-bas, dans ce bistrot.
Si cette femme s’était expliquée, ça ne m’aurait pas intéressée. Christine Villemin qui n’est pas capable deux phrases, elle me passionne, parce qu’elle a ce que cette femme a aussi : la violence insondable. Il y a une conduite instinctive qu’on peut essayer d’explorer, qu’on peut rendre au silence. Rendre au silence une conduite masculine est beaucoup plus difficile, beaucoup plus faux, parce que les hommes, ce n’est pas le silence. Dans les temps anciens, dans les temps reculés, depuis des millénaires, le silence, c’est les femmes. Donc la littérature c’est les femmes. Qu’on y parle d’elles ou qu’elles la fassent, c’est elles.
Donc, cette femme dont on croyait qu’elle ne parlerait pas parce qu’elle ne parlait jamais, elle a dû parler. Elle n’a pas dû parler de sa décision. Non. Elle a dû dire une chose en remplacement de ça, de sa décision et qui, pour elle, en était l’équivalent et qui en resterait l’équivalent pour tous les gens qui apprendraient l’histoire. Peut-être est-ce une phrase sur la chaleur. Elle serait devenue sacrée.
C’est dans ces moments-là que le langage atteint son pouvoir ultime. Quoi qu’elle ai dit à la patronne du bistrot, ses paroles disaient tout. Ces trois mots, les derniers qui précédaient la mise en œuvre de la mort étaient l’équivalent du silence de ces gens pendant leur vie. Ces paroles personne ne les a retenues.
Ca se passe tous les jours comme ça dans la vie, au moment d’un départ, d’une mort, d’un suicide que les gens ne soupçonnent pas. Les gens oublient ce qui a été dit, ce qui a précédé et aurait dû les alerter.
Ils sont allés tous les quatre se coucher sur les rails du T.G.V. devant la gare, chacun un enfant dans les bras, et ils ont attendu le train. Le coupeur d’au n’a eu aucun ennui.
J’ajoute à l’histoire du Coupeur d’eau, que cette femme, -qu’on disait arriérée- savait quand même quelque chose de façon définitive : c’est qu’elle ne pourrait jamais plus, de même qu’elle n’avait jamais pu compter sur quelqu’un pour la sortir de là où elle était avec sa famille. Qu’elle était abandonnée par tous, par toute la société et qu’il ne lui restait qu’une chose à faire, c’était de mourir. Elle le savait. C’est une connaissance terrible, très grave, très profonde qu’elle avait. Donc, même sur l’arriérisme de cette femme, à partir de ce suicide, il faudrait revenir, si on parlait d’elle une fois, ce qu’on ne fera jamais.
C’est sans doute ici pour la dernière fois, que sa mémoire est évoquée. J’allais dire son nom, mais je ne le connais pas.
L’affaire a été classée.
Reste dans la tête la soif fraîche et vive d’un enfant dans l’été trop chaud à quelques heures de la mort et la marche en rond de la jeune mère arriérée attendant l’heure.
Quand les gendarmes ont questionné la patronne du café, elle a répondu : « On ne sait pas ». Quand ils ont questionné le « coupeur d’eau », il a répondu : « j’avais un ordre ».
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