Le dernier Haneke, une Palme d’or cousue de « Ruban blanc » ?
En Allemagne de l’est, à la veille de
Difficile de regarder les 2h25 de la dernière Palme d’or, Le Ruban blanc signé Haneke, sans être gagné par l’ennui. Certes, la démonstration est imparable – remonter aux racines du mal en démontrant que trop de rigorisme et d’absolutisme idéologique dans une société engendrent des monstres en puissance – mais on se demande bien pourquoi, avec un tel schéma - un terrorisme psychologique qui tue la liberté de penser - vu maintes et maintes fois ailleurs (que ce soit chez Bergman, dans Le Village des damnés, de Wolf Rilla ou de Carpenter, et dans la plupart des films précédents de Haneke), ce film-là dure aussi longtemps, à la limite de la posture auteuriste consistant à s’affirmer en tant que « grand film » autoproclamé afin de rafler la mise à Cannes ; ce qui a marché, d’autant plus qu’aux commandes du dernier Festival de Cannes se trouvait la présidente Isabelle Huppert, l’une des actrices fétiches du cinéaste autrichien, réputé pour son « intelligence froide » et sa « caméra scalpel ».
Selon moi, Le Ruban blanc, film très long, vise le grand film à chaque plan mais je le trouve trop construit et trop manipulateur pour être parfaitement sincère. Face à un tel bloc filmique (deux heures vingt qui répètent en boucle les mêmes obsessions), on se sent comme pris en otage, d’autant plus que le suspense, d’entrée de jeu, est tué dans l’œuf. L’intrigue policière ne passionne guère. Puisque tout le petit monde dépeint fonctionne sur un mode binaire (les paysans opprimés face aux méchants propriétaires embourgeoisés, le trop Bien qui engendre le Mal - gare aux dangers de la rigueur), un film d’une heure et demie aurait largement suffi : on se demande bien pourquoi Haneke ne cesse d’enfiler poncifs, archétypes, perles, ou plans séquences, pour redire, à peu de choses près, la même chose : le mal ne vient pas de l’extérieur, mais d’entre les murs du village et des familles qui, jugeant tout à l’aune de la faute et du châtiment, administrent un déni des pulsions humaines qui provoque de soudains éclats de violence - à force de trop vouloir être carré, un monde finit pas ne plus tourner rond, c’est bien connu.
Des exemples de cette « répétition du même » qui confine à l’ennui devant Le Ruban blanc ? Primo, le souci de l’épure (aucun montage épileptique télévisuel, tant mieux, et choix d’une bande-son minimaliste) sert, certes très efficacement, la dénonciation, par le film, d’un cadre rigoriste phagocytant (tradition féodale étouffante, asphyxiante culture protestante, sévère morale luthérienne, éducation austère sans amour) mais, bon sang, que ce film est systématique, et long, et basique, et linéaire ! Deuxio, pour montrer que les notables du village (le baron asservissant épouse et fermiers, le pasteur sévère adepte de la « greffe » de rubans blancs sur ses enfants pour les rappeler à l’ordre, le médecin aigri humiliant ses partenaires féminines) sont tous des salops d’aristocrates distants, le cinéaste, façon « Ha, ha, Haneke leu leu ! », les taille d’un bloc, de la même façon (la peur du sexe les gouverne) et, ainsi, on finit par plus ou moins les confondre. Tertio, afin de montrer que ce cher village allemand de 1913 est gagné par « l’intelligence du mal », on accumule les faits bizarres (un accident de cheval provoqué, un incendie, le saccage d’un champ entier de choux, l’enlèvement d’enfants…) sans surprise. Les événements tragiques, souvent devinés à l’avance, s’enchaînent afin de mettre en images-symboles, tels des procès-verbaux, les thèses du cinéaste. Alors, on suit mais c’est à chaque fois le même refrain. Le danger qui guette Haneke, un peu trop satisfait de lui-même, c’est celui de la pose d’(h)auteur distant et du surlignage trop démonstratif : il y a danger chez Haneke quand le discours didactique, limite pontifiant, prend le pas sur le récit. Ce cinéaste moralisateur, qui cherche ici à dénoncer le poids oppressant d’une société aliénante trop rigoriste, ne devrait-il pas appliquer cette mise en garde à son propre cinéma, dont la force de l’évidence confine à fabriquer des films très souvent trop calibrés, et manquant de respirations et de libertés d’interprétations pour le spectateur ? Par exemple, le plan en plongée de l’oiseau éventré par des ciseaux posé sur le bureau du pasteur a la lourdeur d’une image publicitaire mort-née. On est presque chez Angel-A de Besson ! De même, l’ouverture finale du film sur les démons allemands (national-socialisme et nazisme), tant saluée par une certaine presse moutonnière, n’a rien de surprenant, car c’est la conséquence d’un film à thèse appliquant à la lettre son cahier des charges : moi, pour aimer davantage Haneke, j’aimerais qu’il nous fasse un film avec moins de carreaux et de lignes droites, et davantage de pages blanches (à remplir par le spectateur), de mauvaises herbes et d’écritures vagabondes dans les marges d’un cahier, plus de brouillon que scolaire.
Certes, Michael Haneke – et pour cela, le film mérite au moins du 2 sur 5 car il est formellement superbe - a une science de la grammaire cinématographique indéniable : le noir & blanc pictural du film est chiadé à souhait ; les longs plans fixes balisent bien le terrain d’une société protestante corsetée ad nauseam ; les hors champs, où vient exploser la violence, suggèrent plus qu’ils ne montrent, selon la sacro-sainte loi cinéphile qui veut que rétention de l’image vaut mieux que monstration putassière. Pour autant, selon moi, ce Ruban blanc, à force de viser le film parfait, s’avère cousu de fil blanc. Le coup du diable en culottes courtes, des chères petites têtes blondes qui cachent, derrière leur raie sur le côté et leur petit doigt sur la couture du pantalon, des pervers polymorphes machiavéliques annonçant le chaos nazi à venir, est vu et revu. Et, lorsqu’on a l’habitude de fréquenter la filmographie de Haneke, que ce soit sa trilogie dite de la « glaciation émotionnelle » (Le Septième continent, Benny’s video, 71 fragments d’une chronique du hasard) ou ses derniers opus (Caché, Funny Games US), on devine que le cinéaste, façon père fouettard ou donneur de leçons, va dérouler son ruban filmique comme à l’accoutumé, à savoir que les origines du mal sont à déceler dans le terrain soi-disant propret d’une société contrite et d’une cellule familiale trop cloisonnée – l’ennemi est intérieur, le loup est dans la bergerie. Ainsi, trop de pureté (le blanc du ruban vise la pureté et l’innocence) conduit à son contraire, au sadisme et à l’explosion du mal qui va prendre sa revanche sur l’hypocrisie idéologique, tant religieuse que politique, qui nie stupidement en l’homme la cohabitation du bien et du mal. Bien sûr, les intentions du cinéaste sont tout à fait louables (comment ne pas être d’accord avec cela, sauf si l’on s’avère sectaire ?), mais bon, franchement, ici, rien de bien nouveau à l’est dans cette Palme d’or trop cousue de ruban blanc pour être parfaitement convaincante. Jean Renoir disait que, sur ses tournages, il laissait une porte ouverte pour laisser l’inattendu de la beauté irrévérencieuse du vivant pénétrer, à l’envi, son cinéma. N’est ce point ce parfum de liberté et de lâcher prise qui manque tant au cinéma calculateur, et quelque peu plombé, de Haneke ?
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