Le gigantesque trésor des Torlonia s’invite au Louvre !
- Groupe statuaire représentant Pan et Daphnis, détail, copie romaine sculptée vers 150 ap. J.-C., d’après une œuvre originale grecque de la fin du 2e siècle av. J.-C., Rome, Fondazione Torlonia
À paris, direction Le Louvre, on découvre une Rome, ville ouverte sur la beauté marmoréenne d’Italie et de Grèce - les Romains, comme on le sait, ont passé leur temps, tout fascinés et admiratifs qu’ils étaient, à imiter les Grecs, les copiant à foison et arrangeant leurs productions pléthoriques à leur sauce : il existait une véritable industrie liée au commerce de l’antique, un opera nobilia, ou « œuvres nobles », grandement ouvert cependant à la copie, avec des statues en copie et des statues en séries via, à disposition, pas moins de cent mille milliards de motifs répertoriés associés aux différents styles du passé grec (archaïque, classique et hellénistique).
Ici, des splendeurs de la Ville éternelle inégalées, agrégeant genres majeurs (dont le sacro-saint portrait), modalités de production (les copies romaines d’originaux grecs et l’assimilation de leurs modèles) ou typologies spécifiquement romaines (les étonnants sarcophages sculptés), nous émerveillent, via la venue exceptionnelle de « la collection Torlonia » : c’est à tomber par terre, sans se mettre à genoux pour autant !, tant c’est beau, allusif et pénétrant.
Au fait, quid de TORLONIA ? Est-ce un nom de pâtes italiennes entortillées à savourer al dente ? Que nenni ! Si les Italiens, en règle générale, connaissent bien cette fabuleuse collection (la plus grande collection privée de sculpture antique romaine conservée à ce jour, constituée à Rome dès la toute fin du XIXe siècle par Giovanni Torlonia, un richissime banquier proche du Vatican et entrepreneur, puis par son fils Alessandro, le tout constituant un continuum artistique époustouflant rassemblant, dans un palais de Rome, plus de 600 statues, bustes et marbres gréco-romains), elle est, jusqu’à aujourd’hui, moins connue des Français, sachant - ouf ! - que cette expo-somme au Louvre, en dévoilant environ une soixantaine de ses pièces, dont certaines de taille colossale, mises habilement en relation avec celles du Louvre, risque – enfin – de la révéler dans l’Hexagone. Elle fut également longtemps restée secrète, si ce n'est invisible, aux yeux du public (y compris transalpin), à cause d’un certain nombre d’intrigues en veux-tu en voilà, de querelles intestines sans fin d’héritiers et même de tentatives de rachat, en vain, par l’État italien et, toujours à l’heure actuelle, cette somptueuse collection Torlonia, siégeant habituellement au Museo Torlonia, ouvert par la famille en 1876 puis fermé progressivement dans les années 1960, ne se visite encore que par petits groupes et sur rendez-vous (www.fondazionetorlonia.org).
- Vue d’ensemble de l’exposition « Chefs-d’œuvre de la collection Torlonia » présentée à Paris, au musée du Louvre, du 26 juin au 11 novembre 2024
- Natale Carta (Messine, 1790-1884), « Portrait du prince Alessandro Raffaele Torlonia (Rome, 1800-1886) », vers 1840, huile sur toile, 98 x 74,5 cm, collection privée
Coup de chance, après avoir tourné à Rome en 2020, puis à Milan en 2022, cette étourdissante collection Torlonia, pour son premier séjour hors de la Péninsule, nous arrive au Louvre à Paris pendant tout l’été et ce jusqu’à l’automne prochain (jusqu’au 11 novembre 2024), en prenant place, pour l’occasion, dans l’écrin restauré qu’offrent les appartements d’été d’Anne d’Autriche, la mère de Louis XIV (plafonds du XVIIe aux peintures et dorures sublimes, sols en marbre polychrome du second Empire et murs en stuc rouge des années 1930), siège d’ordinaire des collections permanentes de sculpture antique depuis la fin du XVIIIe siècle et la naissance du musée du Louvre, y affichant une partie de ses collections nationales de haute volée ; on peut donc parler, ici, d’un dialogue des plus fructueux, et ô combien convaincant, entre deux collections de collections.
- « Hermès à la sandale », copie romaine sculptée à l’époque impériale, d’après une œuvre originale grecque des années 325-275 av. J. -C., marbre pentélique (corps), marbre de Paros (tête), musée du Louvre, département des Antiquités grecques, étrusques et romaines
Une expo de sculptures gargantuesque !
- Le seul bronze du parcours ! Statue de Germanicus, bronze, H. 2.10 m, Rome, Fondazione Torlonia, trouvé dans le domaine « degli Arci » en Sabine (l’ancienne Cures), le 16 février 1874
Il faut savoir que, pour l’installation au Louvre de ce « trésor des Torlonia », il a fallu pas moins de cinq camions, s’étant avérés nécessaires pour le convoiement de fragiles, lourdes et volumineuses pièces, dont une vasque en rare brèche verte égyptienne, autrefois fontaine de la loggia de la Villa Médicis, un vase monolithe de 2 mètres 30 de diamètre avec frise en relief montrant des travaux d’Hercule ou encore des sarcophages sibyllins, en hauts reliefs, de plusieurs tonnes. Mais le jeu en valait vraiment la chandelle - quel éblouissement !
Blancheurs marmoréennes immaculées et zones d’ombre inquiétantes, avec moult rondes-bosses venant se lover dans l’érotisme de la force de l’art : ici, via des sculptures comme animées par le souffle de vie ainsi que par des lignes serpentines lyriques se jouant de la confusion des genres, tout au long du parcours, dans un jeu infini de plis et de replis, de creux et de saillies, que de seins bombés comme des grenades, de glands ad libitum, de fleurs, de feuilles d’acanthe, de mamelles, de bébés gloutons, de mères nourricières avec bambins joufflus, de satyres sexy et de sexes masculins en érection (dont, cf. premier visuel, un grand Pan, visiblement en forme, donnant une leçon de flûte à son jeune amant androgyne, le berger Daphnis), pointus comme des pinceaux trainards extra longs pour aquarelle !
- Buste de satyre ivre, copie romaine sculptée au 1er siècle ap. J. -C. d’après une œuvre originale grecque de la seconde moitié du 2e siècle av. J. -C., marbre de Dokimeion (Phrygie, Turquie actuelle), Rome, Fondazione Torlonia
Dans cette immense expo, apparaissant tel un panthéon d’exception façon le Vatican ou le Capitole tout en croisant, avec gourmandise, beaux-arts, muséologie, collectionnisme, archéologie et goût prononcé pour l’Antique, élément fondateur de la culture occidentale, on ne sait plus trop où donner de la tête entre, prenez votre respiration, des sarcophages monumentaux gardant tout leur mystère, des statues en pied prenant des airs de vigies grecques en embuscade, un légionnaire, beau comme dans la fameuse chanson de Piaf revisitée par Gainsbarre, ayant égaré une sandale, un bronze de toute beauté (le seul de l’expo, le reste étant en marbre ou en pierre, il s'agit d'une statue de Germanicus de deux mètres de haut), une déesse en péplos (tunique) dite Hestia Giustiniani, un visage de vieillard aux chairs qui s’affaissent (un portrait d’homme âgé, vers 200 av. J.-C., dit Euthydème de Bactriane), un satyre beau gosse (Buste de satyre ivre, copie romaine d’après une œuvre originale grecque) ayant une coiffure sacrément dans le vent (avec son puissant vérisme affirmé, issu de l’art de la mimesis, à savoir le rendu précis des choses recherché selon leur aspect perçu, on a presque envie de passer la main dans sa chevelure épaisse), un molosse veillant jalousement sous le siège d’Hygie, celle-ci, alanguie, rappelant avec sa pose nonchalante, la Madame Récamier de David, une stèle funéraire pour une famille vendeuse de gibiers ou encore des bas-reliefs narratifs, façon une enfilade de cases de BD, affichant paysages, tel un bateau de commerce arrivant au port, ce navire étant entouré d’esprits protecteurs, promesses d’une pêche fructueuse, et devanture de boucherie.
Bref, c’est un vrai festival de formes, austères ou exubérantes, minimales ou voluptueuses, qui s’offre à nous, pour le plus grand plaisir.
En outre, au-delà de l’aspect visuel fort attractif orchestré par un florilège de bustes et de sculptures, grecques ou romaines, en tous genres, l’étonnement vient aussi devant la richesse et surtout la grande variété des matériaux utilisés avec, assez souvent, le recours généreux, pour une même pièce, à une palette de marbres divers, aussi bien antiques que réintégrés dont, bien sûr, le précieux de Carrare tant recherché, notamment pour ses fins cristaux et ses très légères veines, grises noires, plus ou moins concentrées en fonction des blocs et des tranches.
Ainsi en est-il, par exemple, d’une pièce épatante montrée dans le circuit, une Statue masculine, restaurée en Méléagre, héros grec (milieu du 1er siècle ap. J.-C. ; restaurations du 17e siècle), agglomérant pas moins de sept sortes de marbres différents, dont certains assez rares. Sa restauration romaine tardive, ayant conduit à engendrer une statue de Méléagre à partir d’un torse héroïque et d’une tête d’éphèbe antique, est on ne peut plus emblématique des pratiques de ce temps, où l’on recherchait régulièrement, précise le cartel de cette sculpture « colorée », des effets de polychromie, notamment pour la tête de sanglier en marbre sombre, en diversifiant les matériaux employés.
La lacune inspirante
Et, ici, avec une sculpture tour à tour fragmentaire, faite de manques, ou, a contrario, reconstituée intégralement parce que, comme le disait si bien Aristote, « La nature a horreur du vide », même la casse, ou débris, y est belle, particulièrement stimulante – coucou, au passage, à Kader Attia !
Il s’agit d’un artiste contemporain franco-algérien, né en 1970 à Dugny (Seine-Saint-Denis), très intéressant qui, depuis quelques années, vient interroger certaines sculptures du passé cassées, occidentales ou extra-occidentales, souvent des visages, pour les mettre en parallèle avec les fameuses « gueules cassées » des soldats revenus du front de la Première Guerre mondiale salement amochés, voire mutilés, afin d’aborder, sur fond de réactivation des fantômes, traumas et autres cicatrices de l’Histoire, le thème de la réparation qui, ici, au Louvre, formellement et philosophiquement, en tant que geste, n’est pas masquée : les accidents peuvent même être mis en avant comme au Japon via ce magique art traditionnel du Kintsugi, ou l’art de réparer en sublimant, qui consiste à réparer des objets en céramique, tels des bols, cassés ou brisés, en affirmant leurs fissures recouvertes d’or afin de valoriser la réparation ; les jointures dorées révèlent la beauté de la casse en célébrant les fêlures, ou de la beauté de la résilience et du manque, loin d'être un vide.
- Vue panoramique de l’exposition « Chefs-d’œuvre de la collection Torlonia » présentée à Paris, au musée du Louvre, jusqu’au 11 novembre prochain
- Copie du type de l’Aphrodite accroupie, dite « Vénus de Vienne », marbre blanc, statue lacunaire, H. 0,79 m ; l. 0.42 m ; Ép. 0,60 m. Paris, musée du Louvre, département des Antiquités grecques, étrusques et romaines. Acquise en 1878
Par exemple, si la Vénus de Milo, qui, pour le coup, même si elle est présente dans l’épais catalogue Chefs-d’œuvre de la collection Torlonia en page 306 au sein du chapitre Une histoire en commun, deux collections sœurs, est restée à sa place dans les collections permanentes du musée parisien - par ailleurs, une sculpture tronquée dans l’expo, dite Vénus de Vienne, un somptueux fragment de statue en marbre blanc révélant les plis du ventre d’une déesse accroupie d’une folle sensualité, avec un romantique Prosper Mérimée qui s’était d’ailleurs enthousiasmé pour cette œuvre à haute qualité d’exécution (« le statuaire a fait respirer le marbre ; on sent la peau, et l’on s’étonne quand on touche le marbre qu’il ne cède pas sous les doigts »), peut d’ailleurs faire penser à la star incomplète du Louvre - avait encore ses deux bras, garderait-elle autant sa part de mystère ineffable ? Pas sûr.
Arrêtons-nous instant, si vous le voulez bien, toujours à titre d’exemple, sur cet « art de la casse » et l’affirmation, sans gêne, d’une sculpture, concrètement d’« assemblage » alors qu’elle est logiquement réalisée en taille directe dans un seul bloc de marbre, faite de bric et de broc, à savoir un bout par-ci, un autre par-là et cetera !
Dans l’immense salle de la Cour du Sphinx, il y a une sculpture en pied tel un… blanc cassé, dans tous les sens du terme : un marbre élégant, représentant un jeune homme à la tête penchée, est serti de brisures, tel Ben Grimm/la Chose, l'homme de pierre des Quatre Fantastiques, et l’on sait bien à quel point les figures héroïques idéalisées de l'Antiquité gréco-romaine ont pu grandement s’infiltrer dans la représentation bodybuildée bien plus tardive, apparue pour la première fois vers la fin des années 1930, des superhéros des comics, c’est encore le cas aujourd’hui.
- Statue d’Héraclès (ou « Hercule avec Leontè et pommes des Hespérides ») restaurée à partir de plusieurs originaux antiques, pastiche moderne (17e siècle ?), composé de plusieurs fragments antiques, marbre pentélique (fragments du torse et des bras) ; marbre de Carrare (base, une partie des jambes, support) ; marbre blanc (tête et ajouts modernes) ; marbre de Proconnèse (massue). Rome, Fondazione Torlonia
En fait, il s’agit ni plus ni moins d’une statue d’Héraclès issue de la collection Torlonia, ou Hercule pour les Romains, le protecteur des athlètes et le dieu qui écarte les dangers, restaurée à partir de plusieurs originaux antiques. C’est donc un pastiche moderne, probablement du 17e siècle, composé telle une mosaïque de plusieurs morceaux antédiluviens. Et, pour cette expo temporaire, les rajouts et les raccords, nous apparaissant des plus grossiers telles de bonnes rustines non dissimulées, ont été intentionnellement laissées visibles, son cartel nous indiquant même que l’ampleur des restaurations et la grande diversité de ses éléments constitutifs, qui ne sont autres que des fragments antiques issus de sept statues différentes ainsi que des ajouts modernes, au nombre de 112 !, sont tout à fait caractéristiques des processus de création mis en œuvre par les sculpteurs pour forger sans hésiter, à partir d’un matériau relevant de l’antique, des œuvres originales.
- Détail de la statue d’Héraclès/Hercule restaurée à partir de plusieurs originaux antiques
Du coup, cette pièce insolite, alliant force et faiblesse, fragments antiques et bouts modernes, blanc impeccable et meurtrissures noirâtres, attire instantanément l’œil ; elle peut également faire penser, avec son côté « marabout bout de ficelle », autrement dit l’art du bricolage affirmé engendrant une peau marmoréenne couturée faite comme de soudures qui sont comme autant de cicatrices ataviques, au mythe moderne de Frankenstein, via la création d’un monstre fait en patchwork.
Sauf qu’ici, loin d’être repoussant, ce jeune Hercule, malgré ses failles apparentes, est beau, son corps lisse d’éphèbe, se lovant dans une posture charmante proche du contrapposto, repose élégamment sur la jambe droite, alors que la gauche, elle, est légèrement en avant, comme rejetée sur le côté ; ce héros tient dans sa main droite une massue, posée à terre, tandis que l’autre, alors que la dépouille du lion de Némée entoure son avant-bras gauche, tient les pommes des Hespérides, d’où le titre de cette œuvre étrange ; Statue d’Hercule avec Leontè et pommes des Hespérides.
Dans le catalogue Chefs-d’œuvre de la collection Torlonia (p. 328), l’archéologue Stefania Tuccinardi nous en dit plus sur cette version d’Héraclès, l’un des Dieux les plus vénérés de la Grèce antique, « brisé » en mille morceaux : « Ce fut peut-être précisément la volonté de rivaliser avec la célèbre statue en bronze de l’Héraclès jeune des Musées capitolins, connue depuis le XVIe siècle, qui inspira, au cours du XVIIe et du XVIIIe siècle, la restauration (ou plutôt l’assemblage) de l’Héraclès devenu Torlonia, que nous pouvons aujourd’hui considérer comme un savant travail de recomposition obtenu à partir d’un torse fragmentaire et d’une tête qui ont probablement appartenu à une statue du héros réalisée dans le courant du 1er siècle ap. J.-C. »
- Groupe statuaire : « Léda et le Cygne », détail, marbre pentélique (?), H. totale 1,62 m ; H. base 0,20 m, Rome, Fondazione Torlonia
À cette époque, les choses changeront bien entendu par la suite, notamment avec le regard aiguisé et exigeant, au XIXe siècle, de l’historien de l’art et archéologue allemand solide Johann Joachim Winckelmann (1717-1768), l’antique est moins vu comme un élément de connaissance, relevant de la trace archéologique à sauvegarder précieusement, que comme un objet d’art à forte valeur esthétique ajoutée pour décorer, en visant à impressionner au maximum le visiteur, des palais princiers imprégnés des vestiges nobles d’un passé glorieux mythifié - c’est l’effet « wow » qu’il produit qui prime sur tout, l’élite romaine voulant son beau marbre à partir de dieux ou déesses grecs, tels Apollon ou Aphrodite, afin d’orner, comme il se doit, ses villas et jardins hautement théâtralisés.
C’est ce qui fait dire la chose suivante à Cécile Giroire, commissaire générale de l’exposition et directrice du département des Antiquités grecques, étrusques et romaines du Louvre (propos cités par le journaliste et écrivain Christophe Ono-dit-Biot dans son papier Le Trésor des Torlonia du Point #2709, 4 juillet 2024, p. 86) : « Du XVIe siècle au XIXe siècle, on ne supporte pas l’idée d’avoir des pièces incomplètes, alors on les complète avec des éléments modernes. Soit on a identifié l’iconographie, et un sculpteur la complète selon des modèles connus, soit… le sculpteur imagine. »
- Détail d’une statue de bouc, dite « Il Caprone », début du 2e siècle ap. J. -C., marbre, Rome, Fondazione Torlonia
Et, entre nous, si le sculpteur qui imagine une « suite » possible à une antique sculpture, comme ce fut le cas, exposé à l’entrée de l’expo, concernant un bouc souriant datant du règne de Trajan (début du 2e siècle ap. J. –C.), représenté accroupi, au repos, avec ses cornes rejetées en arrière (sublime Statue de bouc, dite Il Caprone, revisitée semble-t-il, sculpturalement parlant, vers 1620), s’appelle, excusez du peu, Le Bernin (1598-1680), sculpteur baroque de génie du 17e siècle, alors, à n’en pas douter, la reprise, en termes de « design sculptural » (ou dessin accrocheur dans l’espace), peut, loin d’être sacrilège, s’avérer payante !
Pietro Ercole Visconti, archéologue romain (1802-1880), écrit en 1876 que « la tête a été restaurée par le Bernin », sachant que l’attribution de la restauration au jeune Gian Lorenzo Bernini a également été validée, comme le précise Laura Buccino dans sa fiche sur l’œuvre en question dans le catalogue (p. 62), par la critique récente ; il a dû, en effet, dès son plus jeune âge, et ce pendant ses années d'apprentissage, fréquenter le Palazzo Giustiniani, à Rome, où son père Pietro travaillait en tant que sculpteur et restaurateur.
Considéré à juste titre comme l’une des icônes de la collection Torlonia (sachant, en outre, que la statuaire animalière était un sujet fort apprécié du collectionnisme romain), c’est peu dire que ce joyeux Caprone antique en marbre blanc (fraîchement restauré en 2020), avec son sourire dionysiaque, quasi de satyre, les volutes dansantes de ses longues cornes sinueuses comme prolongées par son pelage très réaliste aux saillies ondoyantes et sa tête éloquente des plus expressives, est d’une incroyable modernité, dont la force suggestive et la présence plastique redoutable peuvent largement éclipser le moindre des Jeff Koons rococo qui s’aventurerait, le bougre, à vouloir vainement l’approcher !
Et, assurément, il faut voir, dans cette bête bachique pleine de panache, d'une extrême qualité artistique, outrageusement baroque voire fantasque sans tomber pour autant dans le kitsch, l’occasion pour un jeune artiste italien, histoire de se surpasser et de démontrer sa virtuosité, de se mesurer à un gros morceau, en l’occurrence l’antique, cette pièce unique illustrant à merveille la réception artistique des sculptures antiques, qui conduisait, en ce temps-là (circa 1620), à les restaurer – de nos jours, nous procédons différemment, en essayant de conserver les œuvres du passé au maximum dans leur « jus » d’origine.
- En entrant dans l’expo estampillée Torlonia, face-à-face avec un chef-d’œuvre de l’art sculptural : statue de bouc, dite « Il Caprone », conçue, en partie (la tête malicieuse de l’animal), par Le Bernin
Quant à l’autre organisateur de cette exposition en tous points, il faut bien le dire, remarquable (elle reste longtemps en tête après l’avoir parcourue tant elle ouvre des perspectives de relecture, à la fois rétrospectives et prospectives, passionnantes), Martin Szewczyk, conservateur dans le même département du « palais » du Louvre et commissaire scientifique de l’événement, il ajoute, toujours dans cette idée de revoir ses classiques en s’autorisant l’apport d’une certaine touche personnelle, au risque de l’anachronique : « À la fin du XVIe, le fragment antique n’a pas de valeur de témoignage authentique muséal. On est conscient de l’aura de l’Empire romain qui émane de lui, mais il a avant tout valeur de décor. Et, pour s’intégrer dans un décor architectural, il faut qu’il soit entier. »
Du moderne tapi dans l’ancien et de la vie dans l’inanimé, qui aurait comme une âme
- « La Fanciulla da Vulci », deuxième moitié du 1er siècle avant J. -C., ©Roma, Fondazione Torlonia
Il y aurait, dans cette expo foisonnante inspirante, mille dessins d’observation, d’après modèles, à faire : les formes simplifiées des profils de visages, notamment ceux apparaissant sur les bas-reliefs des vases démesurés décorés de personnages en pied, peuvent faire penser à Poussin ou à Picasso, deux artistes, tant classiques que modernes, vénérant l’antique, puis les yeux de certaines femmes représentées en amande, comme ceux de la magnifique, via son marbre blanc à grain cristallin très fin, Fanciulla da Vulci, ou Jeune fille Torlonia (la fraîcheur de ses traits (nez en trompette, sourire elliptique étrusque), combinée à la réalisation si particulière de ses yeux, a très tôt attiré l’attention des archéologues, au point qu’elle est devenue l’une des œuvres les plus connues et commentées de toute la collection), rappellent fortement Modigliani, le moderne maudit de Montmartre ayant certainement bien regardé, lorsqu'il réalisait ses sculptures en pierre calcaire et ses dessins concis, la pureté formelle de l’hellénisme italique ; certains tracés bidimensionnels, des fac-similés, courent d’ailleurs joliment, comme pour faire écho aux volumes exposés, sur les murs, devenus ainsi feuilles de dessin, du parcours proposé.
- La magistrale Cour du Sphinx du musée du Louvre, Paris, juillet 2024
Le clou de l’événement, indépendamment des pièces gréco-latines exposées, est une immense salle dotée d’une grande verrière Art déco qui sera prochainement rajeunie, dénommée la Cour du Sphinx, très haute de plafond et garnie de sculptures très diversifiées (portraits, vases géants, cratères à volutes, autels néo-attiques avec divinités, statues, bas-reliefs, scènes de genre, pièces antiques restaurées…), fonctionnant comme caisse de résonance pour permettre le déploiement des vestiges d’une Rome, ville ouverte distillant ses secrets, sortilèges, voilages (la beauté du caché et de la suggestion), plissés affriolants, incrustations et joyaux, traversant les siècles pour nous apparaître hic et nunc, à savoir d’ici et maintenant, dans toute leur vitalité communicative, le marbre prenant comme vie ici, nous donnant, au passage, quasiment la chair de poule, alors qu'il passe d'ordinaire pour un matériau froid.
Sensation pleinement ressentie, pour ma part, sur place, du frémissement de la vie à l’œuvre dans de l’inerte devant, par exemple, cet hallucinant petit homme (peureux ?) caché discrètement sous un bélier, sa barbe fournie fusionnant astucieusement avec le pelage doux du mammifère (il s’agit en fait d’Ulysse qui, pour échapper à Polyphème, se dissimule, avec ses compagnons, sous le ventre laineux des béliers du Cyclope), un chapitre du circuit s’appelant très justement, à ce moment-là, « modernité hellénistique » : eh oui, ce sont des œuvres dites anciennes qui, pourtant, pour la plupart, demeurent des plus « contemporaines », ou carrément actuelles car, à travers leur aura somme toute manifeste, elles n'ont absolument rien perdu, en restant inroyablement « fraîches », de leur capacité à nous absorber fort longtemps, tant esthétiquement que spirituellement.
- Groupe sculpté représentant Ulysse caché sous un bélier, copie romaine sculptée dans la seconde moitié du 1er siècle ap. J. -C., d’après une œuvre originale grecque du 2e siècle av. J. -C., marbre de Carrare (Italie), Rome, Fondazione Torlonia
- Zoom sur la sandale d’Hermès, en marbre, le dieu grec antique malin du commerce, de la richesse et de la chance, copie romaine d’après un original grec
Question subsidiaire : au bout du compte, quand une telle beauté transalpine intemporelle vient à Paname, pourquoi, comme d’aucuns le font pour apparaître soi-disant dans le coup, perdre son temps en se rendant chez notre voisine, et amie, la Botte pour aller voir, limite en se forçant, la quincaillerie cheap, indigente et uniforme de la dernière biennale d’art contemporain à Venise (jusqu’au 24 novembre prochain), survendue en général par une presse de niche complice adepte du publireportage qui va nous annoncer forcément un truc téléphoné du genre « 8 pavillons surprenants à voir absolument » et fomentée par des artistes interchangeables en série qui n’ont souvent rien dans le bide, si ce n’est leur morgue suffisante ? Eh oui, l’académisme n’est pas forcément là où on le croit, loin s’en faut.
In fine, l’intrépide, osée et faramineuse collection labellisée TORLONIA, comme boostée ici par celle du Louvre, est pleine de surprises de taille, minuscule monumentale, certes elle est bien vaste et un peu fatigante pour les pieds mais pardi, si je puis me permettre, allez-y, l'ensemble, des plus copieux, vaut vraiment le détour !
« Chefs-d’œuvre de la collection Torlonia », musée du Louvre, Paris, en partenariat avec la ville (éternelle) de Rome, commissaire générale : Cécile Giroire, directrice, département des Antiquités grecques, étrusques et romaines, commissaire scientifique : Martin Szewczyk, conservateur, département des Antiquités grecques, étrusques et romaines, jusqu’au 11 novembre 2024, ©photos in situ V. D. Musée du Louvre, aile Denon, salles 408 à 414, 9h-18h (sf mar.), 9h-21h (mer., vend.), 99, rue de Rivoli, Paris 1er. Tél : 01 40 20 53 17 (22€, sur rés.). Catalogue Louvre Éditions/Le Seuil, Chefs-d’œuvre de la collection Torlonia, sous la direction de Carlo Gasparri, Salvatore Settis et Martin Szewczyk, 340 p., format 24 x 28 cm, 45€.
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