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Accueil du site > Culture & Loisirs > Culture > « Le Guépard », la somptueuse fresque de Luchino Visconti

« Le Guépard », la somptueuse fresque de Luchino Visconti

Peu enthousiasmée par les films sortis en salles récemment, je préfère aujourd’hui vous parler d’un classique du septième art sorti en DVD : « Le Guépard », de Luchino Visconti (1963).

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En 1860, en Sicile, tandis que Garibaldi et ses chemises rouges débarquent pour renverser la monarchie des Bourbons de Naples et l’ancien régime, le prince Don Fabrizio Salina (Burt Lancaster), accompagné de sa famille et de son confesseur le Père Pirrone (Romolo Valli), quitte ses domaines pour son palais urbain de Donnafigata, tandis que son neveu Tancrède rejoint les troupes de Garibaldi. Tancrède s’éprend d’Angelica, (Claudia Cardinale), la fille du riche maire libéral de Donnafugata, Don Calogero. Le Prince Salina s’arrange pour qu’ils puissent se marier. Après l’annexion de la Sicile au royaume d’Italie, Tancrède, qui s’était engagé aux côtés des garibaldiens, les abandonne pour rejoindre l’armée régulière...

Les premiers plans nous montrent une allée qui conduit à une demeure, belle et triste à la fois. Les allées du pouvoir. Un pouvoir beau et triste, lui aussi. Triste, car sur le déclin, celui de l’aristocratie que symbolise le Prince Salina. Beau, car fascinant comme le sont le prince Salina et l’aristocratie digne qu’il représente. Ce plan fait écho à celui de la fin : le prince Salina avance seul, de dos, dans des ruelles sombres et menaçantes puis il s’y engouffre comme s’il entrait dans son propre tombeau. Ces deux plans pourraient résumer l’histoire, l’Histoire, celles d’un monde qui se meurt. Les plans suivants nous emmènent à l’intérieur du domaine, nous offrant une vision spectrale et non moins sublime de cette famille. Seuls des rideaux blancs dans lesquels le vent s’engouffre apportent une respiration, une clarté dans cet univers somptueusement sombre. Ce vent de nouveauté annonce l’arrivée de Tancrède, Tancrède qui apparaît dans le miroir dans lequel Salina se mire. Son nouveau visage. Le nouveau visage du pouvoir. Le film est à peine commencé et déjà son image est vouée à disparaître. Déjà la fin est annoncée. Le renouveau aussi.

Fidèle adaptation d’un roman écrit en 1957 par Tomasi di Lampedusa, Le Guépard témoigne d’une époque représentée par cette famille aristocrate pendant le Risorgimento, « Résurrection » qui désigne le mouvement nationaliste idéologique et politique qui aboutit à la formation de l’unité nationale entre 1859 et 1870. Le Guépard est avant tout l’histoire du déclin de l’aristocratie et de l’avènement de la bourgeoisie, sous le regard et la présence félins, impétueux, dominateurs du Guépard, le prince Salina. Face à lui, Tancrède est un être audacieux, vorace, cynique, l’image de cette nouvelle ère qui s’annonce.

medium_guepard4.JPGLa scène du fastueux bal, qui occupe un tiers du film, est aussi la plus célèbre, la plus significative, la plus fascinante. Elle marque d’abord par sa magnificence et sa somptuosité : somptuosité des décors, soin du détail du maestro Visconti qui tourna cette scène en huit nuits parmi trois cents figurants. Magnificence du couple formé par Tancrède et Angelica, impériale et rayonnante dans sa robe blanche. Rayonnement du couple qu’elle forme en dansant avec Salina, aussi. La fin du monde de Salina est proche mais le temps de cette valse, dans ce décor somptueux, le temps se fige. Ils nous font penser à cette réplique de Salina à propos de la Sicile : "Cette ombre venait de cette lumière." Tancrède regarde avec admiration, jalousie presque, ce couple qui représente pourtant la déchéance de l’aristocratie et l’avènement de la bourgeoisie. Un suicide de l’aristocratie même, puisque c’est Salina qui scelle l’union de Tancrède et d’Angelica, la fille du maire libéral, un mariage d’amour mais aussi et avant tout de raison entre deux univers, entre l’aristocratie et la bourgeoisie. Ces deux mondes se rencontrent et s’épousent donc aussi le temps de la valse d’Angelica et de Salina. Là, dans le tumulte des passions, un monde disparaît et un autre naît. Ce bal est donc aussi remarquable par ce qu’il symbolise : Tancrède, autrefois révolutionnaire, se rallie à la prudence des nouveaux bourgeois, tandis que Salina est dans une pièce à côté, face à sa solitude, songeur, devant un tableau de Greuze, la Mort du juste, faisant « la cour à la mort », comme le lui dira ensuite magnifiquement Tancrède.

Angelica, Tancrède et Salina se retrouvent ensuite dans cette même pièce, face à ce tableau morbide, alors qu’à côté se fait entendre la musique joyeuse et presque insultante du bal. L’aristocratie vit ses derniers feux mais déjà la fête bat son plein. Devant les regards attristés et admiratifs de Tancrède et d’Angelica, Salina s’interroge sur sa propre mort. Cette scène est pour moi une des plus intenses de ce film, qui en compte pourtant tant qui pourraient rivaliser avec elle. Les regards lourds de signification qui s’échangent entre eux trois, la sueur qui perle sur les trois visages, ce mouchoir qu’ils s’échangent pour s’éponger en font une scène d’une profonde cruauté et d’une sensualité où entre deux regards et deux silences, devant ce tableau terriblement prémonitoire de la mort d’un monde et d’un homme, illuminé par deux bougies que Salina a lui-même allumées comme s’il admirait, appelait, attendait sa propre mort, devant ces deux êtres resplendissants de jeunesse, de gaieté, de vigueur, devant Salina las mais toujours aussi majestueux, plus que jamais peut-être, rien n’est dit et tout est compris.

medium_guepard3.JPG Les décors minutieusement reconstitués d’une beauté visuelle sidérante, la sublime photo de Giuseppe Rotunno font de ce Guépard une véritable fresque tragique, une composition sur la décomposition d’un monde, dont chaque plan se regarde comme un tableau, un film mythique à la réputation duquel ses voluptueux plans séquences (notamment la scène du dîner pendant laquelle résonne le rire interminable et strident d’Angelica comme une insulte à l’aristocratie décadente, au cours duquel se superposent des propos, parfois à peine audibles, faussement anodins, d’autres vulgaires, une scène autour de laquelle la caméra virevolte avec virtuosité, qui, comme celle du bal, symbolise la fin d’une époque), son admirable travail sur le son donc, son travail sur les couleurs (la séquence dans l’Eglise où les personnages sont auréolés d’une significative lumière grise et poussiéreuse), ses personnages stendhaliens, ses seconds rôles judicieusement choisis (notamment Serge Reggiani en chasseur et organiste), le charisme de ses trois interprètes principaux, la noblesse féline de Burt Lancaster, la majesté du couple Delon-Cardinale, la volubilité, la gaieté et le cynisme de Tancrède formidablement interprété par Alain Delon, la grâce de Claudia Cardinale, la musique lyrique, mélancolique et ensorcelante de Nino Rota ont également contribué à faire de cette fresque romantique, engagée, moderne, un chef-d’œuvre du septième art. Le Guépard a ainsi obtenu la Palme d’or en 1963... à l’unanimité.

La lenteur envoûtante dont est empreinte le film métaphorise la déliquescence du monde qu’il dépeint. Certains assimileront à de l’ennui ce qui est au contraire une magistrale immersion dont on peinera ensuite à émerger, hypnotisés par l’âpreté lumineuse de la campagne sicilienne, par l’écho du pesant silence, par la beauté et la splendeur stupéfiantes de chaque plan. Par cette symphonie visuelle cruelle, nostalgique et sensuelle, l’admirateur de Proust qu’était Visconti nous invite à l’introspection et à la recherche du temps perdu.

La personnalité du Prince Salina devait beaucoup à celle de Visconti, lui aussi aristocrate, qui songea même à l’interpréter lui-même, lui que cette aristocratie révulsait et fascinait à la fois et qui, comme Salina, aurait pu dire : « Nous étions les guépards, les lions, ceux qui les remplaceront seront les chacals, les hyènes, et tous, tant que nous sommes, guépards, lions, chacals ou brebis, nous continuerons à nous prendre pour le sel de la terre. »

Que vous fassiez partie des guépards, des lions, chacals ou brebis, ce film est un éblouissement inégalé par lequel je vous engage vivement à vous laisser hypnotiser...

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10 réactions à cet article    


  • maxim maxim 18 janvier 2007 10:43

    ah oui,c’était la grande époque du cinéma Italien....de l’après guerre avec le voleur de bicyclette,en passant par il bidone,le fanfaron,la dolce vita et toutes ces merveilles du ciné realiste dont il etaient les maitres incontestés...

    le guépard que l’on a revu recemment,avec sa distribution somptueuse,et tout ce que vous avez su si bien decrire,nous a replongé dans les superproductions de qualité loin du vulgaire et du pretentieux que l’on essaie de nous bazarder actuellement......

    revoir Delon ,le vrai,celui de l’époque où débutait sa splendeur.....maintenant,il se raccroche aux branches....

    et Claudia Cardinale,belle à eclipser les palichonnes actuelles.....

    Lancaster,un vrai bonhomme.....

    on ne veut pas etre passéiste et dire c’était mieux avant....

    va savoir.....

    merci pour l’article.


    • UGH (---.---.29.92) 18 janvier 2007 11:25

      Le Guépard. Voilà un film qui mérite d’être vu dans une grande salle de cinéma !


      • panama (---.---.198.59) 18 janvier 2007 12:19

        Je préfère Ludvig... plus abouti esthétiquement pour moi.

        En fait je n’aime pas le jeu de Delon.

        Chef d’oeuvre, ^certes.


        • Sandra.M Sandra.M 19 janvier 2007 10:41

          @maxim:Si vous voulez prolonger l’entracte et continuer à discuter classiques du septième art, sur mon blog figurent de nombreuses critiques de classiques, sinon, j’en publierai de nouveau sur Agoravox bientôt.


        • Sandra.M Sandra.M 18 janvier 2007 14:37

          @ Maxim : ce n’était pas mieux avant, les producteurs étaient peut-être moins frileux et surtout depuis la télévision a imposé son impitoyable loi. Un film comme le Guépard serait-il produit aujourd’hui ? Pas sûr... @panama : j’ai du mal à imaginer un autre acteur que Delon, magistral, dans le rôle de Tancrède


          • Sandra.M Sandra.M 18 janvier 2007 15:58

            @maxim:Les cartes illimitées, les DVD, et le piratage ont, il est vrai, banalisé l’acte d’aller au cinéma. Je ne trouve pas que DElon surjoue dans « Le Guépard », cela correspond au caractère de son personnage : fier, exubérant, presque cynique.


          • panama (---.---.198.59) 18 janvier 2007 16:49

            Je me demande ce que les femmes trouvent à Delon. Mais bon, passons.

            A priori Visconti lui trouvait la même chose.


          • maxim maxim 18 janvier 2007 15:14

            j’ai conscience, avec le recul que ce n’était pas mieux avant...

            mais autrefois..(ça fait vieux schnock)....aller au cinéma etait une veritable sortie,et les bons films sont restés gravés justement parce qu’ils sortaient du commun,il y avait pas mal de navets aussi,il faut etre franc...

            les navets c’etait quand on allait se planquer avec sa petite copine,on se foutait du film...

            sinon,le guepard,et le cinema Italien de l’epoque de sa splendeur sont restés dans les memoires comme reference,et sont recherches par les collectionneurs.....

            quand à Delon,on aime ou pas,mais il ne laisse jamais indifférent, parfois il a tendance à en faire un peu trop et a souvent joue de son physique.... dans le guepard peut etre forçait il un peu trop pour ne pas se faire éclipser par ses deux partenaires.....

            ce que vous dites au sujet de la television est juste,elle a entamé une bonne part de spectateurs au cinema...et maintenant les acteurs ont presque un passage obligé à la téle pour obtenir la notoriété......


            • maxim maxim 18 janvier 2007 22:34

              c’est dommage on a été tres peus sur ce debat....ça nous faisait un petit entr’acte sympa.....

              j’ai été ravi de pouvoir partager votre passion pour le 7 eme art ...j’aurai plaisir à vous relire...on pourra en reparler......

              bon courage.....


              • armand (---.---.26.155) 22 janvier 2007 18:43

                Mais qui vous parle de Delon. Ah, Burt Lancaster, voilà le vrai Homme du film ! N’est-ce pas, Sandra, une petite valse avec lui, cela vous dirait, non ? J’ai toujours été impressionné par les personnages crépusculaires : James Mason dans « Pandora » (que je fais étudier à mes étudiants) ; Lancaster dans « Le Guépard », plus tourmenté, Mathias Habich dans « Le coup de grâce » de Volker Schlondorf. Et toute l’équipe que Jacques Perrin avait réuni pour son « Désert des Tartares ».

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