« Le Journal d’une Femme de Chambre » Lisa Martino mise en scène par Nicolas Briançon à La Huchette
Seule sur scène avec le journal d'Octave Mirbeau, celui de la femme de chambre que le dramaturge constitue en témoin privilégié de la société de son époque (1900) ainsi qu'en observatrice et portraitiste en prise avec le choc des classes sociales faisant des populaires les obligées des nanties, Lisa Martino se voit, elle, investie par Nicolas Briançon d'objectiver son interprétation pour être au plus proche du fameux roman afin d'en stigmatiser les moeurs... bien avant "Me too".
Cependant c'est en s'abstenant à dessein de tout jugement moral qu'il faut apprécier la forme littéraire de Mirbeau qui, dénonçant l'esclavagisme généralisé, distille un souffle puissant et ambitieux à celle qu'il incite à s'élever au-dessus du cloaque de la nature humaine universelle voire intemporelle.
La valeur du style se mesure alors par la permanence à prendre le parti de ne jamais se laisser entraîner par la bassesse humaine décrite à satiété mais tout au contraire à relever la tête pour en pourfendre le vice congénital.
Comme dans une sorte d'écartèlement entre le bien et le mal, l'écrivain et son lecteur avancent en taillant à coups de serpe le terreau nauséabond sur lequel ensemble ils évoluent de concert mais dont Célestine tient la barre avec le sourire forcené alors que Lisa est présentement en mission de le médiatiser hic et nunc sur le "microscope" scénique de la Huchette.
La force théâtrale se manifeste dans le geste charnel consistant à faire passer la couleur des mots choisis dans l'intention éthique de terrasser l'adversité.
Ce n'est pas pour rien qu'Octave Mirbeau a été éduqué par les Jésuites, il en porte le flambeau du dépassement de soi délibérément transgressif.
Si, sur les planches, la dramaturgie relationnelle se focalise sur la place de servante pour laquelle Célestine vient d'être embauchée au Prieuré en Normandie chez les Lanlaire et qu'elle occupera jusqu'à sa démission dans la perspective de se marier à Cherbourg avec Joseph, son collègue jardinier-cocher, le roman, lui, multiplie les flash-back reconstituant son parcours professionnel à travers maintes expériences chez les "Bourgeois" toutes plus désastreuses les unes que les autres mais dont l'accumulation secrète la sève explosive et néanmoins existentielle de sa personnalité.
Ce n'est guère en s'épanchant sur ses malheurs présents et passés que se relate son journal intime à portée exemplaire mais bel et bien dans l'affirmation d'une prise de conscience concernant l'inertie collective favorisant exclusivement les possédants au détriment de ceux qui sont exploités pour en perpétuer le système.
Au cœur de l'enchaînement destructeur, la spoliation sexuelle se dresse comme l'un des principaux rouages du fonctionnement social au travers de son catalogue infini de perversités plus ou moins explicites.
C'est effectivement dans l'ambiguïté qu'excellent et progressent les postures apparemment vertueuses se retournant aisément en leurs valeurs contraires où toutes les vilenies ont liberté de prospérer.
Si donc l'invite du spectacle à lire l'œuvre d'Octave Mirbeau s'exerce avec tant de persuasion bien qu'il soit peu possible d'en sortir indemne, c'est que derrière chaque fait délictueux dénoncé s'en cache systématiquement un autre encore moins reluisant et ainsi de suite jusqu'à saturer l'espace vital de chaque domestique employé à satisfaire le caprice incessant de ses maîtres.
Cependant au lieu d'en tirer un constat désabusé, c'est comme si l'auteur nous prenait par la main pour ouvrir la porte de sortie vers un monde meilleur que seule l'intelligence pragmatique serait à même de décider par elle-même... encore faudrait-il qu'elle soit convaincue du bienfait à long terme pour l'humanité !
Lisa Martino s'applique, mutine, à mettre ses pas dans ceux de Célestine ; la comédienne se laisse porter par le personnage sans chercher à en prendre la directive ou l'ascendant... de façon à le situer juste là où Octave Mirbeau le mène, c'est-à-dire dans cet espace temps où tout reste contradictoire à jamais mais où "l'intégrité"est le seul refuge qui vaille.
Nicolas Briançon, lui, veille à ce que chacun soit bien à sa place, y compris celle du metteur en scène afin de pouvoir assister tous ensemble à l'écoute fructueuse et, si possible, profitable du "Journal" d'Octave !
photos 1 & 2 © Fabienne Rappeneau
photos 3 à 7 © Theothea.com
LE JOURNAL D'UNE FEMME DE CHAMBRE - ***. Theothea.com - d' Octave Mirbeau - mise en scène Nicolas Briançon - avec Lisa Martino - Théâtre de La Huchette
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