Le Lagon noir Un roman insulaire
Le Lagon noir (1), deux énigmes policières à Reykjavík, capitale de l’Islande, et Keflavik, la base américaine voisine. Deux mondes reliés seulement par les travailleurs qui, chaque jour, vont de l’une à l’autre. L’isolement des lieux et des populations, la solitude des personnes dans un roman insulaire.
Les policiers de la Brigade criminelle, Marion et Erlendur enquêtent, ensemble, après la découverte du corps d’un homme, trentenaire, dans le lagon tandis que l'inspecteur Erlendur s’intéresse, pour des raisons personnelles, à la disparition inexpliquée en 1953 d’une jeune fille de 19 ans.
Vingt-cinq ans après cette disparition, la vie a bien changé même si les lieux sont les mêmes, si des Islandais vont toujours travailler à la base.
Tous les militaires américains logent désormais sur la base, une véritable ville avec boutiques, bars, bowling, cinéma…
Dans la capitale, les baraquements, immondes, occupés dans les années cinquante par les familles les plus pauvres, après le départ des militaires américains, ont été remplacés par des immeubles et une piscine. La pénurie de l’après guerre s’est atténuée.
Mais ramener de l’alcool, des cigarettes américaines ou de la marijuana de la base procure toujours quelques revenus supplémentaires au prix de risques mineurs.
Les enquêtes simultanées sur les deux affaires permettent d’entretenir l’attention du lecteur par leur progression. Par les hypothèses discutées par les policiers, leurs suppositions ou celles des témoins ou suspects interrogés… Propres à égarer le lecteur.
Mais aussi par la description d’une personne, d’un lieu avant d’en connaître l’identité, par le changement d’enquête d’un chapitre à l’autre ou, de façon plus abrupte, d’un paragraphe à l’autre, d’une phrase à l’autre, à l’occasion d’échanges ou d’une pensée qui vient, tout à coup, à l’esprit d’un policier…
Tout d’abord, le roman présente ce qui sera le décor d’une partie de la première énigme.
Le hangar pour avions, aux murs gigantesques, à la hauteur de plafond vertigineuse, de la base militaire américaine, plantée sur la lande où ne survivent que les plantes les plus endurcies, tandis que le vent glacial heurte violemment cet obstacle. L’enveloppe de ses hurlements.
Tout à coup, la chute d’un tuyau puis un bruit sourd comme celui d’un corps tombé du plafond. Et le silence de la nuit.
Non loin de là, une jeune femme soigne un psoriasis en allant prendre des bains solitaires et nocturnes dans un lagon dont elle apprécie la douceur apaisante de l’eau, la beauté du lieu, magnifique et inquiétant avec ses champs de lave, la vapeur d’eau qui s’élève et la vue d’une centrale d’énergie thermique.
Après une heure de baignade, elle distingue à peine ce qu’elle croit être une chaussure à la surface de l’eau… qui se révèle être le pied d’un cadavre. Point de départ de l’enquête sur la base, essentiellement.
Pour résoudre l’énigme du cadavre du lagon, trouver la cause de sa chute vertigineuse, suicide, accident ou crime dont les mobiles éventuels pourraient être trafic de drogue, espionnage, crime passionnel... la difficulté tient à l’espace : l’extraterritorialité de la base sous souveraineté américaine, même si une collaboration s’établit entre les deux inspecteurs de la brigade criminelle islandaise et une policière militaire américaine.
La difficulté de l’enquête sur la disparition de la jeune fille provient du temps qui ne joue pas en notre faveur comme dans bien des domaines. Conduite en ville, 25 ans après les faits, des témoins ont disparu, les souvenirs s’estompent. Cette recherche obsessionnelle (2) de l’inspecteur Erlendur est orientée par des considérations sociales ou psychologiques, quelquefois mêlées pour expliquer la disparition d’une belle jeune fille de bonne famille sur le chemin de l’école qu’elle prenait tous les jours en longeant un quartier à mauvaise réputation…
Pour un lecteur qui ne connaît pas ou connaît peu l’Islande, ces deux enquêtes donnent à voir le pays, sa situation sociale en ville et même la cuisine islandaise par les rencontres de l’inspecteur Erlendur avec des témoins qui l’aident à progresser... La présence de Caroline, la policière américaine, ignorante de tout ce qui concerne l’Islande, est une autre façon de rappeler la dure histoire du pays, d’un peuple habitué à mourir de faim, de faits élémentaires, politiques ou culturels. Façon d’éclairer aussi le lecteur sur la situation politique des années 70 et les relations entre les tout-puissants États-Unis et la petite Islande. Et même sur certaines activités très discrètes de l’armée américaine...
Le tout sur fond d’un double isolement. Deux îlots sur une même île.
Une base militaire étrangère, à la vie artificielle, autonome, sous l’autorité de la première puissance mondiale totalement coupée de son environnement immédiat. Reliée aux États-Unis et au Groenland par voie aérienne. Où les inspecteurs ont l’impression d’être au Texas, à quelques kilomètres de chez eux.
La capitale d’un petit pays invivable, du bout du monde. Froidement balayé par le vent. Sans aucun lien réel avec le reste du monde
Ces deux îlots, isolés du reste du monde, se côtoient, s’ignorent ou se méprisent.
Les Islandais n’ont que des liens anciens avec l’extérieur : une mère d’origine danoise pour l’un, un séjour en sanatorium au Danemark dont il ne reste qu’une correspondance épistolaire pour l’autre, pour un troisième, des goûts vestimentaires et musicaux, nostalgie d’un séjour aux États-Unis…
Les militaires de la base sont des exilés, en pénitence, sans aucun contact avec le pays.
Isolement et solitude : tous les personnages vivent seuls, veuf et célibataire (sic), divorcés, séparés. Les témoins, amis ou membres des familles. L’inspecteur Erlendur, récemment divorcé regarde de loin sa fille dans la cour de l’école. Le commissaire Marion apprend en cours d’enquête la mort de sa seule amie. La policière américaine est là, à la suite d’une rupture.
Les moments heureux sont dans la passé. Ou finissent là : la seule personne qui avait un lien affectif à la base et à la ville se retrouve dans le lagon…
Dans ces deux mondes, la vérité, la légalité sont variables suivant les circonstances… Au bas de l’échelle, petit trafic avec l’excuse de la pénurie ou d’un besoin de cannabis pour calmer les douleurs d’une sœur atteinte de cancer. Pour le commandement de la base, préservation d’un secret d’État dans le contexte de la Guerre froide. Pour les trois policiers Marion, Erlendur et Caroline, progression dans les enquêtes vers la justice…
Les trois policiers sont, cependant, empreints d’un humanisme contemporain, assez formel, qui leur fait affirmer leur antiracisme, leur féminisme, leur compassion pour tous ceux qui souffrent même s’ils ne sont pas conformes : Caroline protège même la malheureuse qui l’a traitée haineusement pour la couleur de la peau…
Tout ceci cache une fêlure personnelle évoquée plus ou moins discrètement.
L’auteur lui-même est victime de cette insularité discrètement nationaliste : les victimes dans les deux histoires sont islandaises, les coupables sont un militaire américain et un malheureux psychopathe d’origine danoise... Bataille des polices, le Goliath américain est vaincu par le David islandais.
Il est certain qu’il faut que ce petit peuple soit solide pour survivre dans un environnement, proche ou lointain, aussi difficile.
Un vrai roman noir et froid. Où les points positifs sont rares. Le respect professionnel et l’entente de la policière américaine avec les inspecteurs islandais pour faire avancer la justice envers et contre tout. Le renforcement discret des liens entre les deux inspecteurs….
Dommage que, dans ce roman bien mené, bien situé qui fait connaître l’Islande et son peuple, se trouvent quelques clichés, maladresses de vocabulaires, qui ne sont pas toujours le fait des personnages et qu’il faut bien attribuer au traducteur ou à l’auteur... la chute vertigineuse ou l’échafaudage d’une hauteur vertigineuse (vertigineuse, 15 fois dans le roman) n’étaient pas indispensables, pas plus que le hangar ou les murs gigantesques (9 fois).
Généralités
Ce livre a été lu et écouté dans le cadre des Chamailleurs : cette année, chacun présente un roman policier existant sous la forme de livre écrit et d’audiolivre, une participante ayant des problèmes de vue.
La technique de l’audiolivre est remarquable malgré la difficulté à comprendre les noms propres islandais. Et à les mémoriser même à la lecture. Parfois, dans un dialogue, il est difficile de savoir qui parle si ce n’est pas précisé au début ou à la fin de la phrase. Même si le récitant modifie sa voix d’un personnage à l’autre.
La lecture apparaît là comme du théâtre incomplet.
Personnellement, c’était la seconde expérience d’audiolivre. La première, L’Étranger, lu par Albert Camus lui-même, avait été une déception. Peut-être parce que L’Étranger, connu, avait déjà sa propre musique. Ce qui n’était pas le cas, pour Le Lagon noir qui est aussi captivant, lu ou écouté.
1 - Le lagon noir Une enquête de l’inspecteur Erlendur de Arnaldur Indridason, Editions Métailié 2016/audiolib (10h05) lu par Jean-Pierre Delhausse.
2 - A la suite d’une mésaventure personnelle, obsession de Erlendur pour ceux qui ont disparu ou ceux qui ont survécu. Lequel des deux je suis, celui qui vit ou celui celui qui meurt (Steinn Steinarr, 1908-1958, grand poète islandais)
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