Le motard
L’été est, dit-on, le temps de la lecture. Le temps, peut-être, de lire cette nouvelle noire...

André Sabatier laissa retomber sa fourchette. Cette blanquette était décidément trop copieuse. « Le genre de plat qui te fait tomber trois tonnes sur l’estomac ! » aurait affirmé ce barge de Rico. Avec à la clé un risque non négligeable de somnolence. Pour L’Ardéchois, pas question de se relâcher : il restait encore deux cents bornes à tirer jusqu’au rafiot qui devait le conduire jusqu’à sa planque irlandaise dans la baie de Dingle. Deux cents bornes d’une vigilance de tous les instants. En principe, pas de risque d’accroc : les barrages avaient été levés depuis belle lurette sur l’ensemble du territoire. Seul pouvait subsister, ici ou là, un contrôle de routine. Pas de quoi s’affoler : avec sa nouvelle tronche et ses fafiots de première bourre, les pandores ne verraient en face d’eux qu’un quadra peroxydé au look de tantouze, un dénommé Jean-Luc Thyssen, domicilié à Woluwé-Saint-Pierre dans les faubourgs chics de Bruxelles. Quant à la bécane, elle tournait comme une horloge helvète. Aucun souci à redouter de ce côté-là. Quand même, mieux valait garder les idées claires. Sabatier repoussa son assiette et commanda un double café sans passer par la case fromage ou dessert pourtant prévue dans le menu du jour à 13 euros. Il renonça, pour le même motif, à terminer son pichet de vin. Non sans un certain mérite : le pinard proposé par la patronne n’était qu’un vin de pays sans prétention, mais il caressait agréablement le palais. En d’autres temps, Sabatier aurait liquidé le picrate. En d’autres temps, il aurait également fait du gringue à la serveuse, une petite brunette au sourire espiègle et à la fesse aguichante. Du gringue, et plus si affinités…
Quatorze heures sonnèrent au coucou de la salle à manger sans troubler la quiétude des biches qui s’abreuvaient dans la mare de la grande tapisserie défraîchie qui ornait le mur du fond. L’Ardéchois vida son café. L’addition réglée, il sortit calmement du resto, sanglé dans son blouson de motard en cuir noir. Par chance, il faisait un temps exécrable, mélange de crachin et de bourrasques. Un temps à faire fuir le plus zélé des poulets. N’empêche, pas question de prendre le moindre risque. Sans hâte, Sabatier assujettit son casque, puis enfila ses gants. D’un revers de main, il balaya l’eau qui s’était accumulée sur le siège de la moto. La Kawasaki, docile, démarra au quart de tour. Une bonne machine.
Le camion d’Yvon Coroller déboucha sur la crête. Un fort vent de nord-ouest balayait la lande. Tandis que le poids lourd tournait sur le rond-point, une rafale soudaine vint frapper la tôle. La carrosserie fatiguée émit une longue plainte métallique. Le conducteur n’y prêta pas attention. Machinalement, son regard s’était porté vers l’émetteur du Roc’h Tredudon dont l’antenne se perdait dans les effilochures de brouillard. Pas de danger qu’il saute celui-là, les mouvements autonomistes bretons avaient depuis longtemps renoncé à l’activisme violent. Dommage, d’une certaine manière, vu les programmes de merde que diffusait la télé et dont se gavait cette sotte de Katell dès qu’il avait le dos tourné. Bien que d’une nature paisible, Yvon Coroller en vint à souhaiter qu’une bonne charge d’explosif détruise une nouvelle fois le pylône, histoire de sevrer sa femme de ces inepties dont elle s’abrutissait des heures durant. Réflexion faite, mauvais calcul : elle lui pourrirait la vie jusqu’à l’installation d’une parabole. Une nouvelle plainte de la carrosserie ramena Coroller à sa conduite. Il haussa les épaules et s’engagea résolument en direction de Brasparts, sans un regard pour le Roc’h Trévézel dont les crocs de schiste lacéraient le ciel plombé.
Depuis son départ du restaurant, deux heures plus tôt, André Sabatier taillait la route avec prudence, en veillant à ne jamais dépasser les limitations de vitesse pour le cas où une patrouille de pandores serait embusquée à l’affût d’éventuels contrevenants. On ne sait jamais avec les flics. C’était toutefois hautement improbable, compte tenu de la météo dégueulasse qui sévissait sur l’Ouest depuis deux jours. En outre, il ne circulait qu’un faible nombre de véhicules sur cette route paumée des Monts d’Arrée. Faut dire que la contrée était pour le moins inhospitalière : de grands espaces pelés d’où émergeaient, ici et là, des moignons rocheux noirâtres tout ruisselants de pluie. En contrebas de la route s’étendait une immense cuvette désertique, faite de tourbières pisseuses et de landes marronnasses. Un vaste lac, dominé à l’une de ses extrémités par la masse de béton d’une ancienne centrale nucléaire, complétait ce paysage de désolation dépourvu de toute habitation visible. « Bienvenue à Brennilis », se dit mentalement l’Ardéchois en consultant la carte routière glissée sous le lecteur plastifié.
Hervé Grall et Louis Hamon en avaient terminé avec Fanch Rivoal. Pour la troisième fois en moins de deux mois, le vieil homme s’était enfui de chez lui complètement à poil. Au risque de choper une bonne crève par ce temps de chien. Côté attentat à la pudeur, pas de danger que l’exhibition effarouche la maigre population de Botmeur, vu le délabrement physique du délinquant : torse aux côtes saillantes, membres décharnés, fesses inexistantes ; quant à l’appareil génital, bordé par un frisottis de crins blanchâtres et parcimonieux, il se résumait à des balloches flasques et une chose pendouillante et molle, à dégoûter la plus délurée des gamines. Á l’évidence, Rivoal n’avait rien à voir avec un faune lubrique. Tout au plus un vieillard gâteux. N’empêche, pour la deuxième fois, plainte avait été déposée à la gendarmerie. Enfin, l’affaire était maintenant définitivement réglée : la mort dans l’âme, Hortense Rivoal avait signé l’internement de son bonhomme dans une maison de retraite spécialisée.
Saloperie de temps. Sur la route du retour, les deux gendarmes décidèrent de s’octroyer une pause café à La Croix Cassée. Posé au bord de la route de Brasparts, le bistrot faisait figure d’oasis dans ce désert lugubre et sombre. Tandis que les gendarmes sirotaient leur jus au comptoir, le vent se renforça en mugissant sur la lande. Des bourrasques de pluie vinrent frapper les vitres du bistrot. Leur tasse bue, les gendarmes sortirent du café. Un camion chargé de tôles brinquebalantes les noya dans un nuage de flotte. Les flics prirent place en pestant à bord de leur Peugeot. L’adjudant Grall s’apprêtait à démarrer lorsqu’une moto surgit dans son rétroviseur. Le flic la laissa passer et se coula dans son sillage en direction de la brigade.
Pas de doute, le camion vibrait. Les sangles qui maintenaient le chargement avaient pourtant été serrées au maximum. Toujours pareil avec ces putains de tôles : au bout d’un moment, quoi qu’on fasse, ça finissait par jouer avec les cahots de la route. Un instant, Yvon Coroller fut tenté de s’arrêter sur le bas-côté pour s’assurer de la solidité de l’arrimage. Bah ! plus que quinze bornes jusqu’à Pleyben. Ça tiendrait bien jusque là ! D’ailleurs mieux valait ne pas s’arrêter maintenant. Les poulets étaient à La Croix Cassée. Sûr qu’ils viendraient l’emmerder s’ils le voyaient garé en bord de route par ce temps. Coroller brancha l’autoradio. La voix éraillée d’Arno emplit l’habitacle : « She’s a bathroom singer… » Katell aussi était une bathroom singer. Qu’est-ce qu’elle pouvait le faire chier avec ses bluettes à la con. Ras la casquette des Fabian, Obispo, Dion et autres Cabrel. Yvon Coroller changea de station, dénicha un Carlos Nuñez de derrière les fagots. Il s’abandonna à la voix chaude de la gaïta du galicien.
L’Ardéchois fronça les sourcils en voyant la bagnole des gendarmes prendre son sillage. D’un geste machinal, il s’assura de la présence du Manurhin dans sa poche droite. Fausse alerte : les pandores restaient sagement calés dans son dos, à mille lieues d’imaginer que le motard belge qui les précédait était l’homme le plus recherché de France. Sabatier sourit : on ne laisse pas trois flics au tapis sans s’attirer quelques désagréments. Malgré la levée des barrages, l’Ardéchois savait que la traque se poursuivait dans l’ombre, haineuse, déterminée, impitoyable. Une traque à mort. Sa propre mort. Celle d’autres flics. Les deux peut-être. Les deux sans doute. Une seule chose était sûre : il n’y aurait jamais de procès Sabatier.
Yvon Coroller avait laissé sur la droite la petite route qui montait au Mont Saint-Michel de Brasparts. Masquées par les flaques d’eau, des nids de poule parsemaient les bords de la chaussée par endroits. Le camion les franchissait en gémissant. Absorbé par l’écoute de Carlos Nuñez, le conducteur n’y prêtait guère attention. Soudain, un cahot plus violent provoqua une embardée du camion. Un claquement sec se produisit à l’arrière. Coroller comprit aussitôt qu’une sangle venait de se rompre. Comme pour lui donner raison, le chant métallique des tôles en goguette vint couvrir le son de la gaïta. Le conducteur émit une bordée de jurons. Entre temps, le halo jaunâtre d’un phare s’était inscrit dans le rétroviseur : une moto avait entrepris de le doubler. Lancé sur son erre, le deux-roues parvint à la hauteur de la cabine. Ce fut la dernière image qui s’inscrivit dans l’œil du conducteur. Il s’affala sur son volant, le cœur foudroyé par l’horreur.
Prudemment, l’adjudant Grall stoppa la Peugeot à distance de l’accident : des feuilles de tôle, portées par les rafales de vent, continuaient de voler ça et là sur la chaussée et la lande, comme autant de menaces. Á cent mètres de là, le camion avait versé dans le fossé. La moto et son pilote gisaient un peu plus loin, couchés sur le bitume détrempé. Tandis que son collègue alertait la brigade, le lieutenant Hamon, intrigué, s’extirpa de la voiture malgré le danger : lors de l’accident, il avait cru voir un objet noir rebondir sur la route en avant de la voiture pour finir sa course dans les bruyères du bas-côté…
Trente secondes plus tard, l’officier, livide, vomissait son déjeuner. Á ses pieds gisait un casque dont la visière avait été arrachée. Deux grands yeux étonnés fixaient le gendarme. Le cou ensanglanté du motard avait été tranché net, comme au rasoir.
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