Le Nègre des lumières
Rassurez-vous, il ne s’agit pas d’un nouvel article sur Obama. Le « Nègre des lumières », c’est ainsi qu’Alain Guédé nomme l’étonnant, le séduisant, le talentueux Joseph Boulogne, chevalier de Saint-Georges, dans la passionnante biographie qu’il lui a consacrée aux éditions Actes Sud. Compositeur, violoniste, escrimeur, bourreau des cœurs, sportif émérite, le chevalier fut tout cela à la fois. Il fut également le premier officier noir de l’armée française.
Celui qui allait devenir « le brillant mulâtre » nait le 25 décembre 1745 à la Guadeloupe des amours d’un riche colon, Georges Boulogne de Saint-Georges, et d’une esclave d’origine sénégalaise, la belle Nanon.
Né esclave, Joseph aurait dû le rester, comme les nombreux autres bâtards dans son cas. Son père en décida autrement : avec l’accord de son épouse, il reconnait le petit métis et lui fait donner une éducation digne des meilleurs héritiers. Le garçon y fera merveille tout au long de son enfance, particulièrement en équitation, en escrime et en musique, disciplines qui allaient marquer sa vie et lui valoir une renommée internationale.
Joseph quitte les Antilles pour Bordeaux puis Paris en 1753 ; il a 14 ans et accompagne Elisabeth Boulogne, l’épouse de son père, qui lui porte un profond attachement. Deux ans plus tard, en 1755, Georges Boulogne et Nanon les rejoignent dans la capitale. L’année suivante, Joseph entre à l’Académie Royale du maître d’armes et homme de lettres Nicolas Texier de la Boëssière pour se préparer au métier d’officier en compagnie de fils d’aristocrates. Grâce à cet enseignement le jeune homme peut, dès l’âge de 18 ans, intégrer le prestigieux corps des gendarmes du Roi où, nommé « Ecuyer, conseiller du Roi », il acquiert très vite une grande notoriété, tant pour ses exploits d’escrimeur que pour sa virtuosité au violon. Saint-Georges occupera cette charge durant onze ans.
Un art du violon qui, entretemps, lui est enseigné par le trop méconnu Jean-Marie Leclair. Durant la même période, le jeune homme étudie la composition avec un autre grand de la musique, le futur compositeur officiel de la Révolution, François-Joseph Gossec. Joseph commence dès lors à composer, tout en continuant à se consacrer aux activités sportives et aux dames auprès desquelles son charme naturel et sa couleur métissée lui valent un grand succès.
Le Mozart noir
Des activités sportives dans lesquelles le chevalier excelle, que ce soit en équitation, au pistolet, en patinage et en natation, témoin cette traversée de la Seine un bras attaché dans le dos ! Mais c’est grâce à l’escrime que la réputation de Joseph atteint des sommets. En battant à Rouen le chevronné maître d’armes Picard, puis en faisant jeu égal avec l’italien Faldoni, considéré comme le meilleur escrimeur d’Europe, le chevalier de Saint-Georges démontre qu’il est au faîte de cet art. Henri Angelo, maître d’armes à Londres le surnommera plus tard « Le Dieu des armes » !
Ce goût pour le sport en général et l’escrime en particulier n’empêche pas Joseph de travailler la musique. Et là aussi, il ne tarde pas à acquérir une solide réputation d’interprète pour ses talents de violoniste. A tel point que les meilleurs compositeurs de la Cour lui confient l’exécution de leurs œuvres. En 1769, il participe avec Gossec à la création du Concert des Amateurs (70 musiciens amateurs émérites et professionnels de l’Académie royale de musique) dont il devient rapidement le premier violon avant d’en prendre la tête à 28 ans.
Manifestement doué pour la musique, le chevalier a, entretemps, composé des sonates et des quatuors, genre dont il est le précurseur en France avec Gossec. Suivent des symphonies, des concertos et des symphonies concertantes dont la richesse mélodique et la structure rappellent Haydn et Mozart. Ses œuvres sont exécutées par le Concert des Amateurs qui passe, dès 1775, pour le meilleur orchestre d’Europe.
Saint-Georges postule alors pour la direction de l’Académie Royale de Musique, mais il se heurte à une cabale menée par la première danseuse de l’Opéra, Marie-Madeleine Guimard. Louis XVI, partisan du chevalier, ne veut pas heurter ces dames : il ne nomme finalement personne.
A la fin des années 70, Joseph est au sommet de sa carrière musicale. Publié, joué, adulé, on le surnomme même « Le Mozart noir ». Un qualificatif que le musicologue De Lerma trouve emprunt de préjugé : les deux hommes s’étant mutuellement influencés, pourquoi ne pas dire de Mozart qu’il fut le Saint-Georges blanc ? Porté par son talent de musicien, Joseph devient même un proche de la Reine Marie-Antoinette.
Cela ne va pas sans susciter des jalousies chez les courtisans : en avril 1779, le chevalier tombe dans une embuscade dont il se tire sans trop de dommages grâce au renfort de Louis de Lespinasse, gouverneur de Carcassonne, qui habite à proximité.
Dix ans s’écoulent sans évènement notable, à l’exception toutefois d’un voyage à Londres (1787) au cours duquel Saint-Georges croise le fer devant le prince de Galles avec un autre personnage éclectique et étonnant, le mystérieux chevalier d’Eon. Peu après, Saint-Georges exécute à la tête du Concert de la Loge Olympique les « symphonies parisiennes » de Joseph Haydn en une série de soirées triomphales.
Le colonel Saint-Georges
Lorsque la Révolution éclate, Saint-Georges s’engage dans la Garde Civile avant de devenir l’aide de camp du général De Houx, commandant la place forte de Lille. En 1791, l’Assemblée accepte la création d’un corps constitué d’hommes de couleur. Composée d’un millier de fantassins et de cavaliers, la « Légion franche de cavalerie des Américains et du Midi » est placée sous le commandement du colonel Saint-Georges. Parmi ses chefs d’escadron figure Thomas Alexandre Davy-Dumas de la Pailleterie (le père d’Alexandre Dumas). Devenue le 3e régiment de chasseurs à cheval, la Légion parvient à repousser les assauts des Autrichiens sur la ville de Lille. C’est alors qu’intervient la trahison des généraux Dumouriez et Miaczinski visant à livrer la ville aux Autrichiens puis à leur permettre de marcher sur Paris. Grâce à Saint-Georges et Dumas, la manœuvre échoue : Miaczinski est arrêté et Dumouriez s’enfuit. La République est sauve et le chevalier un héros.
Cela ne dure toutefois pas. On reproche à Saint-Georges ses amitiés dans l’aristocratie, et notamment ses liens avec le Duc d’Orléans. Arrêté à Château-Thierry le 4 mai 1793, il est jeté en prison et ne doit son salut qu’à la chute de Robespierre. Peu après, le Comité de sûreté générale reconnaît l’innocence du chevalier et le délivre. Son commandement ne lui est toutefois pas rendu. Quelques mois plus tard, Saint-Georges part pour Saint-Domingue où l’on prétend qu’il rencontre l’héroïque Toussaint Louverture, héros de la lutte pour l’émancipation des esclaves.
En 1797, le chevalier est de retour à Paris où il prend la direction, au Palais-Royal, d’un nouvel orchestre à succès, le Cercle de l’Harmonie. Deux ans s’écoulent. Atteint d’une grave affection de la vessie, Saint-Georges décède le 10 juin 1799. Le Grand Orient de France perd l’un de ses maçons les plus étonnants.
Entretemps, l’esclavage a été aboli par la Convention le 4 février 1794. Pas pour longtemps : le Premier Consul Bonaparte le rétablit le 20 mai 1802 et fait détruire toutes les œuvres de Saint-Georges. Puis il envoie des troupes aux Antilles afin de mater les rebelles sous le commandement du général Richepance. Dans le même temps, Dumas, devenu général, est destitué ainsi que tous les officiers de couleur. Saint-Georges, officier noir et homme libre, meurt une deuxième fois.
Il faudra attendre 1848 pour que l’esclavage soit définitivement aboli sous l’impulsion de Victor Schoelcher. Et le 4 février 2002 pour que la mairie de Paris débaptise la rue Richepance pour lui donner le nom de Saint-Georges. Juste retour des choses.
Une œuvre digne des plus grands
Injustement oublié, le chevalier de Saint-Georges est sorti de l’ombre dans les années 70, grâce à la maison de disques Arion qui a édité, en 33T, une superbe interprétation des sonates pour clavecin et violon obligé du compositeur guadeloupéen par Brigitte Haudebourg et Jean-Jacques Kantorow qu’il m’arrive encore d’écouter avec un vif plaisir.
D’autres vinyles puis des CD ont suivi cette première mondiale. A cet égard, le meilleur site pour découvrir la discographie des œuvres du chevalier me semble être celui de l’association des Amis de Saint-Georges.
Il reste encore à faire pour connaître dans sa globalité l’œuvre du « Mozart noir ». On doit en effet à Saint-Georges : 7 opéras, 3 symphonies, 10 symphonies concertantes, majoritairement pour 1 ou 2 violons, de nombreux concertos dont 12 pour le violon et 1 pour le basson, 12 quatuors à cordes et 10 sonates (les 3 précitées + 6 sonates pour deux violons et 1 sonate pour flûte et harpe).
Nul doute que la plupart des ces œuvres seront tôt ou tard gravées tant l’intérêt porté au chevalier grandit, à juste titre, d’année en année. Il est vrai que sa musique est brillante et simple, expressive et élégante. De quoi ravir les mélomanes les plus exigeants. A déguster sans modération en lisant son étonnante biographie.
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