Le noir du ciel
Bret Easton Ellis, toujours vivant. Six ans après Glamorama, l’ex plusgrandécrivaindesagénération revient avec Lunar Park, éteint les lumières de la ville et arrête les petits fours. Temps pour lui de déblayer les ruines.
Bret Easton Ellis déballe le matos. Et ça fait mal.
Lunar Park peut se lire comme une confession, un aveu, une souffrance admise, comme une sorte d’auto-fiction.
Mais auto-fiction ne veut pas dire que l’auteur se regarde le nombril en tentant de réduire ce qu’il y a autour. Ici, pas de complexes avec les bourrelets, pas de malaise avec la graisse. Easton Ellis n’élude pas ce qui fâche, n’escamote pas les tranchées, n’évite pas la boue, ne s’idéalise pas, pas plus qu’il ne se plaint.
Non, il se montre à poil, d’entrée, dans ce Lunar Park en forme d’étude de l’œuvre, une sorte de profil rouge sang, tendu et nu, à vif et jusqu’aux nerfs.
Drogue, abus de drogues, overdose de drogues sont au menu des cinquante premières pages, hallucinantes, brûlantes et aveuglantes, sensationnel résumé d’années de succès et d’énormes lâchetés, de délire et de fuite, de renvoi, de rejet.
On y voit le brillant jeune premier de la littérature la plus sensée du moment, en artiste à terre, accroupi, victime d’hallucination, malheureux pour rien et joyeux jamais, mort (ou presque) sur quelques carrelages de salles de bains pourtant très propres, très riches. On y voit l’envers d’une médaille des lettres jamais demandée mais obtenue haut la main, à coups de romans brefs et pénétrants (Moins que zéro, Les lois de l’attraction) ou plus conséquents et brutaux (American Psycho et le moins réussi, Glamorama). On y voit l’auteur dans des tournées promo qui feraient s’étrangler les pourfendeurs d’un certain marketing ici-bas, adeptes d’une littérature de moquette sans acarien, sans poils de cul. On y voit Bret Easton Ellis, vedette démesurée, sous toutes les drogues, à l’extrême limite, au bout de la lumière, non loin de l’obscurité.
Mais qui est Bret Easton Ellis, en fait ? Est-ce le cinglant et précis analyste d’une certaine jeunesse, larguée et désabusée, est-ce le pervers narcissique qui rêve en secret d’être Patrick Bateman, le héros sanguinaire d’American Psycho ? Est-ce plus simplement un père de famille, aimant ses enfants, sa femme, mais ne sachant plus trop soudain où donner de la tête ?
Qui est l’auteur, derrière les mots ? Derrière ses maux ?
C’est pas que ça nous inquiète spécialement, mais bon, puisque c’est l’auteur lui-même qui se propose d’y répondre, pourquoi pas ?
Et ce Lunar Park, soudain, devient roman fantastique, conte d’épouvante, récit d’une existence étrange dans une maison loin de ces villes qui ne sont « plus un endroit où élever les enfants » depuis les attentats du 11 septembre 2001, « les moments de peur étaient si nombreux que les vivants enviaient les morts », nous dit-il...
Et de nous raconter l’histoire de nuits agitées, d’une peluche soudain bien vivante, d’un père terrible revenu à la vie.
Le père, tout est là. Bret Easton Ellis, à force, à bout de force, a fini par s’en convaincre : ce terrible personnage de Patrick Bateman, à qui il doit tant, et qui lui a coûté tant aussi, ce sinistre tueur en série habillé de chic, lui a été inspiré par son père, par le dégoût qu’il a toujours éprouvé pour ce dernier.
Le père, dans Lunar Park, revient, pour un ultime tour de manège. Les comptes se règlent, dans la peur et la confusion, l’hallucination et le fantasme, la friction de la réalité, l’affliction de la réalité, muée en faucheuse shootée.
Le père. Easton Ellis avait apporté ses costumes au pressing, et du coup remarqué les traces de sang à l’entrejambe, empreintes d’une opération chirurgicale comme il s’en pratique beaucoup aujourd’hui, pour gagner quelques centimètres de virilité. Le père, recousu, décousu, une maille à l’envers, deux mailles à l’envers.
Bret Easton Ellis ose sa vie, sans chichi, sans masque, juste un loup de fiction, un loup de pseudo-mystère à la petite semaine. Il nous ouvre son chez lui, en y rajoutant une pièce, vide, sombre, sans fin, qu’il compte bien fermer. « Je ne pourrais jamais être aussi honnête avec moi-même dans mes mémoires que je pouvais l’être dans mes romans » écrit-il.
Le roman s’impose donc, sa distance, son élégance, ce détachement qui permet toute fuite, tout aparté, tout doute. Au cas où.
« La vie physique d’un écrivain est au fond condamnée à l’immobilisme, et pour combattre cette contrainte, un monde tout autre et un moi tout autre doivent être construits chaque jour. »
Easton Ellis se confesse, et puis non. Il jure, et parjure. Il se confie, puis hurle. Il est, puis devient. La roue tourne, dans Lunar Park, la grande roue de ce parc d’attraction qu’est la vie du romancier à succès d’un pays hors normes, hors lois, hors quota.
En cela, ce roman inclassable et étrange, déroutant et inoubliable, est le premier roman des ruines d’une catastrophe récente survenue dans ce pays étoilé et rayé de rouge, de blanc.
Lunar Park n’est pas un aveu, pas une autobiographie, pas même une auto-fiction, au bout du (conte ?) compte. C’est le roman d’un homme revenu de beaucoup, qui baisse la tête, s’interroge un instant sur ses actes et comment en être responsables, sur ses pensées et comment les assumer, sur son œuvre et comment la porter, sur sa vie et comment l’aimer. Un écrivain entier, si loin, tellement à des années lumières de l’image « écrivain d’une génération » qu’on ne cessait de s’échanger, dans les cours de récré, dans les chroniques mondaines, une image tellement à l’opposé de l’écrivain surdoué condamné au succès.
Un écrivain à poil, on en a perdu l’habitude, plus familiers des écrivains à plume, à psy, à divan, un écrivain à poil en tout cas ça se lit, ça s’apprécie, ça s’entend comme certaines mélodies, certaines voix envoûtantes et cruelles, pour l’âme et le vague. Pour le flou, ce flou sur la photo de couverture.
« Regarde comme le ciel est noir, a dit l’écrivain. C’est moi qui l’ai fait comme ça. »
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