« Le Nouveau Monde » : une expérience cinématographique hors limites

J’ai envie d’écrire, en quelque sorte à contretemps (le film étant sorti le 15 février 2006 en salles), sur ce long poème visuel inoubliable qu’est Le Nouveau Monde de Terrence Malick, parce qu’il y a des films rares qui vous grandissent, qui vous enrichissent spirituellement et qui vous aident à vivre, tout simplement, et ce long trip chamanique, selon moi, en fait partie, haut la main.
De plus, le Web et ses vitrines (AgoraVox et autres) permettent de remonter quelque peu le temps et de ne pas être obligé de suivre coûte que coûte le rythme frénétique de l’ « industrie culturelle » qui nous impose un certain calendrier événementiel kleenex. Ainsi, je dois dire, qu’à la revoyure récente en DVD du Nouveau Monde (sortie DVD en octobre 2006), ce film-fleuve panthéiste (2h10) m’emballe toujours autant et ne cesse de m’impressionner, de me fasciner. Alors, oui, pourquoi ne pas revenir sur ce film culte deux ans et demi après sa sortie en salles ? Comment expliquer les larmes qui me sont venues pendant et après sa projection au cinéma ? Ce voyage filmique m’a ébranlé. Tout en connaissant le statut culte de Terrence Malick (né le 30 novembre 1943 à Waco, Texas, Etats-Unis), le dernier des Mohicans à Hollywood - il n’a réalisé que quatre films en 30 ans (
Ce qui m’a le plus impressionné dans Le Nouveau Monde ? Le fait que Malick ne donne visuellement et philosophiquement pas plus d’importance à une gueule de star (Colin Farrell, Christian Bale) qu’à un figurant (indien ou autres), qu’à une branche d’arbre, qu’au frémissement du vent dans les hautes herbes ou qu’au battement d’ailes d’un oiseau dans le ciel. Une telle liberté de regard, une telle captation sur pellicule des mouvements des éléments, je n’ai jamais vu cela au cinéma, hormis chez Tarkovski, c’est dire le pouvoir des images et les puissances du cinéma de Terrence Malick. Etonnamment, Malick, via son cinéma lyrique (sens des grands espaces et beauté des sentiments), arrive à faire ressentir le lien ineffable, qui transcende l’amitié ou même l’amour, entre Pocahontas (Q’orianka Kilcher) et le capitaine Smith (Colin Farrell). Ce qui est sidérant est sa capacité en apparence « fragile » à saisir au vol, entre deux moments contemplatifs, des instants apparemment insignifiants (nos deux amoureux se poursuivant, se frôlant dans la nature) mais pourtant intenses. Voilà, je garde ce film au plus profond de moi car c’est un cinéma « hanté », « habité », qui me nourrit au centuple, offrant un curieux mix entre désenchantement du réel (course au Néant) et béatitude proche du Nirvana (recherche « écologique » de la plénitude, d’un Eden perdu, nostalgie d’un hypothétique paradis perdu où règnerait l’harmonie entre les hommes et la nature). Bien sûr, je n’ignore pas que Malick, à travers le monde, à l’instar d’un Kubrick, fait l’objet d’un culte (au-delà de ses films réalisés au compte-gouttes, deux décennies de silence (1978-1998) ont contribué à la légende de ce metteur en scène mystérieux et obsessionnel, refusant de se faire prendre en photo ou filmer - il réussit même la gageure d’être invisible dans le making of de son propre film !) et, à coup sûr, d’aucuns pourront trouver ma prose à l’égard de ce film - qualifié parfois péjorativement de New Age - quelque peu dithyrambique mais bon, que voulez-vous, je suis amoureux de ce film et comme le disait Saint Augustin : la mesure de l’amour, c’est d’aimer sans mesure. Dont acte.
Précisons qu’ici, je m’en tiendrai à la version salle classique. Il existe un DVD italien du Nouveau Monde avec un montage différent de la version cinéma européenne (144 minutes au lieu des 129 minutes initiales). Il s’agit du film en version longue projeté au tout début aux Etats-Unis. La dernière semaine de décembre 2005, le film fut projeté dans quelques salles de New York et Los Angeles afin de pouvoir concourir aux Oscar, mais Malick ne tarda pas à le remonter pour sa sortie mondiale un mois après, délivrant une version raccourcie, celle dont j’ai choisi de vous parler. A sa sortie en salles, dans Les Cahiers du cinéma n°610, le rédac’chef Emmanuel Burdeau avait fait une critique pas du tout assassine mais plutôt mi-figue mi-raisin (laissons filer les métaphores... naturelles !) du 4e opus malickien - je cite : « trop d’enflure », « Le message est lourdingue », « la pompe », « la monotonie » du filmage, de son « lyrisme attendu des éléments », « le ronron systématique », etc. On aurait dit que ce critique se refusait à aimer le film parce qu’il y avait trop d’arbres dedans ! Pour moi, en mars 2006, les Cahiers sont passés à côté du Nouveau Monde. Pour autant, depuis, ils ont fait du chemin (de traverse), consacrant même sur leur site Internet un chat (séance du vendredi 10 novembre 2006, cf. lien : http://www.cahiersducinema.com/site.php3) appelé « Revoir Le Nouveau Monde ». Alors, quid de ce Nouveau Monde inspiré de poètes comme Thoreau, Whitman, Emerson et Hölderlin ? Est-ce un Nouveau Cinéma ? Est-ce un Nouveau Monde ou un monde ancestral, tiré de la nuit des temps, qui s’ouvre à nous ? S’agit-il d’un film majeur ou bien d’une bonne grosse baudruche New Age rousseauiste ? D’une énième version naïve du mythe du Bon Sauvage ou bien d’une longue complainte élégiaque sur, entre autres choses, le fatum, le néant et la finitude humaine ? Il semblerait qu’à l’heure actuelle, dans le ciné-monde, il y ait un retour à un « cinéma-flore », à
Dans Les Inrocks n° 528, janvier 2006, en page 28, on pouvait lire ceci : « Certains spectateurs américains considèrent le film comme un sommet de beauté poétique et de profondeur métaphysique. » Eh bien, sans être américain, c’est également mon cas. Pour autant, avec sa suite de stases glissant les unes sur les autres et ses panos énigmatiques semblant cadrer à vide, Le Nouveau Monde, avouons-le, est un film imparfait, fragile, de guingois. C’est cela qui le rend si sidérant, si attachant, si subtil, si malicieux, bref si... malickien. Il n’est pas cousu de fil blanc. Malick est tel un chercheur d’or. Parfois, il trouve, et c’est brillantissime. Puis, par moments, il revient bredouille, sans rien dans sa besace, ça tombe à l’eau. Il se perd mais son New World, qui prend la tangente via une fuite en avant sans limites de John Smith, est tellement plus fascinant que les films hollywoodiens standards, balisés et calibrés. Le montage dans ce film n’opère pas, semble-t-il, de manière logique - enfin, selon une logique occidentale où l’on classe, légifère, subordonne, ordonne, avec un début-un milieu-une fin. Il glisse telle l’eau savonneuse qui glisse sur la peau. C’est quelque chose qui se fuit à lui-même. Ne pas oublier que Le Nouveau Monde commence sur un plan d’eau. Puis, le ciel, ses moissons, les mains ouvertes de Pocahontas. C’est une invitation à la glissade et pourquoi pas à la noyade (Capt’ Smith demande à l’un de ses hommes d’annoncer à Pocahontas sa mort dans deux mois - après l’avoir vue - par une noyade. « On est comme l’herbe » dixit Pocahontas qui « est si belle que même le soleil est surpris quand elle apparaît »), et dans ces hautes herbes caressées par le vent, à hauteur d’herbe comme le dit très finement Cyril Béghin (Cahiers n°617, page
Le mystère de Pocahontas (rejetée tour à tour par les colons Anglais puis par les siens, dont son père), le souffle frémissant du vent, l’accent mélancolique du film, le regard embué, souvent perplexe voire perdu, de John Smith (Colin Farrell) et cette espèce de fuite en avant du film vers, me semble t-il, un certain néant - cf. « La conscience, c’est le fléau », phrase-clé du Nouveau Monde - : davantage qu’une représentation bien naïve d’un certain âge d’or idyllique d’antan et d’ailleurs, ne s’agit-il pas plutôt d’un film élégiaque qui résiste à une lecture trop cartésienne, trop réductrice, trop « occidentalisée » ? N’ est-ce pas un long film contemplatif sur le fatum de la violence des hommes (entre autres) bien plus complexe qu’il n’en a l’ air ? On aime parfois un film pour des détails voire un détail. Une image. Un son. Un montage de plans. C’est mon cas avec Le Nouveau Monde. Je n’aime pas tout de ce film-trip(es). J’aime seulement certains instants, à savoir ses temps suspendus, flottants, voire morts. Soit on accepte - ce qui est mon cas - ses partis pris de philosophe-poète, soit on reste perplexe voire sceptique. Je comprends que ce film Le Nouveau Monde soit pour certains le cadre de clichés éculés. Pour ma part, le flux et le reflux d’images et de sons me sont apparus comme une longue litanie pleine de rêveries, de fulgurances poétiques et de madeleines proustiennes. C’est le tempo mélancolique du film-ressac qui m’a emporté et m’a complètement convaincu. Par contre, si on s’arrête sur certains détails (le rendu des Indiens, le discours sur cette communauté exempte, nous dit-on, de cupidité, de conflit, de possession, de m’as-tu-vu, etc.), le film peut être mis en rapport avec d’autres films occidentaux présentant une vision quelque peu angélique et « fleur bleue » qu’auraient des cinéastes occidentaux, à la façon de Gauguin, envers l’Autre, l’Etranger. On peut citer Danse avec les loups de Kevin Costner, Greystoke, la légende de Tarzan de Hugh Hudson ou encore
Oui, j’aime ce film pour deux ou trois choses. Je me souviens, pendant la projection du film, à l’UGC-Ciné-Cité-les-Halles, j’ai vu des spectateurs quitter la salle par grappes, sans laisser une chance au film. Sans se laisser porter par le flot d’images et de sons, le flux et le reflux de ce film-voyage chamanique, entre le trip et les tripes. Je pense, humblement, qu’ils ont vécu le rythme lent de ce film comme un devoir d’école obligatoire, ils ont tort. La dimension hautement spirituelle de ce film a dû leur échapper, c’est dommage. J’avais envie de les retenir par la manche et de leur dire : « Attendez, laissez une chance à ce film, laissez-vous porter par ces strates d’images et par cette litanie de sons enveloppants, oubliez un peu votre Bruce Willis et votre Sandra Bullock & consorts ! » En fait, Terrence Malick est un cinéaste virtuose pour filmer les premières fois (lorsque les Indiens voient les Anglais, lorsque que Pocahontas voit l’Angleterre ou qu’elle débarque à
Oui, accordons aussi au Malick sa pertinence historique. Le réduire à son lyrisme, c’est le baliser alors qu’il est cela (un film ô combien lyrique) mais bien plus encore, c’est aussi une fresque historique à couper le souffle et, question lyrisme, on peut dire bien évidemment du film de Malick, via notamment l’utilisation par nappes de Wagner (l’ouverture de L’Or du Rhin en leitmotiv) et la musique scintillante, quelque peu grandiloquente, de James Horner, qu’il prend des accents indéniablement lyriques, mais rappelons que le lyrisme, en matière d’expression artistique, ce n’est pas forcément style ampoulé à tire-larigot ou Chantilly flonflon à tous les étages ! C’est aussi un vecteur de vie, d’énergie, de vitalité, d’un rapport au corps, à la nature, au souffle, à la gestuelle. Rappelons-nous justement que les peintres gestuels comme Mathieu, Degottex ou Hartung, on les appelle l’Abstraction lyrique, et ils signent en quelque sorte des peintures de feu, des peintures qui existent par elles-mêmes, du fait de leur « nature picturale » affirmée. « L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible » (Paul Klee). Bref, sans être parfait sur toute la ligne, vous l’aurez aisément compris, j’adore ce Nouveau Monde car c’est déjà un classique (filmé à hauteur d’herbes) et je suis convaincu que, tel un grand cru, il ne va cesser de se bonifier avec le travail du temps. Oui, ce Malickland qu’est Le Nouveau Monde est un cinéma contemplatif atteignant un « sommet de beauté poétique et de profondeur métaphysique ». Alléluia !
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