Le poilu du bois de Mort Mare
14 Juillet 2014 11 h 45 : moi qui, d’habitude, ne suis nullement intéressée par la musique qui marche au pas et n’écoute jamais le clairon qui sonne - cela ne me regarde pas comme disait Georges, et il avait bien raison ! - je me surprends à contempler, les larmes aux yeux et le cœur chaviré, le ballet léger des jeunes gens aux colombes sur la place de la Concorde.
Montalvo sur le Concerto pour clarinettes de Mozart, quand on est dingue de chorégraphie, évidemment. « La colombe » de Picasso ou « Les oiseaux » de Braque, bien sûr. Mais pas que… Inutile de convoquer la psycho à six sous ni de gloser à l’infini, c’est comme ça, je chiale telle une midinette devant mon écran plat et je sais pourquoi.
Je pense à toi, Germain, enfin, quand même, il était temps…
Et pour une fois, je me sens con-cer-née par ce grand déballage militaro-mémoriel qui m’énerve tant depuis que 2014 a pointé le bout de son nez de madeleine sanglante.
Eh oui, tout arrive, il semblerait que le « fantôme mélancolique » de la psychogénéalogie ne soit pas une simple légende et qu’il se soit manifesté ce jour là pour qu’on l’exhume de la poussière des archives et du silence des souvenirs.
Alors, allons z’enfants, c’est le moment de te donner non pas ce jour de gloire qui n’est pour toi jamais arrivé, mais ces quelques minutes de mise en lumière qui t’auraient un peu réchauffé au fond de ta tranchée glaciale.
Je relis ta citation :
Tué à l’ennemi le 06/04/1915
Soldat de 2ème classe 369ème Régiment d’Infanterie
N° Matricule : 01130 au corps Claude 1897 1474 au recrutement Orléans
Mention « Mort pour la France »
Et je repense à ce passage d’Amin Maalouf dans « Les désorientés » :
« « Ne te demande pas ce que ton pays peut faire pour toi, demande- toi ce que tu peux faire pour ton pays. » Facile à dire quand tu es milliardaire et que tu viens d’être élu à 43 ans président des Etats-Unis d’Amérique ! »
Il a raison le tonton d’Ibrahim qui, soit dit en passant, petite digression incongrue, m’a réconciliée avec le jazz…
Mort pour la France, A 37 ans, deux enfants, une femme fragile et rien que ses bras pour démêler les vrilles de la vigne.
Mort pour la France. Elle s’est pendue, sa femme, en apprenant sa disparition.
Mort pour la France. Ils en ont bavé, les deux gamins orphelins. Pupilles de la nation, plus de père, plus de mère, rien qu’une grand-mère éplorée, ça leur faisait un beau patrimoine ! Aurais-tu eu la Croix de guerre et la Légion d’honneur que ça n’aurait rien changé. Mais même pas…
Il faut quand même qu’il y ait une hiérarchie, n’est-ce pas ? Vous êtes montés ensemble à l’assaut de ce bois maudit, vous vous êtes sacrifiés ensemble. Certains sont médaillés, d’autre pas, c’est comme aux jeux olympiques, ça doit être une question de dixièmes de seconde au niveau du courage. Et puis, ça coûte cher, les médailles. Plus cher que les canons…
Mort pour la France. Et après ???
Après, rien. Néant, rideau, on ferme. C’était ta dernière séance.
Merci la France ! Et tu n’es même pas un héros…
Texte du cahier du régiment au moment de ta mort au bois de Mort Mare à Flirey
« SECTEUR DE FLIREY (15 mars – 15 mai 1915)
L’évocation de Flirey laissera au régiment une impression des plus profondes, des plus poignantes qu’il ait jamais éprouvé. La campagne de Flirey dura 10 mois, 10 longs mois de combats extrêmement pénibles et d’une guerre de tranchées où l’ennemi, à la ténacité et au courage duquel il faut rendre hommage, n’a cessé de nous harceler pour essayer de racheter ses échecs.
Le secteur n’était plus qu’un fouillis inextricable de ronces métalliques et de tranchées démolies. La souffrance du Poilu y atteignit son maximum à cause de l’intensité des combats et des pertes provoquées par une artillerie monstrueuse. Le régiment perdit dans cette campagne la totalité de son effectif (40 officiers, 3300 hommes. )
Le 5 avril, le 157ème doit attaquer à 9 h et s’emparer des tranchées qui se trouvent au sud du bois de Mort Mare. Dans la nuit du 5 au 6, le 1er et 2ème bataillon sont désignés pour le relever. Le 6 avril à 11 h 40, les hommes, le fusil approvisionné, baïonnette au canon sont prêts à enjamber le parapet. Au signal, toute la vague s’élance, les officiers en tête.
A ce moment, le capitaine commandant la 7ème compagnie se tourne pour dire à ses hommes : « Mes amis,, ajustez vos jugulaires : nous allons avoir l’honneur de charger la garde ! En avant et vive la France ! » Sous l’impulsion produite pas ces mots, toute la ligne s’élance en répétant : « Vive la France ! ». »
En une heure de combat, 179 hommes sont tués. Dont toi, Germain.
A quoi pensais-tu ce 6 Avril 1915 au milieu du bois de Mort Mare le bien-nommé, en suivant ton capitaine exalté qui en appelait à la gloire de la Doulce France ? Aux travaux des champs qui allaient donner du fil à retordre aux femmes et aux enfants esseulés ? Il allait falloir, en ce début de Printemps, commencer à tailler et accoler la vigne. A ton épouse qui, tu devais bien le savoir, commençait à perdre pied sans toi ?
Plus certainement, tu ne pensais à rien, épuisé par un hiver de batailles incessantes, sang et boue, froid et privation, fatigue et peur, bruit et fureur, hébété par le manque de sommeil, rongé par la vermine, éperdu et perdu dans ce paysage lunaire de désolation, à des années-lumière de la douceur paisible de ton Val de Loire… Y’avait de quoi vous mettre la tête à vide et à l’envers, et annihiler tout pensée logique !
As-tu crié comme lui que c’était sûr, que vous alliez gagner, comme le font aujourd’hui ces joueurs de foot qui, dans l’imaginaire collectif, ont remplacé les soldats ?
Et que s’est-il passé lorsque tu es tombé ? Même si tu as eu toi aussi « deux trous rouges au côté droit », je doute que tu aies eu l’air paisible que l’homme aux semelles de vent prête au dormeur du val.
Non, tu ne dormais pas les pieds dans les glaïeuls, mais tes godillots crottés de boue immonde étaient écrabouillés sous les gravats. Non, tu ne souriais pas joliment comme un enfant malade, tu avais simplement la moitié du visage dégoulinant d’horreur, arraché par un obus.
Il est bien gentil, le bel Arthur mais, outre qu’il a terminé sa vie comme marchand d’armes en Abyssinie, son antimilitarisme – tout sincère qu’il soit peut-être – reste un peu trop esthétisant pour être honnête. Et ne rend compte que de très loin des horreurs de la guerre…
Voici, également trouvé dans les cahiers de ton régiment, une évocation de la guerre des tranchées à cette période :
« C'est notre deuxième période de guerre de tranchées sur laquelle nous allons jeter un coup d'œil général basé sur les impressions du secteur où 3 saisons nous voient à peu près dans les mêmes tranchées. Le temps est lourd ; la tranchée sent mauvais… un relent de cadavre mal enterré… parfois un membre pourri qui sort du parados !…… Le cimetière est à la 3ème ligne… un pauvre cimetière qui n'est pas à l'abri du bombardement ! Les croix de bois sont bien rangées et replacées parfois chaque jour ; des bouteilles renversées contiennent les papiers trouvés dans les poches du cadavre. Là, dans un coin, ils sont 30 entassés ensemble et tués le même jour. Quelques tertres sont sans bouteilles, sans nom ! Nous sommes bien peu de chose… !
Le poilu ne tient pas trop à rester dans la terre quand il fait beau . Par un savant camouflage il organise une table au jour invisible à l'œil des aviateurs. Il fait si humide et si noir dans les cagnas !… Il veut écrire et s'installer confortablement pour mieux rêver aux siens, à son pays. L'homme de soupe apporte la correspondance ; - " Aux lettres ! ". C'est toute l'ame du poilu qui vibre. Une lettre tient tant de place dans la vie des tranchées ! C'est le moment où l'on oublie la guerre pour vivre quelques instants l'atmosphère du foyer des Mamans, fiancées, femmes, enfants vous ne saurez jamais de quelle façon on vous a aimés aux tranchées !
Le poilu endurci par les longs mois de guerre, qui regarde sans broncher le cadavre déchiqueté d'un camarade et qui reste insensible aux bombardements les plus forts, redevient à la lecture d'une lettre l'homme qu'il était avant la guerre, et cette transformation le rend mélancolique et rêveur. Le poilu cherche à se distraire. Il fabrique des bagues, des briquets, des souvenirs pour les siens. Le temps passe ainsi et occupe les accalmies, car on ne s'ennuie que lorsque le secteur est calme.
Il y a aussi les jours à compter ; dès le premier jour de secteur on pense à la prochaine relève et aux petits plaisirs de la 2ème ou 3ème ligne ; dès qu'on est au repos, on pense à la prochaine montée aux tranchées… La vie est ainsi faite !…… Nous sommes en automne… on monte aux tranchées ce soir, il pleut. On est triste comme le temps. On fait des kilomètres de boyaux dans l'eau… on est toujours dans l'eau.… La capote, les musettes, le fusil, tout est couleur de boue. Certains boyaux sont absolument impraticables ; il faut enjamber le parapet et passer en courant à découvert. En arrivant aux tranchées, le premier travail qui se renouvelle constamment consiste à vider l'eau qui revient toujours !…
Voici le brouillard ! Tant mieux ! L'ennemi ne peut pas nous voir ; on en profite pour placer du fil de fer en avant des lignes pendant le jour ; on voit au moins ce que l'on fait. C'est la saison où les feuilles tombent ! il n'y a pas de feuilles ici, il n'y a même plus d'arbres. Les obus ont tout rasé !… Le paysage est lamentablement triste… un fouillis de décombres… de la ruine partout !… On éprouve un serrement de cœur ! C'est l'heure de la soupe… C'est l'heure des torpilles… C'est la course effrénée dans les boyaux… Vite au carrefour !… Là on s'arrête et on observe… On entend le " tac " particulier du départ… on voit l'énorme projectile monter en courbe et redescendre à pic.
On juge en un clin d'œil de la direction ; on bondit à droite, à gauche, en avant, en arrière et on se plaque pendant le formidable éclatement. On se relève sitôt après, on scrute la nouvelle torpille et on recommence ainsi 20 fois, 30 fois, 100 fois jusqu'à la fin du tir si on est encore debout. Le gros " minen " est encore plus terrible, et surtout le " minen retardé " qui s'enfonce à 3 ou 4 mètres sous terre et qui lance une gerbe énorme de terre et de débris à 50 mètres de hauteur par son éclatement foudroyant. Le minen a démoralisé les plus courageux.
La tranchée du Chapeau, dans les bois de Mort Mare, fut creusée sous les torpilles et les minens. Le Chapeau est un vaste entonnoir à la lisière du bois que nous devons occuper à tout prix. Il faut creuser une tranchée qui y accède et qui défende la lisière. L'endroit est battu quotidiennement par les gros engins. Les nombreux volontaires qui on répondu à l'appel tombent en grand nombre tous les jours et sont remplacés par d'autres. La tranchée terminée, on a placé un pancarte à son entrée ; " Le Chapeau ! La Redoute des Braves - 163ème " Chaque mètre de cette tranchée nous a couté 15 morts en moyenne.
C'est l'hiver ! il neige… On patauge dans les boyaux glacés. On ne sent plus ses pieds… ils sont froids comme le sol. Il n'y a pas moyen de les réchauffer ; pas de feu, pas de lumière… La nuit est bien longue. Comme la " cagna " est douce cependant après la faction aux créneaux par nuit noire. On casse la croûte. On s'allonge… les deux heures de repos sont vite passées et on retourne au créneau. Les fusées illuminent le sol. Tout parait désert dans le pâle et lugubre éclairement des 30 secondes…
Et cependant on veille… on veille partout. Un mouvement là-bas… ! un cliquetis d'armes… Est-ce une patrouille ? Une attaque surprise ? Il fait noir on ne voit rien… Soudain une fusée de barrage, une belle chenille monte en tournoyant… une minute s'écoule… Le vacarme commence, le barrage donne son plein. Ce serait beau tout de même si ce n'était pas la guerre, un vrai feu d'artifices avec orchestre aux sons variés mais un peu trop assourdissant par exemple ! On est relevé ! Ah le bon moment ! On ne sera cependant tranquille qu'à 10 ou 12 kilomètres des lignes. Il y a des coins dangereux à traverser. Il fait une nuit noire… on n'y voit pas à deux pas ! on passe les consignes…
On souhaite ; Bonne chance et au revoir à ceux qui restent. On est prêt… on descend dans les boyaux profonds, à la queue leu leu… en silence ; on évite le moindre bruit, les paroles… on se cogne dans l'obscurité, on tombe… C'est un méchant fil de fer posé en travers, c'est un trou, un escalier on monte, on descend. On entend de temps à autre l'éternel refrain : "On ne suit pas, faites passer". Nos artilleurs tirent justement ce soir-là ! Comme on les maudit ! Enfin ! voici la route ! on est éreinté… mais on ferait encore 20 kilomètres ; on est si content de pouvoir parler haut, s'agiter, marcher, courir !… »
La défense de Flirey a compté parmi les combats les plus pénibles et les plus meurtriers du Saillant de Saint-Mihiel. La souffrance des poilus y fut tellement insoutenable que des mutineries finirent par éclater.
J’avais vu, comme tout le monde « Les sentiers de la gloire ». Mais j’ignorais que d’autres cas existaient de « fusillés pour l’exemple ». Il y en eut au bois de Mort Mare, Germain, 13 jours seulement après ta mort : une compagnie entière refusa de suivre son capitaine et de quitter la tranchée. Cinq hommes furent finalement inculpés, dont quatre seront fusillés dans le bois voisin, et réhabilités en 1934.
Ce sont ceux-là aussi que l’on pourrait honorer cette année : ceux qui ont eu le courage de dire non quand l’objectif fixé était inatteignable et la mort inévitable, quand ils ne devenaient plus que de la chair à canon – même si c’est compliqué pour la hiérarchie militaire de reconnaître ses fautes.
Je n’ai pas aimé « Au revoir là-haut », ni son style de roman de gare, ni ses personnages antipathiques, ni cette histoire de tombes par milliers dont on se doutait bien qu’elles avaient encore enrichi ceux qui n’en avaient nul besoin, c’est la même chose pour les civils dès que l’on franchit la porte des Pompes Funèbres, tout le monde le sait et tout le monde l’accepte sans moufter,, pas la peine d’en faire un fromage de 400 pages ! Le Goncourt qui lui a été attribué a sûrement fait partie de la bonne conscience collective que veut s’offrir cette France au nom de laquelle tu fus déchiqueté, en cette année du centenaire et de toutes les grandiloquentes célébrations.
Oui, oui, j’ai bien compris le message des oiseaux et des 250 jeunes de tous les pays, si tous les gars du monde… la fraternité universelle… voyez-vous tout ça c’est fini, c’était hier mais aujourd’hui on a compris, la preuve, on balance des colombes dans le ciel un jour de Fête Nationale, c’est tout dire. Envolés pour la France, les volatiles roucoulants ! Pour un peu, on nous aurait convoqué Miller et son colosse de Maroussi, vous savez : « Aucun conflit guerrier entre les nations de la terre ne saurait troubler cet équilibre…Je refuse catégoriquement toute qualité, dans l’avenir, qui serait inférieure à ce titre de citoyen du monde que je me suis décerné en silence debout dans le tombeau d’Agamemnon… »
Ah oui, beau symbole les colombes… Et beau projet, pax et fra-ter-ni-tas – comme dirait Ségolène.
Mais, à propos, on fait quoi au Mali ? Et en Centrafrique ? Passons, les GPS des volatiles en question doivent se bloquer en arrivant à la Méditerranée.
Un tout dernier mot pour toi : pardon.
Pardon de m’être, dans ma grande nostalgie, plus préoccupée du sort d’Alain-Fournier que du tien. J’ai suivi, aidé les longues recherches pour retrouver son corps qui ne fut découvert que récemment sur les Hauts de Meuse. Et je t’ai oublié, toi, égoïste littéraire que je fus, je t’ai oublié avant de t’avoir connu.
Puisse ce petit texte concourir à mon absolution !
Et aujourd’hui, que reste-t-il de toi ?
Un nom sur un monument, assez moche au demeurant.
Et puis une croix blanche en Moselle entourée de 2698 croix blanches identiques.
Avec mes larmes improbables de ce 14 Juillet dernier, comme une douce et dérisoire ondée sur la tombe n° 1159 de la Nécropole Nationale « FLIREY » …
… où, peut-être un jour, tes six toutes petites-petites- fillottes aux yeux clairs et aux prénoms fleuris iront faire une ronde. (Et l’on croise les doigts pour que les deux petits-petits-fillots jumeaux et leur cousin à venir soient désormais épargnés, merci Chirac mais on ne sait jamais quand même, et malgré les colombes…)
Dansez, dansez petites filles
Toutes en ronds,
En vous voyant si gentilles
Les bois riront *
Oui, peut-être que ce jour-là, le bois de Mort Mare enfin rira…
*(Victor Hugo « L’art d’être grand-père »)
Merci à ma cousine courageuse pour ses recherches précieuses qui nous ont permis de découvrir et de connaître enfin cette histoire.
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