Le(s) Complot(s) de Will Eisner
"Si les mondes narratifs sont si confortables, pourquoi ne pas tenter de lire le monde réel comme un roman ?" Ainsi commence la leçon Protocoles fictifs qu’Umberto Eco donna à Harvard en 1994. En lisant le dernier ’graphic-novel’ de feu Will Eisner - le Complot, l’histoire secrète des Protocoles des Sages de Sion - on a envie d’ajouter : "et de lire l’Histoire comme une bande dessinée". Le fait est que tel fut effectivement l’objectif avoué de Will Eisner.
En reproduisant sous forme de ’graphic-novel’ l’histoire fâcheuse
des Protocoles des Sages de Sion, Will Eisner souhaitait "planter
un dernier clou dans le cercueil de cette imposture terrifiante". Il était
persuadé que l’utilisation d’un medium aussi puissant que la bande dessinée
permettrait de donner une audience universelle aux dernières révélations sur le
sujet.
Le Complot de Will Eisner atteint-il son objectif ? Y trouve-t-on
présentées de manière accessible toutes les preuves historiques susceptibles de
faire taire les tenants les plus abjects de la théorie de la
conspiration ?
Je dois dire que - malgré la caution d’historien d’Umberto Eco - la BD de Will Eisner est un échec.
La démonstration d’Eisner repose, en effet, sur 2
fondements :
1) Les textes du Dialogue aux Enfers de Michel Joly et des Protocoles
des Sages de Sion sont extraordinairement similaires ;
2) Un historien Russe Mikhail Lepekhine a récemment retrouvé dans les archives
de l’URSS des preuves qui montrent que l’agent russe Mathieu Golovinski est le
véritable auteur des Protocoles ;
Etudions la solidité des 2 fondements de la démonstration d’Eisner, comme si nous avions affaire à l’oeuvre d’un historien.
Premier fondement : la similarité extraordinaire entre la satire politique de Joly et les Protocoles.
De ce fait indéniable, Eisner conclut que les Protocoles
(dont les premières publications datent de 1905) sont un plagiat des Dialogues
aux Enfers (daté de 1864).
Or, par soucis d’exactitude dans l’établissement indispensable de la preuve
scientifique, Eisner aurait dû explorer les nombreuses conclusions alternatives
à ce fait.
Par exemple, certains ’ayatollahs’ de la Science, face à une telle coïncidence, n’hésiteraient pas à évoquer la loi capricieuse des probabilités : étant donnée la somme de toutes les oeuvres écrites existant dans le monde il y a une probabilité, certes faible mais non nulle, que deux textes présentent des similarités troublantes.
Autre possibilité : les deux ouvrages auraient pu être inspirés d’un troisième ouvrage, source commune. Seule la possession de ce 3ème ouvrage pourrait confirmer l’imposture des Protocoles. Cette possibilité est d’autant plus importante à creuser qu’Umberto Eco - et ce dans sa préface même du livre d’Eisner ! - affirme avoir découvert que les Dialogues aux Enfers sont eux-mêmes un plagiat d’Eugène Sue. Mais qui Sue avait-il plagié auparavant ? Eco remonte la filiation du Complot mondial au XIVème siècle ( !) et l’Ordre des Chevaliers du Temple. Y aurait-il donc une racine commune non-fictive à ces mythes de la conspiration mondiale, dont les Protocoles révèleraient enfin les intentions ? Ni Eco ni Eisner ne répondent à cette question.
Un roman de Bernard Rapp - Tiré à part - raconte l’histoire d’un
éditeur qui, pour se venger d’un auteur, construit un roman apparemment
antérieur au dernier succès de l’auteur, et l’accuse de plagiat.
Avant Bernard Rapp, le jeune poète anglais Chatterton avait, en 1769, créé de,
toute pièce, une oeuvre médiévale dont ses contemporains avaient bien cru
qu’elle avait été écrite au XVème siècle par un moine du nom de Thomas Rowley.
A la même époque, un Ecossais - James Macpherson - présenta, lui aussi, un
recueil de ses poèmes qu’il disait avoir traduits d’un barde Ecossais du IIIème
siècle nommé Ossian.
De si exceptionnelles créations littéraires peuvent inspirer les fanatiques des
théories de la conspiration.
Malgré la présence de l’ouvrage de Marcel Joly dans les archives du British
Museum en 1921, Will Eisner ne démontre pas que les Dialogues aux Enfers
n’ont pas été eux-mêmes une création comploteuse produite a posteriori
et destinée à jeter le doute sur l’authenticité des Protocoles. Will
Eisner sème lui-même le doute dans ses notes : "les informations
bibliographiques de Joly sont, au mieux, sujettes à caution". Sommes-nous
donc à l’abri d’une tromperie qui ferait, aussi, des Dialogues aux Enfers
une imposture ? Après tout, les supposés ‘Sages de Sion’ seraient bien
capables de falsifier un texte pour discréditer l’authenticité de leurs
révélations et protéger leurs noirs desseins ( !).
On peut trouver toutes les réponses nécessaires à effacer ces doutes quant à
l’authenticité de l’ouvrage de Maurice Joly dans le livre d’Henri Rollin l’Apocalypse
de notre temps (1939). Il est regrettable qu’Eisner n’aie pas fait état de
ces faits.
Enfin, la lecture d’Umberto Eco inspire, à nouveau, une dernière
interprétation. Dans Protocoles fictifs, Eco présente l’histoire de la
curieuse société secrète des Rose-Croix. Cette société secrète imaginaire,
œuvre de fiction du XVIIème siècle, devint si fascinante pour certains que cela
leur plût de la créer dans la réalité.
Les Rose-Croix ne sont pas le seul exemple d’oeuvre imaginaire ayant inspiré
la réalité. Les ingénieurs de la NASA n’ont-ils pas été, en grande
partie, influencés par les histoires de science-fiction de la littérature
’pulp’ des années 50 ?
Qu’une fiction ait directement inspiré les Protocoles ne confère donc
pas automatiquement à ces derniers le statut de fiction. Les auteurs des Protocoles
auraient pu trouver les propositions de Maurice Joly extrêmement inspirantes
dans le cadre de leur programme secret pour l’humanité.
Rien dans le livre d’Eisner ne permet, hélas, de réfuter cette possibilité,
hors l’incroyable absurdité que des conspirateurs aient pu tenir à consigner
ouvertement toute la noirceur de leur projet secret.
Second fondement : Mikhail Lepekhine a démontré que l’auteur des Protocoles avait été un agent russe nommé Mathieu Golovoski.
La seule source citée par Eisner de cette découverte russe est un
article de l’Express. De fait, il semble que seul l’Express ait eu l’honneur
des révélations de Mikhail Lepekhine. Par la suite, d’autres journaux (le
Figaro et le Daily Telegraph) ont publié les mêmes révélations, mais citant
l’Express comme la source de leur information. Vous
trouverez le texte de l’article de l’Express dans ce lien.
Une recherche appuyée sur Google (US et France) ne permet pas d’identifier
d’autres sources de la découverte de Mikhail Lepekhine, en particulier
l’absence de publication dans une revue scientifique est à remarquer :
pourquoi Lepekhine a-t-il choisi de dévoiler son scoop à un newsmagazine
français, plutôt qu’à une revue scientifique internationale ? Un autre
choix aurait sans aucun doute permis de donner plus de poids à sa découverte.
De plus il ne semble pas non plus que d’autres chercheurs aient par la suite
corroboré les informations publiées par l’Express. En tout cas cela n’est pas
dit par Eisner.
Techniquement, selon la tradition scientifique, la découverte de Lepekhine ne
peut donc être considérée, au mieux, que comme une hypothèse, et ne saurait en
aucun cas faire office de preuve irréfutable.
Le livre d’Eisner laisse donc planer un doute. Doute certes initié par l’absence de preuve décisive, mais aussi fortement renforcé par 2 mensonges dont l’auteur se rend coupable.
Le premier mensonge concerne l’utilisation d’un
article de Sir Winston Churchill daté du 8 février 1920 et paru dans le
’Illustrated Sunday Herald’. L’article est intitulé ’Sionisme contre
Blochévisme, la lutte pour l’âme du peuple juif’. Eisner utilise cet
article pour illustrer le climat d’anti-sémitisme généralisé que la publication
des Protocoles avait entraîné dans l’Europe entière.
Or, d’une part, Churchill ne fait aucunement référence aux Protocoles
dans son article, mais il utilise plutôt le livre de Nesta Webster Secret
societies and subversive movements, pour défendre la thèse que le danger bolchevique
est la véritable menace internationale.
D’autre part le sionisme y est présenté comme le meilleur rempart à cette
menace (voir le titre).
Eisner ne fait aucunement référence à cet élément de contexte historique qui,
pourtant, est fondamental à la compréhension du drame juif.
Comment, en effet, comprendre l’anti-sémitisme sans comprendre son lien avec ce
qu’on pourrait appeler le complot britannico-sioniste ?
Churchill, alors membre du gouvernement de Lloyd George et collègue de Balfour,
voyait dans les aspirations de l’Organisation Sioniste Internationale, présidée
par le britannique naturalisé Chaim Weizmann, le moyen de faire d’une pierre
deux coups : régler à la fois la question juive et la question bolchevique
(les deux ’maux’ étant pour Churchill, et le reste du cabinet Lloyd George,
étroitement lié dans un ’complot mondial’ judéo-bolchévique - sic !).
Le sionisme devint alors l’allié objectif de l’anti-sémitisme au sein d’un
complot visant à attribuer aux sionistes une terre qui n’appartenait alors ni
aux Juifs ni aux Britanniques (lire en particulier à ce sujet John Rose The
Myths of Zionism, chapitre 7).
La détermination des comploteurs fut telle que, dès 1936, les Juifs
représentaient un tiers de la population de la Palestine.
Le plan de Churchill se mit donc, bel et bien, en place : établir un état
ami dans le Proche-Orient qui protégerait l’Empire de la menace bolchevique,
tout en se débarrassant des juifs britanniques, potentielle armée
révolutionnaire, agents désignés de la conspiration bolchevique mondiale.
Will Eisner ne parle pas de cette page de l’histoire dans son Complot. On peut comprendre qu’aujourd’hui il soit difficile pour un Juif américain d’accepter la vérité historique que les Sionistes furent des alliés objectifs de l’anti-sémitisme européen, et que leur pragmatisme cynique avait concouru peut-être plus encore à la tragédie des Juifs d’Europe que la prose absurde des Protocoles.
Le second mensonge de Will Eisner consiste à
présenter le nouvel engouement pour les Protocoles en provenance du
monde arabo-musulman comme une continuité de l’anti-sémitisme européen des
années 1920.
Eisner s’étonne des 300 000 copies publiées par l’Institut Islamique de
Beyrouth en 1993. Pour expliquer ce phénomène, il explique que le meilleur
complot pour s’emparer du pouvoir consiste à "identifier un groupe
d’individus vulnérables et qui pourrait sembler une
menace", (...) "une minorité avec un passé de rejet".
Pour les Libanais (et bien d’autres), les Juifs ne font certainement pas partie
d’un "groupe d’individus vulnérables", ni ne sont "une minorité
rejetée", tant ils associent les Juifs à l’état d’Israël et à sa
quasi-hégémonie sur le Proche-Orient.
En effet, ce qui pousse les Arabes et les Musulmans à relire les Protocoles,
c’est cette même confusion entre les Juifs et les Sionistes dont Eisner semble
être aussi victime. A Beyrouth ou à Gaza, les peuples ressentent qu’un complot,
qu’une stratégique, impose la main de fer de l’état d’Israël sur un territoire
qui est le leur, et ils ont tôt fait de lier ce complot aux Protocoles
et à toutes les autres ancestrales conspirations juives de fiction.
Il est donc triste et étonnant que la valeureuse ambition de Will
Eisner de définitivement jeter à la poubelle les Protocoles des Sages de
Sion n’ait pas été couronnée de succès.
Triste parce que le monde n’a pas besoin d’outils de discorde et de désunion.
Etonnant car l’exercice qui aurait pu établir avec certitude l’imposture des Protocoles
était très simple à réaliser : il aurait suffi de démontrer que jamais
dans l’histoire de l’humanité - et en particulier depuis 1905 - les juifs
n’avaient agi en accord avec le programme annoncé dans le livre.
Il n’y a pas et il n’y a jamais eu de complot juif international.
Le complot sioniste, lui, est, hélas, bien réel.
C’est ce complot, géographiquement limité, fomenté à l’origine par l’Empire
britannique et l’Organisation Sioniste Internationale dans la première moitié
du XXème siècle, que des millions d’individus continuent de dénoncer. C’est ce
complot-là qui tue encore aujourd’hui, et qui rallume, jour après jour, la
flamme inutile de l’anti-sémitisme.
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