Leonard, une vie - et après...

Voilà deux ans, Leonard Cohen tirait sa révérence. Pessimiste lumineux et poète zen visionnaire, il laisse une œuvre majeure célébrant les « noces métaphysiques du rock et de la littérature ». Une nouvelle biographie, monumentale, signée Sylvie Simmons, le rappelle à notre souvenir...
"Comment produire une oeuvre qui touche le coeur des hommes ?" se demandait le doux poète Leonard Cohen. Jamais sans doute il ne serait devenu cette rock star planétaire si son amie Judy Collins, pour qui il avait écrit "Suzanne", ne l'avait poussé ce 22 février 1967 sur la scène du Village Theater à New York pour défendre lui-même sa création...
Tétanisé, il titube devant un public pourtant acquis, se dérobe, repart, se fait prier, revient - et c'est ainsi que Leonard est devenu grand.
Une légende est née, de cette "déroute absolue" d'un trentenaire,"torturé professionnel" et poète déjà reconnu, jeté sur scène bien trop vieux dans un monde jeuniste : il aurait tant préféré que ses textes fassent leur chemin sans être encombrés par sa présence physique...
A l'âge christique de 33 ans, Leonard est "né chanteur" et le disque a suivi...
Une vie pour la poésie
Ses ancêtres avaient « construit des synagogues, fondé des journaux au Canada, financé ou présidé un grand nombre de sociétés philanthropiques ».
Leonard Cohen est « né costumé » dans une famille juive distinguée de Montreal mais ses rêves l’emmènent plus loin que l’entreprise familiale de confection haut de gamme, la Freedman Company, « réputée pour ses vêtements chics ».
A quinze ans, il achète une guitare espagnole et apprend à en jouer dans le manuel de Roy Smeck (1900-1994) datant de 1928. Au camp de vacances du Soleil de Sainte-Marguerite où il est moniteur durant l’été 1950, il apprend une chanson, The Partisan– avec laquelle il envoûtera, vingt ans plus tard, le public du festival de l’île de Wight.. Près des courts de tennis du parc Murray à Westmount, il rencontre un jeune guitariste espagnol qui a juste le temps de lui donner trois leçons – et manque leur quatrième rendez-vous : il s’est suicidé.
Soixante ans plus tard, en face d’un parterre de personnalités réunies pour lui attribuer le Prix Prince des Asturies, Leonard Cohen rend hommage à ce jeune mort anonyme : « Ces six cordes et ce jeu de guitare sont la base de toutes mes chansons et de ma musique »
En soixante ans de création depuis Let Us Compare Mythologies (1956), le premier de ses neuf recueils de poésie, suivi de deux romans et de quatorze albums, le songwriter à la « voix de violoncelle usé » n’a « jamais été déloyal envers son génie » selon son ancien professeur et ami Irving Layton (1912-2006).
En septembre 1960, un jeune poète déjà remarqué achète sur l’île grecque d’Hydra (dont il avait entendu parler par le jeune héritier Jacob Rotschild rencontré lors d’une fête à Londres) une maison à deux étages avec les 1500 dollars légués par sa grand-mère. Il y écrit ses deux romans et y rencontre la blonde Scandinave Marianne Ihlen (1935-2016) – sa muse célébrée dans Son Long Marianne, chanson figurant sur son premier album, paru le 26 décembre 1967, l’année de leur séparation.
C’est par la littérature qu’il est venu à la musique dont il demeure la caution poétique incontestée – quand bien même il aurait échappé au prix Nobel de littérature… A cet âge aussi tardif que christique de 33 ans, ce peseur de mots jeté dans la chanson (et la fosse aux lions…) se retrouve confronté aux machinations de l’industrie du disque : pour une signature donnée en toute candeur, il peinera à retrouver les droits de ses tout premiers chefs d’œuvre...
Comme il le dit à Richard Goldstein du Village Voice en 1967 : « C’est l’âge où tu comprends enfin que l’univers ne va pas se plier à tes ordres »...
"Prince des poètes" ou "Prince de la dépression" ?
En dépit de ses succès, ce prodigieux éveilleur de complexités qui disait juste « essayer de garder son équilibre entre les stations debout et couchée » cultivait la distance avec le « milieu » - pas question de mener une vie d’ « artiste asservi et d’homme encagé ».
Depuis 1976, il se retirait souvent, entre studios et tournées, dans le monastère zen de son ami Rôshi (1907-2014) sur le mont Baldy (Californie) – avant d’y prendre pension de 1993 à 1999. C’est là que le magazine Les Inrocktuptibles le retrouve en 1995 – et le révèle en « guerrier de la spiritualité » voire comme « l’un des derniers grands mystiques de notre époque » ...
Mais il lui fallut revenir sur scène : sa « manager » l’avait grugé de près de dix millions de dollars et il fallait payer les impôts… Son malheur patrimonial a fait le bonheur de tous ses inconditionnels dont le cercle de ferveur n’allait pas finir de s’agrandir jusqu’aux trois ultimes et poignants chefs d’œuvre (Old Ideas, Popular Problems, You Want it darker)…
Son fils Adam porte et produit son ultime opus, car Leonard souffre d’un tassement des vertèbres et d’un cancer. Journaliste musicale réputée, Sylvie Simmons a écrit les biographies de Serge Gainsbourg, Neil Young et Johnny Cash. Accédant aux archives et carnet d’adresses de son « sujet », elle a achevé cette biographie de référence, la plus complète à ce jour, en 2012– et l’a enrichi d’une postface après le décès de Leonard le 7 novembre 2016.
En 2008, Lou Reed observait : « Nous ne savons pas la chance que nous avons d’être en vie en même temps que Leonard Cohen ». Les poètes ne meurent jamais et ne partent pas comme des voleurs avec la clé des chants. Surtout après nous avoir ouvert l’immensité du chant des possibles...
En un demi-siècle, des milliers de groupies envoûtées venaient après ses concerts lui confier en coulisse : "Je voulais me suicider, mais j'ai mis un de vos disques : vous m'avez sauvé la vie au dernier moment"...
Sylvie Simmons, I’m your man – La vie de Leonard Cohen, L’Echappée, 516 p., 24 €
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