Les « enclos paroissiaux » du Léon : des joyaux méconnus
Les villages de l’arrière-pays du Léon (Finistère nord) n’ont pas toujours été pauvres. Certains ont même connu une période de prospérité aux 16e et 17e siècles grâce à la production et au tissage du chanvre et du lin destinés à la confection de vêtements et de voiles de bateaux. Animés d’une grande foi, les marchands léonards ont utilisé cette richesse pour doter leurs villages d’enclos d’une exceptionnelle beauté...
Un enclos paroissial est un ensemble architectural religieux typique de la Basse-Bretagne (Breizh Izel) que l’on peut notamment observer dans le nord et le centre du Finistère. Il comprend principalement, dans un placître clos de murets pour séparer l’espace sacré de l’espace profane, une porte triomphale, une chapelle funéraire-ossuaire, un calvaire, et bien évidemment une église dotée d’un clocher, d’un porche monumental et d’une sacristie. Chacun des éléments qui composent l’enclos est plus ou moins spectaculaire selon son époque de construction, les moyens de la paroisse et la volonté des maîtres d’ouvrage de disposer d’une aire sacrée de nature à impressionner les fidèles et à afficher ostensiblement la prospérité du lieu.
Des enclos paroissiaux, on en compte une trentaine dans l’arrière-pays léonard et jusque dans la Trégor finistérien. Tous n’ont cependant pas le charme incomparable des plus importants d’entre eux : Pleyben, Plougonven, Sizun, et surtout Guimiliau et Saint-Thégonnec, deux enclos particulièrement impressionnants. Leur richesse d’ornementation et la qualité de leur conservation en font incontestablement des joyaux de l’architecture bretonne. D’inspiration très différente, ces deux enclos, implantés à moins de 5 km l’un de l’autre, sont le résultat d’une étonnante rivalité entre deux paroisses bien décidées à édifier le plus beau témoignage de leur dévotion à la religion et à leur saint patron. Comme pour nombre de châteaux de la Renaissance, c’est l’orgueil des promoteurs qui a été le principal moteur de ces prodiges d’architecture et de sculpture.
Au 16e siècle, la culture et le tissage du lin, et à un degré moindre du chanvre (nettement plus cultivé en Cornouaille), se sont fortement développés dans le Léon à une époque où le commerce maritime breton était à son apogée. Au fil des décennies, la qualité des tissus et du travail exécuté sur les métiers à tisser bretons ont conquis une réputation telle que les toiles des ateliers léonards étaient exportées vers la plupart des pays d’Europe, et notamment vers les îles britanniques et la péninsule ibérique. Dans les ports de Morlaix et de Landerneau mouillaient en ce temps-là, non seulement des navires bretons, mais également des bateaux de commerce anglais, hollandais et espagnols venus s’approvisionner en toiles et tissus.
Une étonnante compétition
Simples paysans à l’origine, les producteurs de ces précieuses fibres se sont faits tisserands et marchands, possédant de nombreuses buanderies (kanndi) et des centaines de métiers à tisser. Devenus riches, ceux que l’on nommait localement les « Juloded » ont très largement financé la construction des enclos paroissiaux, motivés tout autant par leur foi que par l’orgueil chauvin dont ils étaient pétris et qui, pour une part non négligeable, est à l’origine de la course à la magnificence effrénée à laquelle se sont livrées les deux paroisses voisines au cours du 17e siècle. Pour se rendre compte de ce qu’a été cette étonnante rivalité, le mieux est de prendre connaissance de ce qu’en disait naguère le journaliste et historien costarmoricain Florian Le Roy (1901-1959) :
« Une rivalité de bourg à bourg se donne libre essor. Pendant un quart de siècle, on va lutter à coups de fontaines, de calvaires, de chaires, de croix processionnelles. Dans le même temps, les fabriciens* de Saint-Thégonnec et de Guimiliau passent commande, les premiers d'un arc de triomphe, les seconds d'un calvaire de 150 personnages bien comptés avec tout un déploiement de reîtres et de lansquenets, tels qu'ils les ont observés pendant les guerres de la Ligue. Aussitôt Saint-Thégonnec, pour ne pas être dépassé, commande les croix des deux Larrons. Pleyben se paye un porche monumental et finit par un calvaire. Guimiliau veut alors un baptistère, un buffet d'orgues, une chaire à prêcher comme oncques on ne vit ! C'est bon ! Saint-Thégonnec lui réplique par une chaire digne de Saint-Pierre de Rome et une mise au tombeau d'un sculpteur morlaisien, Lespaignol. Toutes les paroisses de la montagne solitaire s'enflamment d'émulation : Sizun aura son arc de triomphe, Commana un porche merveilleux et Bodilis aussi ! »
Comme le montre Florian Le Roy, de nombreuses paroisses ont été concernées par cette débauche de créativité au service de la religion. Mais c’est bien entre Guimilliau et Saint-Thégonnec – là où se concentraient les plus riches marchands – que la rivalité a été la plus exacerbée. Et, comme une évidence, c’est dans ces villages que cette rivalité a débouché sur la réalisation de deux des plus beaux enclos de Basse-Bretagne, l’un dédié à saint Miliau, un pieux prince descendant des rois de Bretagne décapité par son frère au 8e siècle, l’autre à Notre-Dame et à saint Tégonnec, un moine évangélisateur venu du pays de Galles au 6e siècle dans le sillage de saint Pol Aurélien.
Un livre de pierre et de bois
L’autre effet de cette richesse a été l’émergence locale de nombreux artistes (architectes, sculpteurs, ébénistes, peintres, verriers et orfèvres) appelés à édifier les différents éléments de ces enclos paroissiaux, à en réaliser les ornements, ou à en fabriquer le mobilier avec une très grande exigence de qualité conformément aux commandes des fabriciens. Les artistes qui ont contribué à faire des enceintes sacrées de Guimiliau et Saint-Thégonnec ce qu’elles sont devenues étaient quasiment tous issus d’un terroir allant de Landerneau à Morlaix – moins d’une dizaine de lieues ! –, et l’on reste stupéfaits de constater à quel point a pu être concentré tant de talent, voire de génie, sur un aussi petit territoire rural !
De nos jours, les visiteurs se focalisent principalement sur la beauté formelle des éléments constitutifs de ces enclos paroissiaux, exceptionnels témoins ruraux d’un mélange de gothique et de baroque au style renaissance dominant. Ce faisant, ils perdent de vue l’utilité didactique de ces ensembles au service de la religion et de la parole des prêtres. Chaque détail a en effet été conçu pour édifier les paroissiens – alors illettrés pour la plupart – et catéchiser les enfants en leur mettant sous les yeux différentes scènes des textes sacrés, entremêlées ici et là de personnages contemporains, à l’image des soldats évoqués par Florian Le Roy.
Tout concourait effectivement, à la manière d’un livre de pierre et de bois, à instruire les fidèles du respect de Dieu et des saints, mais aussi de la crainte du Diable dans la perspective d’une mort inéluctable. Les voussoirs du porche s’ouvrant sur le narthex (vestibule) de l’église, les sculptures de la chaire et du baptistère, les tableaux accrochés aux murs, les peintures (ou sculptures peintes) des retables, des sablières et de la poutre de gloire, partout dans l’église pouvait se « lire » l’hommage à la Vertu et à la Foi, mais aussi la honte née du Vice. Et si le calvaire mettait en scène la Passion, la crucifixion et la mise au tombeau du Christ, il pouvait également, comme à Guimiliau, s’étoffer de multiples personnages illustrant des étapes de la vie du Messie ; mais pas seulement : sur ce calvaire apparait, soumise à la torture de l’Enfer, le personnage semi-légendaire de Katell Kollet (Catherine la damnée), coupable d’avoir mené une vie dissolue. Quant à l’ossuaire, il rappelle sans ménagement que la vie a une fin et qu’il convient d’aborder l’Au-delà en paix avec soi-même et avec Dieu.
Nul n’est besoin d’être croyant pour être impressionné en découvrant dans le détail ces formidables témoins de la foi des léonards aux 16e et 17e siècles. Les personnages des calvaires sont même étonnamment expressifs et ne manquent pas d’exercer une fascination bien compréhensible sur celui ou celle qui les contemple. À tel point que l’on en vient, comme l’écrivait naguère l’universitaire finistérien Yves Le Gallo (1920-2002) à propos de Guimiliau, à se poser cette question : « Comment ne pas ressentir, dans cet enclos raffiné et barbare, la puissance d’émotion que recèlent les œuvres collectives anonymes, vestiges de civilisations disparues, de peuples solitaires et de mentalités sans archives ? »
Émouvants, tels sont en effet les enclos paroissiaux du Léon. Et de cela même les athées les plus convaincus** conviennent bien volontiers. Situés en bordure de la nationale 12, les enclos de Guimiliau et de Saint-Thégonnec ne sont qu’à une quinzaine de kilomètres au sud-ouest de Morlaix. Pour en savoir plus sur ces deux merveilles de l’Art rural de Basse Bretagne, le mieux est de consulter le site Info-Bretagne : deux chapitres, superbement illustrés, sont consacrés, l’un à l’Enclos de Guimiliau, l’autre à l’Enclos de Saint Thégonnec.
* Un « fabricien » est, en pays léonard, un membre d’une « Fabrique », sorte de Conseil paroissial présidé par le « recteur » (le curé). Les Fabriques finistériennes se sont éteintes avec le déclin de la filière linière, les Conseils de paroisse ayant eux-mêmes très largement disparu en France après le décret du 14 décembre 1789 créant les communes et les Conseils municipaux.
** Y compris l’auteur de cet article.
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