Les histoires de dame Irène

À en perdre la tête …
Notre bonne Irène de Mardié était là à prendre le soleil, assoupie sur un banc de pierre, devant sa petite maison. La dame, comme chacun le sait désormais n’avait pas bonne réputation. Négligée, peu soucieuse de son apparence et encore moins des règles d’hygiène, elle passait dans toute la région pour une affreuse sorcière. Rares étaient ceux qui lui adressaient la parole à moins qu’ils n’aient besoin de ses services, toujours si particuliers. Dans pareil cas, les quémandeurs s’arrangeaient pour n’être vus de personne quand ils allaient à la rencontre de la guérisseuse.
Cette fois, ce fut une étrangère, une femme ignorant tout de la réputation sulfureuse de la faiseuse d’anges qui passant par le village, fut attirée par cette vieille femme, ridée, voûtée, dépenaillée qui somnolait sous un soleil de plomb. La passante crut bon d'interpeller la dormeuse, manière d’entamer la conversation tout autant que de la mettre en garde contre une probable insolation. Son dessein était tout aussi louable que nécessaire.
Après l’avoir saluée sans obtenir de réaction, Chantal, car c’est ainsi qu’elle se prénommait se dit qu’il convenait de parler plus fort. La femme qui dormait devant elle semblait si vieille qu’il ne serait pas surprenant qu’elle fut sourde. Elle hurla presqu' un « Bonjour ma bonne dame. Il serait peut-être un peu plus sage de vous préserver du soleil ! » Cette fois Irène qui avait bonne ouïe, ouvrit un œil afin d’examiner longuement son interlocutrice.
Après ce regard inquisitorial allant de la tête aux pieds, notre Birette grogna quelques sons incertains, ouvrit l’autre œil et daigna répondre à cette importune : « Je ne vous ai jamais vue dans le pays, ma chère. Vous n’êtes certes pas d’ici pour ainsi me parler au grand jour. Pourquoi diable m’avoir sortie de mes rêveries ? » Chantal tout en s’excusant de son intervention expliqua à Irène que la voyant ainsi, sous ce soleil brûlant, sans rien sur la tête, avait craint pour elle et pour sa santé. Irène fut touchée de cette noble intention, elle qui avait plus l’habitude de voir les dos se tourner à son approche à moins que les gens changent de trottoir ou se réfugient dans la première maison venue. La crainte qu’elle inspirait était la plus redoutable qui soit.
La gentille dame la pria de se mettre à l’ombre sinon il lui arriverait malheur à moins qu’elle n’attrape un vilain rhume. Irène se moqua de cette inquiétude. Il est vrai qu’à son âge, la bête est rude, elle a vécu depuis si longtemps que les microbes ont perdu l’habitude de venir l’importuner. La promeneuse de lui conseiller d’aller discuter chez des amies plutôt que de s’endormir en plein soleil. C’est alors que la vieille femme, levant les yeux au ciel, lui répondit que celles qu’elle avait gardées comme amies étaient désormais bien en peine de pouvoir la distraire.
Chantal, comprenant sa bourde, l’interrogea sur ce qui pouvait occuper ses longues journées. Irène de répondre qu’elle s’occupait de ses chèvres, qu’elle préparait un délicieux formage qu’elle allait vendre, une fois par semaine, au marché de Jargeau. Le reste du temps, elle se remémorait des histoires, celles qui se disaient durant son enfance tandis que les gens aimaient à se retrouver autour d’une veillée. C’était une époque lointaine où les humains se parlaient encore…
La curieuse voulut en savoir davantage. Elle demanda à la Birette de quelle nature étaient les contes qui meublaient ses pensées, elle qui manifestement ne partageait plus le commerce de ses semblables. Irène lui sourit, laissant transparaître une bouche dans laquelle deux dents seulement, parvenaient encore à résister vaillamment aux outrages du temps. En dépit de la crasse, ses yeux d’un bleu presque transparent donnaient une incroyable force à ce sourire édenté. La jeune femme était envoûtée, toute disposée à se laisser porter par le récit de celle que les autres appelaient la sorcière
Ma petite en ce temps-là, on en racontait bien des sornettes. Nous étions tous affairés, à casser des noisettes, à filer ou bien à repriser. Un ancien qu’on écoutait avec déférence, prenait la parole, le silence se faisait et nous étions tous transportés par un récit que nous avions pourtant maintes fois entendu. Parmi cette ribambelle d’histoires, certaines continuent de tourner en boucle dans ma mémoire. Ce sont celles-là qui meublent mes songes et ma solitude.
Je me souviens de la première qui me fit frémir. J’étais jeune enfant quand elle se grava dans ma mémoire. Il était question d’un jeune garçon malheureux qui découvre la passion en croisant régulièrement une jeune fille. Le père de ce gamin découvre leur union, se met en colère. Dans un accès de folie il lève sa hache sur son fils qui dans un geste de protection va se métamorphoser en un saule pleureur. Je ne peux passer devant un de ces arbres sans penser à ce joli conte.
Il y en avait bien d’autres. Tiens ma petite, tous les contes ne nous inquiétaient pas. Celui de cette femme qui invente le balai et finit par s’envoler sur cet engin mystérieux. C’est une simple farce qui à chaque fois me réjouissait. J’ignorais alors que pour les autres, j’allais devenir la sorcière. Qu’importe, cette histoire m’amuse toujours autant.
J’aime encore les contes qui mettent en scène des animaux. Quand je voulais devenir institutrice, j’avais appris qu’on appelle ça l’anthropomorphisme. Je m’étais juré d’en dire dans mes classes. Hélas, une histoire d’amour impossible fit de moi ce que je suis devenue, j’abandonnai l’école normale, je me réfugiai dans ce que les autres prennent pour ma folie. Cependant, je ne suis pas si folle puisque je pourrais dans l’instant te narrer l’histoire de ce renard qui épouse la fille d’un marchand ou bien celle de ce pauvre homme qui découvre une musaraigne qui parle.
Ces histoires de mon enfance habitent mon esprit comme autrefois elles me firent comprendre les grandes leçons de l’existence. Je compris bien vite que le loup, souvent fort méchant dans ces récits, n’était que la personnification des tourments et des travers des hommes. J’appris à mes dépens d’ailleurs que certains préjugés sont de nature à briser une vie, la mienne se fracassa contre les différences de ressources et de conditions.
Je m’en moque désormais. Ma mémoire est un merveilleux livre d’histoires. Je les feuillette chaque jour, les transforme, les arrange au gré de ma fantaisie ou de mon humeur. J’en suis parfois l’héroïne, j’y convoque souvent celui que mes parents m’ont interdit d’aimer. Même si je n’ai aucun public, pour venir les écouter, elles m’enchantent comme au premier jour. Tu vois ma belle, ils pensent tous que je perds la tête, quelle farce, ce sont eux qui perdent beaucoup à ne jamais venir m’écouter.
Je sais, la vie a bien changé. Ils sont bien trop occupés pour perdre leur temps en balivernes, coquecigrues et billevesées. C’est du moins ce qu’ils me diraient eux qui passent leur temps à regarder des inepties qu’ils nomment Séries, à courir après le temps et l’argent qui les obsèdent tant. Ils ont perdu pied avec le merveilleux, oublié de préserver leur âme d’enfant. Il leur faut des effets spéciaux, des torrents de globulines, des monceaux de victimes, des héros invincibles tandis qu’ils repousseront mes histoires simples, merveilleuses et si proches de nos existences en réalité.
Chantal avait les larmes aux yeux. Elle ne s’imaginait pas découvrir un tel trésor derrière ce visage souvent repoussant. Elle demanda à la vieille Irène si elle accepterait de la recevoir le lendemain soir pour qu’elle lui raconte quelques-unes de ces histoires qui tournent en boucle dans son esprit. Irène fut très touchée de cette requête, elle accepta sans se rendre compte que jamais quiconque n’avait partagé une soirée avec elle, depuis ce jour lointain où elle s’était retrouvée à l’écart de la société des humains.
Les deux femmes se donnèrent rendez-vous pour le lendemain soir. C’était jour de marché. Comme chaque jeudi, Irène se rendit à pied, jusqu’à Jargeau, poussant sa brouette contenant ses succulents fromages de chèvre. Au retour, au crépuscule de cette soirée d’hiver, une voiture la faucha et cette fois, Irène perdit vraiment la tête, décapitée sur le coup. Ses Histoires étaient perdues à jamais, une perte irréparable, la mémoire d’une tradition que plus personne n’entretient. Chantal avait rencontré la vieille bien trop tard.
Combien d’Irène sont ainsi oubliées de tous et s’en iront sans pouvoir transmettre les trésors enfouis dans leur mémoire ? S’il est encore temps, ne laissez pas se perdre les joyaux qu’elles pourraient vous confier sans vous arrêter à leur apparence, leur réputation ou bien encore votre crainte d’être moqué par les autres.
Mémoriellement sien.
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