Les hommes de l’ombre, ça meurt dans l’ombre
Dans notre société individualiste qui fait dans l’éphémère (ou le « virtuel ») et ne présente plus que des vedettes isolées, plus faciles à retenir pour le public que l’ensemble d’un groupe, les hommes derrière le chanteur-leader d’un groupe de renom ne représentent plus rien. On retient Bono, mais on ne connaît pas The Edge. On encense celui au premier plan, on ignore le second. Et pourtant : qu’est-ce qui fait le son d’un groupe ? La voix de Freddy Mercury seule ou les envolées lyriques de Brian May ? Le décès de Dany Federici, pianiste-organiste-accordéoniste de Bruce Springteen nous amène à cette réflexion sur la place des seconds rôles en musique. Enfin dans le rock car en musique classique, à moins de tomber sur un personnage particulier, on se focalise avant tout sur le chef d’orchestre ou le soliste et c’est tout. Les musiciens restent de pauvres anonymes et c’est le lot de type de musique. Dans le rock, certains accèdent à davantage de gloire, parfois. Enfin, accédaient, tant la presse ne s’intéresse plus qu’au simple vedettariat, et c’est bien dommage. Retour sur un musicien d’exception, accompagnateur de rêve et vieil ami du Boss.
La mort prématurée à 58 ans d’un des pianistes de Springsteen, Dany Federici, nous rappelle en effet amèrement que le son d’un groupe est un tout. Difficile de ne pas retenir les caractéristiques de certains, audibles dès les premières notes : Allman Brothers, ce n’est pas seulement un guitariste devenu au fil des ans le clone parfait du jeu de Duane Allman : ce sont aussi deux batteurs, (et des tablas !) qui donnent ce tapis de rythmes entre rock-country et jazz si particulier au groupe. Chez Led Zeppelin, tout le monde avait remarqué aussi la présence phénoménale d’un fou furieux de la double caisse, John Bonham. L’homme au chapeau anglais ou aux cheveux longs et à la barbe sombre qui a fait découvrir l’engin, littéralement, et qui a fait partie d’un groupe à l’origine même du hard-rock, ce blues joué plus fort. Dans un solo mémorable à Montreux, à entendre sur l’album Coda, on comprend la démesure du personnage et son poids conséquent dans le groupe : à finir avec les poings, toutes baguettes jetées, on comprend que l’homme n’est pas un simple élément de décor derrière un Robert Plant ou un Jimmy Page, les vedettes annoncées du groupe. Chez Grateful Dead, il n’y avait pas que Jerry Garcia, mais aussi Pig Pen comme pianiste-organiste, mort lui aussi prématurément, mais aussi l’âme centrale du groupe, qui n’était autre que Bob Weir, son guitariste d’accompagnement. L’album American Beauty démontre qu’il est bien la charpente du groupe, et que si Garcia a été autant porté aux nues, c’est qu’il bénéficiait de cette assise et de cette formidable assurance derrière lui. A réécouter cet album transcendantal, on comprend que le Dead, à une époque, jouait comme il vivait : en communauté. D’esprit et de jeu. S’il fallait définir un album où les musiciens jouent ENSEMBLE, on pourrait mettre celui-là en haut du rayon. American Beauty est la quintessence de la notion de groupe de musique.
En remontant plus avant encore, on peut se demander si tout n’avait pas déjà commencé comme ça : avant qu’un chanteur sans envergure comme Cliff Richards ne vienne polluer les Shadows, un son particulier émergeait du groupe, avec forces guitares haut placées, une rythmique imparable et un batteur n’hésitant pas à jouer des cymbales à outrance. Hank Marvin, clone en attitude de Buddy Holly, ne reste que le guitariste d’un groupe véritable, même si des années après un Mark Knopfler pompera largement son héritage (et celui de Chet Atkins). The Shadows, en créant le combo rock à quatre, devenait d’emblée le groupe classique d’une musique en devenir. En faisant une carrière exceptionnelle, dont la longévité affine chaque jour davantage les sorties : Knopfler ne fait que s’affiner avec le temps, c’est un vrai grand cru. Classé.
Car jouer ensemble est tout un art. Un vieil ami du show-biz prénommé Jean-Louis, aujourd’hui organisateur de concerts et de tournées, m’a fait récemment découvrir un vieux DVD incroyable, démontrant ce qu’était un groupe, un vrai : un combo énergique, un garage-band comme il en était sorti dans les années 70 pour contrebalancer les super groupes qui ramaient alors dans la plus parfaite choucroute scénique : ELP, Emerson Lake and Palmer, Cactus ex-Vanilla Fudge, ou BBA (Beck-Bogert-Appice) tous absolument imbuvables !). Tous issus de l’assemblage de vedettes censées faire mieux à plusieurs qu’individuellement, des "super-groupes" comme on les appelait alors, qui s’avérèrent tous inaudibles. Et tous des échecs, dont le premier avait été Clapton, et son Cream qui n’aura pas fait long feu. Logique, avec ce son de batterie en carton difficilement imitable de l’effroyable Ginger Baker. A l’époque, on a en musique le syndrome du PSG : mettre des individualités dans un espace et croire qu’elles sauront jouer ensemble. Grave erreur : des Carquefou sortis de simples garages vont les déboulonner en quelques moins de deux, eux et leurs scènes majestueuses (ou plutôt de mauvais goût), leurs décors de plâtre ou de stuc, leurs éclairages immondes et leurs titres grandiloquents.
Cette vidéo de Docteur Feelgood, Goin’ Back Home (Live at the Kursaal, Southend - November 8th 1975), ce groupe de Canvey Island dans l’Essex aux allures de banlieusards, voisins des Inmates tout aussi improbables au départ est en effet plus que mémorable. Oh, ce n’étaient pas des cadors musicaux nécessairement : Lee Brilleaux n’est pas un très bon chanteur (son voisin des Inmates est bien meilleur !), son guitariste Wilko Johnson pas vraiment une référence, et leurs deux accompagnateurs restent à ce jour des inconnus (John B Sparks and The Big Figure) : il n’empêche, quand Brilleaux compte un deux trois... c’est parti, c’est compact et ça ratiboise : Wilko arpente la scène et mitraille le public de sa guitare, Brilleaux mouille son plus beau costume de prolo, et ça ne débourre pas. Et c’est cela un GROUPE de rock. Leur version de Riot in Cell block number nine est absolument apocalyptique et leur approche de Route 66 assez décoiffante. Même Brilleaux s’y révèle bon guitariste de slide-guitare, meilleur que son soliste aux riffs un peu élémentaires (ici sur une vidéo où il ne figure déjà plus, quelque mois plus tard). Pure merveille, hélas trop courte : le DVD ne dure que 30 minutes, mais mérite d’être acheté toutes affaires cessantes tant il est archétypique de ce qu’est un vrai groupe de rock. De l’énergie pure.
Un groupe, réduit à sa plus simple expression... ou presque, car de l’autre côté de la Manche, il y a un autre archétype : un trio gagnant. ZZ Top, aujourd’hui en cours d’enregistrement, qui a démontré avec brio que le SON se fabrique avec une guitare certes, et des techniques d’enregistrement particulières (*), mais aussi par un jeu où chacun a sa place : un batteur menu et monstrueux de frappe, et un bassiste plein d’humour (filmé ici à Nogent) sans qui Gibbons ne pourrait pas aussi bien décoller. Des cuivres et un invité indien en plus, et c’est le... top. Au-dessous de trois, la notion de groupe devient difficile à définir : on a affaire à des duos, et là aussi ça devient indissociable. Imaginez un seul "Everly Brother" devient impossible, et quand le disciple Paul Simon fait un premier album solo c’est une réussite, c’est une des rares, car c’est ce que son compère Art Garfunkel rate sans équivoque. L’emploi de la Chapman Stick de l’incroyable Tony Levin, de Peter Grabriel ne doit pas être en reste dans cette mise en évidence : trois mesures de Late in the Evening et c’est dans le tiroir-caisse. De même que Thin Lizzy n’était pas que Gary Moore mais bien Phil Lynott, aux deux merveilleux et méconnus albums solos, lui, un groupe véritable possède des caractéristiques immuables qui le font reconnaître même avec des changements de personnels. Chez ceux qui ne changent quasiment jamais, comme l’a fait Springsteen sauf pour son récent et mémorable hommage à Woody Guthrie, c’est encore plus net. Un GROUPE, c’est une alchimie d’ego très difficile à tenir : quand ça marche véritablement, on a droit au miracle. Et j’en sais quelque chose, j’ai assez donné dans le genre. Danny Federici était l’homme de ce fragile miracle, mais cela ne l’a pas aidé à vaincre son cancer, qui n’admet qu’encore trop rarement qu’il puisse laisser filer des miraculés.
Il rejoint au Panthéon de la musique ces fameux seconds couteaux qui ont fait toute la richesse du rock, qui aujourd’hui a oublié qu’un individu seul ne suffit pas à faire avancer la musique. Un Prince, un Bowie resteront ce qu’ils ont toujours été : des individualistes au son obligatoirement changeant, car bien trop soumis aux aléas d’un producteur ou d’un preneur de son. Le plus bel exemple de cette tendance étant Lou Reed, qui aurait dû être connu pour Berlin, un opéra au départ, et qui reste dans toutes les mémoires pour un Live en 1975, Rock’n’roll animal, qui n’a jamais représenté l’individu, mais une chose assez extraordinaire : pour la première fois, des musiciens plutôt doués (et pas totalement inconnus) prenaient le dessus sur la vedette supposée. Ray Colcord aux claviers, Penti Glan à la batterie, John Prakash à la basse (monstrueux !), Dick Wagner à la guitare rythmique et Steve Hunter à la "lead guitar" (Sweet Jane solo c’est lui) qui ferraillent pendant un bon bout de temps sur l’intro d’Heroin fabriquent un album qui reste un cas exceptionnel dans l’histoire de la musique. Un très gros son pour un chanteur plutôt intimiste, c’est la surprise en effet de 1975. Celui où les accompagnateurs prennent pour la première fois le dessus sur le leader supposé, au point de faire un disque où le chanteur occupe à peine 20 % de la durée de chaque titre, et qui proposent un Lou Reed méconnaissable, dans un disque que beaucoup renieront à juste raison, alors que les fans de hard-rock l’encenseront.
Chez Springsteen, beaucoup avaient retenu l’athlète Clarence Clemons comme marque de fabrique. C’était oublier deux guitaristes, Nils Lofgren et Steve Van Zandt, totalement complémentaires (jouant alternativement le rôle du soliste), ou un bassiste hors norme tel que Gary Tallent, mais aussi un batteur assez exceptionnel, l’un des rares surtout à jouer avec les baguettes à l’envers... et ces deux pianistes, Roy Bittan et celui qui vient de disparaître. Car Springsteen c’est avant tout un SON énorme. Je me souviens à Paris d’un concert d’Amnesty en 1988 réunissant Tracy Chapman, alors inconnue, Sting et Springsteen. La première avait volé haut la main le show lénifiant d’un Sting sans saveur au son pâle et au solo de guitare sèche qui sentait fort le faisandé (sur They Dance Alone). Quand Springsteen était monté sur scène après que Sting ait endormi tout le monde, les premières mesures rageuses de Born in USA avaient fait reculer tout le monde de deux bons mètres au premier rang. Un son énorme. Les techniciens du Boss y étaient pour quelque chose, un ami des roadies sur place, batteur de profession dans la région, ayant confirmé le bridage sonore volontaire des deux précédents. Mais il n’empêche : le show fut monstrueux, l’ambiance exceptionnelle, et l’homme géant, servi par un groupe comme rarement il en tourne. A la Courneuve, en plein air, trois ans auparavant, il l’avait déjà démontré sur deux concerts de suite... avec un public tout acquis, des vidéos le montrant plus de vingt ans après. On y voit un Federici en chemisette bleue, ravi de faire ce qu’il faisait de mieux : jouer les faire-valoir à la perfection. Toute l’intro est de lui, tout le morceau tient debout grâce au pianiste et au batteur, mais l’orgue Hammond de Federici illumine le morceau, son solo étant à son image : discret et parfait. J’y étais, aux deux concerts, et je peux vous le confirmer. Comme le dit Bruce c’était bien "fantastique" (en français !).
Un fort bel et sobre hommage vient tout juste de lui être rendu ici... sur Terry’s Song de si belle facture. Ce que raconte Springsteen est ici. Il y parle... du Titanic, de la tour Eiffel, et d’une époque révolue d’une espèce d’homme industrieux et volontaire, "le moule étant cassé" aujourd’hui selon le Boss. Notre homme, fait dans ce genre de moule, justement, semblait bien indispensable à Springsteen, qui a annulé deux concerts de sa tournée en cours. Cette chanson lui est aujourd’hui toute consacrée :
"Now your death is upon us and we’ll return your ashes to the earth
And I know you’ll take comfort in knowing you’ve been roundly blessed and cursed
But love is a power greater than death, just like the songs and stories told
And when she built you, brother, she broke the mold"
On peut réécouter également Federici sur l’album Live In New York City sorti en 2000, ou écoutez le superbe You’re Missing de l’album The Rising de 2002. Tout le fond musical, les nappes de synthé, c’est du Federici. On peut aussi se procurer ses deux albums solos, faits dans le registre du jazz. Un grand, grand talent vient de disparaître. He’s now missing.
(*) Terry Manning, preneur de son de ZZ Top (de Jason and The Scorchers, de Georges Thorogood et de Omar and The Howlers) interviewé un jour par votre serviteur, avait avoué deux techniques imparables pour avoir un très gros son de studio : mettre en chauffe les amplis dans le studio le lundi... et enregistrer le groupe le jeudi ou le vendredi. Ou ne jouer que quand les lampes des amplis à tubes étaient... blanches. "Red’s not enough...". Canon, hein, le gars ?
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