Les nouveaux gladiateurs
Vous ne le savez peut-être pas, mais les idoles d’une partie de notre jeunesse – tout au moins de celle qui a accès au petit écran – s’appellent John Cena, Batista, Kane, Triple H, John Morrison, Drew McIntyre, le Big Show, Ray Mysterio ou Le Fossoyeur. Des noms qui ne vous disent rien ? Pourtant, ils sont ceux de vedettes qui fascinent des centaines de milliers de fans au cours de gigantesques spectacles dans toutes les villes américaines, et dont le culte est entretenu dans le monde entier par de nombreuses chaînes de télévision, et par une cohorte de revues, de figurines, de panoplies, de gadgets et de jeux video.
Ces noms sont ceux des rois du catch, les “superstars” de la World Wrestling Entertainment (WWE) et de ses soirées de Raw, Catch Attack, Wrestlemania ou Smack Down.
Sur des rings à la place des arènes de jadis, ces colosses impressionnants s’affrontent comme les gladiateurs de l’antiquité. Les assauts de ces formidables musculatures ravissent les foules comme les combats de leurs ancêtres enchantaient les Romains. Le sang ne coule pas et la mort n‘est pas au bout, mais c’est tout juste. La brutalité fait rage ; coups et torsions meurtrissent les membres sans retenue ; les prises se corsent par des étranglements dans les cordes ou des écrasements sur les barrières métalliques : les chocs s’achèvent souvent par des coups de chaises ou d’autres objets contondants ; les sauts périlleux et les vols planés font place aux projections hors du ring qui fracassent les corps sur les sols en ciment.
Certes, tout cela est répété à l’entraînement par des athlètes qui travaillent leurs acrobaties, et la plus grande partie de la férocité est factice. Les numéros sont arrangés à l’avance, et on prend grand soin d’avertir les fans de ne pas les imiter.
Mais quand on simule une bataille, on n’est jamais à l’abri d’un énervement, d’une maladresse ou d’un accès de rage, et des blessures réelles nécessitent parfois des séjours à l’hôpital et des mois de rétablissement. Heureusement pour ces brutes déchaînées, c’est plutôt l’exception.
Pourquoi parler de ce “sport” trafiqué et commercialisé ? Parce qu’il symbolise une partie importante de notre civilisation occidentale, dans sa violence, sa fausseté et son culte de la célébrité. Et que cette triple caractéristique inspire, par le pouvoir de la télévision, la vision du monde d’une grande partie de notre jeunesse.
La violence, d’abord. Le message est clair : on ne vainc que par la force. La puissance du muscle est souveraine. Le muscle n’a de sens que s’il permet de s’imposer. Et il ne peut s’imposer vraiment que s’il est employé à fond : tous les moyens sont bons pour que sa puissance soit victorieuse. Les règles sont abolies, les limites n’existent plus. La furie de ce catch débridé est une leçon de vie : le poing vaut mieux que la parole. La bataille de l’existence ne connaît ni mesure, ni faiblesse, ni pîtié.
La fausseté, ensuite. Tout cela – ou presque tout – est comédie. Les coups sont tangents, les prises ne font pas mal, les colères sont mimées, les chutes sont amorties. Un sport véritable – la lutte – est transformé en un spectacle mercantile interprété par des acteurs bien payés. Le spectacle flatte toujours, comme autrefois, les instincts sado-masochistes qui sommeillent au creux des animaux que nous sommes. Mais il n’est plus qu’une parodie. Un cinéma de barbarie dont l’imposture est rassurante et qui assure un frisson dépourvu de mauvaise conscience. Les jeux du cirque sont un simulacre de ce qu’ils ont été. Jadis on tuait pour de bon, aujourd’hui on fait semblant. Le drame s’est mué en opéra-bouffe.
La célébrité enfin. Ces incarnations de bandes dessinées sont des “superstars”. Leurs affrontements remplissent des arènes de dizaines de milliers de places, rassemblent plusieurs millions de téléspectateurs américains chaque semaine et sont retransmis en direct ou en différé par 43 chaînes de TV dans le monde. Le propriétaire de la WWE, Vincent Kennedy McMahon, est à la tête d’une fortune personnelle estimée à plus de 500 millions de dollars et ses sbires jouissent de la popularité qu’ont connue les Beatles, Elisabeth Taylor ou Brigitte Bardot.
Violence, mensonge et célébrité. Les appâts de notre société moderne, incarnés par cet énorme succès du catch. Instrumentalisés par le leurre du spectacle qu’utilise le pouvoir. Ce leurre-là n’a pas changé depuis des siècles. Le théâtre fait oublier au peuple ses revendications. Panem et circenses. Le mot “divertir” a deux sens qui se complètent parfaitement : amuser et détourner. On amuse la galerie pour la détourner de l’essentiel, on chatouille les masses pour qu’elles se tiennent tranquilles. A travers la mise en scène, la tradition se perpétue, grossie à l’infini par l’ampleur des moyens de communication. Un spectateur captivé, c’est un militant en moins. Et là, on en captive des millions, qui auront plus tendance à se battre avec un voisin qui fait du bruit et à gober les falsifications de la mise en scène, bouche bée devant les héros de l’arène, qu’à lutter ensemble pour améliorer leurs conditions de vie.
Le catch est une des illustrations les plus frappantes (c’est le cas de le dire) des nouveaux travers de notre culture. Il n’est pas la seule. Il ne fait que synthétiser, en quelques heures de barbarie feinte, ce que le cinéma offre à longueur de journée. La plupart des films montrés à la télévision ou dans les salles comportent les trois ingrédients de nos délassements : des vedettes (célébrités) qui jouent le rôle (mensonge) de brutes (violence). Plus c’est dur, plus ça plaît. C’est factice, mais on y croit. Les “blockbusters” (les best-sellers de la pellicule) sont des récitals de cruels règlements de comptes ou d’assauts dopés aux stéroïdes, mimés par les gros bras du box-office ou simulés par des cascadeurs testostéronés. C’est du lourd et du simulacre, mais la leçon est claire. On cogne avant de parler : on ne discute pas, on assomme.
Se faire respecter par la force est la preuve de la virilité masculine. On le sait depuis longtemps : le mâle se définit par la dureté de ses biceps et la grosseur de sa queue. Ce qui a changé, c’est que cette définition est aujourd’hui propagée à de fabuleuses échelles par les canaux audio-visuels. Comme on ne peut pas montrer le pénis à l’écran (pour le moment), on fait étalage des biceps. Moyennant quoi est installé un modèle de héros qui sert d’exemple à la jeunesse : une sorte de pithécanthrope herculéen qui ne se sert que de son uppercut comme argument.
Dans le monde du catch, le modèle est d’autant plus percutant qu’il est psychologiquement réaliste. Les traits du caractère humain sont de plus en plus finement représentés par les pugilistes qui les personnifient. Avec les aléas de leur vie quotidienne. Dans le temps, on avait le bon et le méchant – l’Ange blanc ou le Bourreau de Béthune de notre jeunesse. Aujourd’hui on a le sinistre, l’opportuniste, le bon père de famille, le gourou d’une secte, le patriote, le traître, le loyal, l’ascète, le latino, le coquet ou l’intellectuel. Toute une série de types d’hommes qui commentent au micro leurs qualités et défauts avant de s’écharper. Auxquels il y a toujours quelqu’un qui peut s’identifier. De plus, une cohorte de scénaristes leur inventent des aventures, brodent sur leurs relations, attisent leurs copinages, leurs rivalités et leurs haines. Les histoires personnelles, dont les feuilletons se poursuivent de semaine en semaine, recomposent sur le ring un véritable microcosme de société.
Le “virilisme” masculin a gagné les femmes. Aux machos musclés font désormais pendant des amazones endurcies. Certes, les femmes ont de bonnes raisons de s’affirmer après des siècles de phallocratie. Et la violence des prestations de ces viragos déchaînées est un exutoire qui doit en combler beaucoup dans le public. Mais la démonstration se fait toujours sous le signe du plaisir masculin. Les “divas” de la WWE sont d’étonnantes athlètes à la fois, comme dit leur publicité “intelligentes, puissantes et sexy”. Sexy reste le mot-clé. On n’oublie pas de titiller le mâle, car elles associent la beauté de stars de cinéma à leurs prises de lutteurs expérimentés. Là encore, le modèle offert à la jeunesse répond à un stéréotype : la femme forte et indépendante, mais jusqu’à un certain point. Celui de l’attirance qu’elle doit susciter. On ne prend pas sa revanche, on ne se libère pas. L’homme n’est pas oublié, ou infériorisé. Au contraire, il garde la main parce qu’il doit être séduit.
Le tableau de cet univers du catch serait incomplet si on ne mentionnait pas son climat d’ensemble. Un climat de méchanceté gratuite, de coups tordus, de traîtrise. Le succès n’y récompense pas le mérite ou le courage. Au contraire. C’est le plus fourbe qui gagne. Celui qui fait semblant, qui simule l’épuisement avant de frapper l’adversaire par surprise, celui qui tend la main en faisant du geste amical un garrot meurtrier. La patron de la WWE, le fameux McMahon, ne cesse lui-même de donner l’exemple. Pas de séance où il ne viole les règlements, annule les résultats ou fausse les combats. L’arbitraire le dispute à l’injustice. Il ne craint pas de s’en vanter, expliquant au public qu’étant riche, il peut faire ce qu’il veut.
Ce catch monstrueux est notre monde en réduction. Violence, mensonge, célébrité et injustice. De quoi provoquer la nausée. Mais ce qui est malsain attire. C’est une malédiction de nous autres, pauvres mortels. La tentation du Dark Side, du côté sombre. C’était jadis le secret des sorcières. On les vouait au bûcher pour exorciser le désir qu’elles inspiraient. Elles étaient diaboliques, mais tout le monde éprouve l’amour du diable. Aujourd’hui, on devrait ignorer ces superstars du pire. Et pourtant, on continue à les regarder. Pourquoi ? Parce que malgré leur brutalité, leur cynisme et leurs vilénies, ils fascinent. Et surtout, ils incarnent, avec l’efficacité d’une totale absence de scrupules, le rêve de beaucoup d’hommes et de femmes dans un monde qui refoule l’individu dans l’anonymat ou l’isolement : le rêve d’être fort, de s’imposer, de se faire connaître. Par tous les moyens, envers et contre tout. En un mot, le rêve de s’identifier.
Louis DALMAS.
Directeur de B. I.
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