« Les Réprouvés » : histoire des derniers lansquenets d’Allemagne
1919, des décombres encore fumants de la défaite contre les Alliés émergent des groupes d’hommes aux regards endurcis par les horreurs de la guerre, aux yeux brûlant d’une fureur nihiliste. A eux qui ont lutté et enduré jusqu’aux pires extrémités possibles les souffrances humaines, la jeune République de Weimar ne propose qu’un avenir petit-bourgeois entérinant la défaite dans l’humiliation et les abdications successives. De ce refus naîtra une génération pour qui la guerre n’avait pas de fin : du chaos psychologique au chaos économique, ils étaient les nouveaux reîtres du XXe siècle. La réédition de l’œuvre d’Ernst von Salomon, « Les Réprouvés », est l’occasion de se replonger avec intérêt et même fascination dans cet univers où les espoirs brisés côtoient la folie la plus destructrice qui emportera pour une grande partie ces êtres torturés par un destin contraire.
![](http://www.agoravox.fr/local/cache-vignettes/L300xH487/Freikorps2-f9911.jpg)
Ernst von Salomon est l’archétype de cette éducation prussienne dont les piliers immuables furent fidélité à l’Empereur et discipline de fer pour endurcir les corps et les esprits.
Né sous Guillaume II, arrivé à l’âge d’être incorporé comme cadet au sein de l’école de Karlsruhe [1], il passera la majeure partie de la Première Guerre mondiale au sein de cet établissement en vue d’une affectation au sein d’une unité engagée sur le front une fois diplômé.
Las, l’armistice viendra mettre fin aux espoirs de von Salomon et de tous les cadets de prouver leur valeur guerrière. A l’humiliation de la défaite par les Alliés s’ajoutera celle de la dégradation des élèves officiers par des bandes communistes, ces dernières profitant du désordre engendré pour mettre à bas les symboles du régime impérial et faire naître les conditions nécessaires pour une révolution en Allemagne [2].
Chaos politique, chaos des esprits...
Les premières troupes revenant du front découvrent avec stupeur un pays en ruines, parsemés de révolutionnaires avides de prendre leur revanche sur un régime qui les a si longtemps traqués. Hagards et désoeuvrés, les soldats de retour du front n’arrivent pas à savoir qui croire et quel camp choisir. Certains toutefois n’hésiteront pas longtemps, et se regrouperont en troupes de choc destinées à ramener l’ordre dans le pays, fussent par les moyens les plus radicaux : les Corps francs (freikorps) étaient nés.
Du reste, et contrairement à ce que l’on pourrait croire de prime abord, le gouvernement de la jeune République allemande ne vit pas d’un mauvais œil ces milices formées à la hâte puisque fort efficaces pour contrer la menace d’une révolution bolchevique à travers tout le pays. Gustav Noske, alors ministre de la Reichswehr, emploiera à escient les Corps francs, les laissant s’exprimer dans leur langage si particulier. L’ordre revenu à Berlin et en Bavière, ces mercenaires deviendront dès lors le problème numéro un de la République de Weimar.
Mais avant d’être pourchassés à leur tour, les Corps francs allemands s’illustreront dans une geste digne de leurs ancêtres les reîtres du Moyen Âge, avec comme scène de théâtre la côte Baltique. La révolution d’Octobre et le reflux des troupes allemandes firent émerger de nouveaux pays fragiles ne pouvant compter que sur l’appui principalement diplomatique, et plus rarement militaire, des Alliés dont le souhait était de créer un glacis entre eux et la Russie alors sous le joug bolchevique. Les Corps francs seront une pièce maîtresse de ce dispositif en ce sens qu’ils permettront à moindres frais de repousser l’invasion rouge tout en évitant aux Alliés de risquer une intervention directe avec des troupes renâclant à continuer une lutte qui ne les concernent plus [3]. Von Salomon a un mérite énorme, outre celui de relater les événements de l’intérieur, c’est celui de dresser le portrait psychologique de ces guerriers affluant d’une Allemagne exsangue, dégorgeant son trop-plein de violence à ses frontières. Utile pour comprendre comment ces êtres torturés, avançant au rythme de chansons résonnant de mâles accents, acceptèrent de hâter le pas vers un destin funeste, là où à l’horizon le crépuscule n’est plus éclairé que d’explosions sporadiques, synonymes de désolation et de mort.
Si le drang nach osten avait été des siècles auparavant l’heureuse destination pour des paysans allemands rêvant d’un monde meilleur, les Corps francs venaient à la rencontre de la furie de l’Histoire sans espérer parfois plus que l’ivresse de l’action pour oublier les tourments laissés derrière eux.
Il ne serait pas bon de déflorer le reste de ce témoignage historique, néanmoins peut-on dévoiler que la dernière partie tranche nettement avec le reste de l’ouvrage et se doit d’être saluée pour sa teneur psychologique. Si d’aventure celle-ci pourrait vous apparaître incongrue, voire déphasée avec les événements antérieurs relatés, elle n’en est pas moins passionnante par l’immersion au sein de l’esprit de l’auteur qu’elle offre.
Ernst von Salomon livre là un rapport brut, parfois même brutal, d’une partie de cette génération qui aura été happée dans les affres de l’après-guerre et qui ne trouvera, pour une grande partie, le repos que dans le trépas.
Un nihilisme allemand qu’il est impératif de découvrir pour mieux saisir ce que fut le choc de la défaite outre-Rhin tout en avançant a minima des éléments sur la genèse du nazisme [4].
Pour finir, le style énergique et singulier de l’écrivain rebutera ou séduira les lecteurs mais n’en laissera aucun indifférent. Cette réédition devrait permettre de vous forger votre propre opinion.
Ernst von Salomon, Les Réprouvés, éditeur Bartillat, ISBN 2841004082
[1] Episode de sa vie relaté dans Les Cadets, en cours de réédition au courant de l’année 2008.
[2] Rappelons que Lénine a pris le pouvoir depuis près d’un an en Russie et a fondé en juillet 1918 la République des Soviets, l’exemple à suivre pour tous les révolutionnaires d’Europe.
[3] Le film de Bertrand Tavernier, Capitaine Conan, illustrant à merveille cet état d’esprit des troupes alliées ne désirant plus que rentrer chez elles une fois l’armistice conclu.
[4] Si l’on pourrait d’office conclure à une parenté idéologique et politique des Corps francs avec le nazisme, il convient d’être particulièrement mesuré sur cette assertion par trop hâtive tant les destinées des figures emblématiques des Corps francs seront diverses, allant du ralliement à l’opposition active au régime hitlérien.
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