Les Sophistes, ou les mercenaires de la philosophie
Les sophistes se faisaient payer pour enseigner, leurs disciples trouvaient cela tout à fait naturel et crachaient au bassinet, les autres philosophes regardaient cette approche mercantile comme vénale et indigne. Les sophistes s’en foutaient car ils ne voulaient pas crever de faim ni dormir dans une amphore. Calliclès dont on reparlera, car il est essentiel à la compréhension de Socrate et de Platon, faisait partie de cette école de pensée. Et puis apprendre « à bien parler », à défendre une position n’étaient pas inutile dans une démocratie naissante basée sur l’éloquence et la parole publique. Leur argent, les sophistes ne le volaient pas dans une société dédiée à la puissance du verbe et à sa subtilité. L’histoire n’a hélas retenu d’eux que cette dimension financière comme un mercenariat de la pensée allant se mettre au service du plus offrant. Aujourd’hui les sophistes auraient un agent littéraire et feraient payer rubis sur l’ongle leurs interventions télévisées comme chroniqueurs ou invités de marque.
Qui étaient les sophistes ? Leur mouvement de pensée contemporain de Socrate est bien plus connu que ses théoriciens. Ils ne sont célèbres que grâce à Platon qui les met en scène face à l’ironie et la causticité de Socrate. Qui se souvient de Protagoras, Gorgias, Hippias ou de Calliclès ? Les sophistes essaient de convaincre par la pertinence de leur discours et ne sont pas désintéressés, ils recherchent l’argent, la renommée et des avantages en nature, ce qui leur attire les foudres des autres philosophes qui, eux se disent à la recherche de la vérité. Cela dit, pourquoi ce qui est déclaré gratuitement aurait plus de valeur que ce qui est payant ? Dans leur opposition à Socrate, Platon les dépeint comme ridicules et infatués et surtout comme des démagogues mangeant à tous les râteliers. Mais Platon avait une fortune personnelle et les sophistes vivaient de leur enseignement, et comme ils ne demeuraient pas dans l’ascèse, ils se faisaient payer. On sent dans la condamnation du sophisme les prémices du concept d’argent corrupteur cher aux Pères de l’Eglise, Thomas d’Aquin en tête.
Pour le sophiste, est vertueux celui qui arrive à assouvir ses désirs. Il ne s’agit pas d’être nuisible aux autres ou à la société, mais de penser avant tout à soi. Le sophisme est plus qu’un égoïsme, mais plutôt une forme de bon sens qui refuse les spéculations de l’esprit et se contente de satisfactions terre-à-terre mais concrètes. Les sophistes ont été victimes d’une campagne de dénigrement menée par des contemporains qui voulaient les éliminer du jeu « politico-médiatique » de l’époque et ces critiques ont été reprises ensuite sans être réévaluées par les historiographes de la pensée grecque au fil du temps. On peut tout juste reprocher aux sophistes d’avoir été des intellectuels profiteurs et pique-assiettes ne s’embarrassant pas trop de scrupules. Enfin de compte, pour reprendre l’une de leurs idées directrice, l’homme est bien la mesure de toute chose, car sans l’homme, point de vérité ! Il ne peut y avoir de vérité dans la nature si l’homme n’est présent pour la constater. Que peut-on tirer d’un arbre, d’une algue verte ou d’un rhinocéros au niveau de la pensée et de la cohérence ? Ce principe sophiste devrait faire réfléchir les écologistes. En effet, à quoi peut servir la nature sans la présence de l’homme, seule entité physique capable d’en apprécier les qualités et les défauts. Que justifie la puissance de l’éléphant, l’insignifiance du cancrelat, la force des marées ou la fonte de la calotte glaciaire si personne d’humain n’est présent pour les apprécier ? Il n’a pas encore été prouvé que le rat musqué puisse être sensible à la majesté du vol de l’albatros.
Le sophisme est loin d’être mort, il ressurgit à chaque génération. Sacha Guitry aimait le luxe, l’argent, et avant tout lui-même. Cet être imbu de sa propre personne à la rigidité suffisante, théâtralisant son personnage, préparait ses bons mots tant pour ses dîners en ville que pour ses scénarios, ne s’encombrant pas trop de la réalité historique quand il avait la possibilité de sortir une saillie qui pouvait le mettre en avant. Eric Zemmour est de la même aune, qui aime à s’écouter (bien) parler et être payé pour. Car, tout comme pour le cunnilingus, le sophisme est un art qui exige une bonne maitrise de la langue, sinon il devient cuistrerie et pédanterie de poseur.
Le Gorgias, texte essentiel à la compréhension de Socrate et de Platon, rapporte une dispute entre Socrate et Calliclès, inutile de dire que le second fait figure de faire-valoir ignorant face à un Socrate plein de bon sens . Disons déjà en quelques mots que pour Socrate, et donc Platon, le plaisir peut s’avérer déraison, il n’ose pas dire ruine de l’âme, mais il est évident qu’il le pense. Quant à la caverne et à ses ombres-illusions de la surface où se passe la guerre, celle d’Underground d’Emir Kusturica est nettement plus festive, donc plus humaine, n’en déplaise à Alain Finkielkraut et à Bernard-Henri Lévy qui n’ont vu dans ce film qu’une apologie de l’hégémonisme serbe. Le paradoxe de la modernité sure de sa technologie avancée est de croire que la vision du monde n’est plus faussée car elle est sous l’œil intrusif permanent des médias, des journalistes d’investigation et des caméras. Plus la vérité semble évidente, plus elle est exposée, plus l’illusion peut être grande ; le monde actuel informatisé et à la portée d’un clic vit dans une autre caverne où les images déformées de l’extérieur sont projetées sur des écrans-plasmas.
Le dialogue sur le plaisir opposant Socrate à Calliclès est une mise en scène grossière pour imposer une idée. Cependant Calliclès pose les bonnes questions, non celles d’un philosophe classique, mais celles de quelqu’un qui aime la vie. Et quand il réplique à Socrate : « Ceux que tu appelles hommes raisonnables, ce sont des abrutis ! », le rebelle, le dissident et l’hérétique, en un mot l’homme libre a envie d’applaudir. Calliclès, nous l’avons remarqué, est un sophiste, un homme libre qui aime la vie et ne doute pas de ses capacités intellectuelles pour accéder au plaisir. Il a besoin d’argent non pour le thésauriser mais pour jouir. Tous les Calliclès finiront mal, comme Sade, le Caravage ou Gilles de Rais, mais au moins, ils auront vécu. Peut-on en dire autant des sages ? L’échange socratique du Gorgias est une spéculation didactique et bavarde construite pour l’occasion de la démonstration qui refuse la légitimité de la jouissance. Cette prise de position nous ramène au concept éculé que l’on fait le mal par ignorance et qu’il faut être puni pour être rééduqué. Si la seconde proposition est logique pour protéger les individus et les biens et autoriser la vie en société en évitant des affrontements permanents, la première fait l’impasse sur la capacité de l’intelligence à englober tous les domaines. Pourquoi ne ferait-on le mal de façon délibérée et murement réfléchie ? Faire ce qui nous plait et faire le bien en une même intention ne coule donc pas de source. Il ne manque qu’une phrase dans la bouche de Calliclès pour que l’on puisse adhérer pleinement à sa position contre Socrate : « Je suis prêt à subir tous les châtiments si je peux auparavant assouvir toutes mes passions ». Car vivre en homme, c’est aussi assumer ses responsabilités, surtout quand elles sont lourdes. Il est amusant de noter que lorsque l’on consulte des corrigés de philosophie sur le bonheur ou le plaisir destinés aux futurs bacheliers, jamais un de ces professeurs ne met en doute Socrate face à Calliclès. Ce conformisme de l’enseignement philosophique classique est décevant dans le sens où il ne laisse place à une voie plus critique de la pensée universellement reconnue. Un professeur de philo devrait au contraire apprendre à ses élèves la contestation des dogmes et leur faire comprendre que rien n’est sacré, ni Dieu, ni vache ni homme. Il faut abattre les idoles, Ni Marx ni Jésus, pourquoi pas, mais il faut aussi apprendre pour critiquer à bon escient et constater qu’un jouisseur digne de ce nom est dans l’obligation d’avoir lu et intégré la pensée de ceux qui s’opposent à l’expression de son plaisir, ne serait-ce que pour combattre avec pertinence leurs arguments liberticides.
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