Les trompettes de Géricault
On se croirait devant la table de dissection des médecins légistes des "Experts". Les morceaux humains que Géricault a peints et conservés dans son atelier en disent long sur les idées qui le hantaient. Le Trompette de l'Empire annonçait déjà la débâcle de la France. Dans cette débâcle, le peintre exprime autant de compassion pour les chevaux que pour les hommes. Ce trompette napoléonien qu'il représente annonce son Radeau de la Méduse et sa propre mort. Oyez bonnes gens l'histoire des trompettes de Géricault !
Pauvre génie que la passion effrénée du cheval conduit à une mort certaine à l'âge de trente-deux ans ! Mais qu'est-ce qui faisait courir Géricault ? Mais qu'est-ce donc qui lui fit prendre le chemin de l'exil avec Louis XVIII, lui, le peintre de l'Empire, le bonapartiste passionné ? On ne le saura jamais sans doute. Peut-être a-t-il voulu vivre physiquement son propre exil intérieur pendant une semaine ?
On sait fort peu de choses sur la vie de ce peintre atypique, pour ne pas dire anticonformiste qui fit le désespoir de ses maîtres et énerva une bonne partie de la critique de son temps.
Adieu trompette !
La Bérézina, la débâcle de l'Empire, le peintre l'a vécue dans sa propre chair et dans la chair même des chevaux !
Cette image du trompette superbe et triomphant, nul doute, qu'elle a jailli du rêve de jeunesse de l'artiste qui garnissait ses cahiers d'écoliers de croquis, tel un Guy Degrenne, sauf que lui c'était des chevaux qu'il représentait. Il rompit très tôt avec l'école pour se livrer à un maître qui partageait comme lui la passion des chevaux et qui lui serait entièrement dévoué, vu qu'il aurait Géricault pour unique élève. Cet homme s'appelait Carle Vernet. Comme l'enseignement de ce piètre pédagogue ne lui fut guère profitable, Géricault se tourna vers le bien meilleur maître qu'était Pierre-Narcisse Guérin (également maître de Delacroix). Mais Guérin se désespéra de Géricault !
Il faut dire que l'artiste était un peu indiscipliné et turbulent. Pour l'anecdote, il se vit interdire - à vie ! - l'accès au musée du Louvre pour avoir commis quelques bagarres en ces lieux.
Ses peintures le montrent assez : Géricault était un être entier et un écorché vif !
Que diable alla-t-il faire sur ce radeau ?
Géricault aurait pu vivre bien tranquillement de la fortune que sa famille normande lui légua. Et des privilèges de sa classe sociale. Une fois cependant, il en tira quelque avantage. Sa famille le fit remplacer, comme c'était l'usage alors dans son milieu, par un autre homme. Pour la conscription. Pour son malheur peut-être, car l'artiste qui était en veine d'action héroïque, voulut en quelque manière se rattraper en embarquant aux côtés des malheureux du Radeau de la Méduse. Pour partager un peu du sort funeste de l'humanité souffrante.
Le peintre témoigna passionnément de son envie de partager la souffrance humaine et animale. Son pinceau s'intéressa aux plus humbles, aux plus opprimés. Ainsi ces "nègres" auxquels Géricault donna la plus grande importance dans son oeuvre. A une époque où ils étaient traités en esclaves, en choses. Sur le radeau, quel est l'homme qui se trouve placé au sommet de cette pyramide humaine de l'infortune ? Un Noir ! C'est ce Noir, habituellement cantonné aux fonds de cale, qui vient ici en sauveur agiter le drapeau de l'espoir.
Quelle pitié pour son ami Delacroix !
Delacroix et Géricault, c'est une histoire d'amitié profonde. Delacroix fut le premier à s'extasier devant le trompette de Géricaut, cet obscur mais point sans grade Alexandre Dieudonné qui servit de modèle : "D'où cela sort-il ? Je ne reconnais pas cette touche." L'amitié de Delacroix fut indéfectible jusqu'au bout. Lui qui écrivit "Je ne suis heureux, tout à fait heureux que lorsque je suis avec un ami", assista impuissant à la déchéance physique de son ami. Il fut très marqué par l'aspect décharné de Géricault dont la mort lui fut pénible et le surprit un jour de janvier 1824 : "J’ai reçu ce matin à mon atelier la lettre qui m’annonce la mort de mon pauvre Géricault. Je ne peux m’accoutumer à cette idée."(Delacroix, Journal, mardi 27 janvier 1824). Un lien fort et mystique qui n'est pas sans rappeler l'amitié entre Montaigne et La Boétie.
Géricault finit par ressembler aux modèles d'humanité qu'il représenta. Epave parmi les épaves, il mourut - en héros - des conséquences d'une chute de cheval et de sa négligence à se soigner, de sa grande imprudence aussi à poursuivre à cheval un rêve d'absolu. A trop courser le trompette de l'Empire , on finit par croiser les trompettes de la mort...
Pour accompagner cette vidéo qui passe en revue les trompettes de l'Empire et ses plus nobles survivants - à savoir, les chevaux -, j'ai choisi un concerto pour violon de Mozart joué par Yehudi Menuhin. Car si le violon a une âme, c'est par les nerfs de ses cordes tendues sous l'archet qu'il nous émeut. Tout comme Géricault savait que c'est par les nerfs tendus à l'extrême des êtres vifs, ou même coupés des êtres morts, que l'on atteint l'âme humaine...
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