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Accueil du site > Culture & Loisirs > Culture > « Leto », le souffle rock qui réchauffe le cinéma russe

« Leto », le souffle rock qui réchauffe le cinéma russe

Après le célèbre Bohemian Rhapsody, le biopic revient sous une nouvelle identité. Au son des guitares, le rock fait désormais son entrée dans le cinéma russe sur le mode majeur.

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  Le 5 décembre dernier était projeté sur le grand écran français le film Leto, du réalisateur russe Kirill Serebrennikov. A l’occasion du festival de Cannes 2018, le long-métrage est arrivé deuxième dans la compétition pour la palme d’or, juste derrière Une affaire de famille du Japonais Hirokazu Kore-eda. Il a ainsi bénéficié d’une large publicité en Europe. Les cinéphiles occidentaux étaient donc préparés à sa sortie et profitent à présent de ses diffusions publiques. Le rideau se lève alors sur l’Union Soviétique des années 1980, invitant le public à découvrir la vie de Viktor Tsoï, la rock star de l’époque. Entre biographie et fiction, ce biopic pénètre notre sensibilité par sa réappropriation d’une figure majeure de la musique soviétique. Tous les arts nous sont ici livrés dans leurs liens les plus intimes.

Sans même prendre l’avion, nous voilà transportés dans une autre dimension spatio-temporelle – celle de l’URSS des années 80. Ramenés 40 ans en arrière, nous rencontrons la célèbre bête de scène Mike Naoumenko – interprété par Roman Bilyk –, accompagné de son groupe et de sa femme, Natasha – alias Irina Starshenbaum. Dans la profondeur de l’image en noir et blanc, nous devenons les témoins d’une reconnaissance artistique entre le jeune Viktor Tsoï et Naoumenko, de dix ans son aîné, qui deviendra son mentor. Jusque-là, Serebrennikov ancre sa production dans un respect de la vérité historique. 

Tsoï – incarné par Teo Yoo – fait ici ses premiers pas dans la culture rock underground de Leningrad, soumise à la politique ambivalente de Brejnev. Dans ce sous-sol du monde musical, l’art oublie les clivages internationaux. Les disques de Bowie, Iggy Pop et Led Zeppelin circulent sous le manteau et fascinent toute une génération jusque sur le territoire soviétique. Mais prenons garde : le propos du film ne charrie pas une polémique à l’encontre de l’héritage stalinien dans le gouvernement soviétique. Serebrennikov prône bien plutôt une description authentique de l’époque de sa jeunesse, où la censure était encore hésitante dans le monde de la musique, à l’aube de la Perestroïka. En témoigne un personnage : celui de la directrice de salle, qui symbolise une certaine autorité. N’interdisant jamais complètement les concerts, elle les encadre tout de même de manière stricte. Les forces de l’ordre présentes à chaque représentation scénique incarnent l’idéologie d’un pouvoir fort, qui autorise et contrôle la musique rock, à condition d’une euphorie modérée de la part des spectateurs. Pourtant, des scènes entières d’animosité et de déchaînement de la foule séquencent le film, chacune d’entre elles se concluant sur une phrase : « Ceci n’a jamais existé. »

Dès lors, le film ne se borne plus à la seule réalité historique et offre une perspective artistique bien plus réfléchie. Tiré des mémoires de l’héroïne – Natasha Naoumenko –, Leto relate une histoire personnelle et met en scène des caractères et des relations particulières. La caméra subjective plonge en effet le spectateur au cœur même de la sensibilité des artistes en trois dimensions : les musiciens d’abord, les acteurs ensuite, le réalisateur enfin. Il s’agit là d’une production esthétique qui lie au fond historique – évoqué en filigrane sur des postes de télévision – une forme poétique. Les scènes oniriques, qui rompent avec la réalité pure, nous invitent dans l’antre de la fiction cinématographique par le biais d’un personnage-narrateur. A la fois le Morphée dans les bras duquel nous nous endormons, et Serebrennikov lui-même qui nous tire au plus profond de son œuvre, ce personnage – sous le jeu de Nikita Efremov – relit l’Histoire au conditionnel. La violence de ces séquences imaginaires s’accompagne d’un chœur qui reprend la tradition des musiques russes et la modernise sous la forme d’une comédie musicale. Le film appartient à tous les genres et à aucun en même temps. Il est multigenre et multisensLeto éveille de fait tous les sens du spectateur par un effet de synesthésie, projetée à l’écran. A commencer par l’ouïe. Une bande son de haute qualité nous incite à tendre l’oreille pour ne manquer aucun refrain des chansons de Tsoï, fraîchement composées. De même, la vue est frappée par la douceur d’un noir et blanc parsemé de touches de couleurs, à la manière des peintres impressionnistes. Nous sentons et ressentons cet art pictural cinématographié. 

Mais c’est finalement à une interrogation sur l’image qu’il représente que le film en arrive. Par un procédé de mise en abyme, le public entre dans les scènes tournées par l’équipe de Serebrennikov, ainsi que dans celles filmées par l’entourage de Tsoï et Naoumenko. L’on rencontre alors les artistes dans un rapport de proximité, oubliant le temps et la distance qui nous en séparent. Dans le titre même Leto – L’été, titre de Naoumenko – résonne la poéticité visuelle et musicale de l’œuvre. « Moi, dès qu'un nouveau jour commence, je me balade, je jette mon ombre, l'air insolent. Le soir tombe, et je vais à nouveau me coucher pour me lever le lendemain et tout recommencer. » chantait Viktor Tsoï dans Бездельник II (Fainéant). Les mots si justement pesés par l’artiste perçoivent leur écho dans la mise en musique du film, bercé par l’exotisme du chant russe, s’il est diffusé en VO – et sans doute à voir comme tel.

Pourtant, Serebrennikov n’a bénéficié d’aucune aide extérieure pour le montage des différentes scènes. Assigné à résidence après un jugement pour détournement de fonds lors d’un de ses spectacles, le réalisateur a dû finaliser sa production de manière complètement autonome, sans contact aucun avec autrui. Son exil, à l’image de celui d’Ovide, ne l’a néanmoins pas empêché de livrer un travail achevé et harmonieux. A l’instar des compositions de Tsoï et Naoumenko, aucune fausse note ne sourd cette partition cinématographique, dont la mélodie se taira sur le la tragique de la fin du film, comme de la vie des deux stars soviétiques.

En clair, c’est un temps de respiration que Leto nous accorde, loin des blockbusters russes et américains. Par l’air vitaliste de la création artistique qu’il nous insuffle, il franchit la frontière du biopic pour survoler les genres, dans l’universalité d’un cinéma qui ne cesse de se réinventer. Libre à vous de jeter un œil – ou d’ouvrir grand les yeux – à cette curiosité artistique, toujours en salles.


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3 réactions à cet article    


  • kalachnikov kalachnikov 19 décembre 2018 22:13

    Bon, justement, je suis allé voir Bohemian Rhapsody, film gnangnan, et j’ai beaucoup ri. Et il se trouve qu’il y avait la bande annonce de Leto et que j’ai été complètement happé et ceci sans autre considération que l’oeuvre. Logique directe, comme disait Artaud.

    Ps : Vous vouliez dire :’[...] des scènes entières d’animalité et de déchaînement de la foule séquencent le film [...

    ]’, non ?


    • blackemmamba Emma Chanussot 19 décembre 2018 22:37

      @kalachnikov
      Disons que les deux biopics ne jouent pas dans la même catégorie, c’est sûr...
      Et je voulais bien dire animosité, puisqu’il y a une scène agressive et violente dans le film (une rixe imaginée dans le train). Mais l’animalité n’en serait pas loin


    • Shaw-Shaw Shawford 19 décembre 2018 22:41

      @Emma Chanussot

      ET si vous y mettez de votre chien en vous, ça donnerait quoi ? smiley

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