Lettre à un ami, à propos d’Exhibit B
Cher Alain,
Comme promis, je vais répondre ici à ta lettre reçue il y a trois jours – où tu me faisais part de tes réflexions sur Exhibit B, une œuvre du Sud-Africain Brett Bailey qui reproduit un zoo humain avec des acteurs noirs muets mis en cage. Ce spectacle, en représentation en ce moment à Paris, provoque des manifestations hostiles de la part de la communauté noire, mais reçoit le soutien de la classe politique, de l’Observatoire de la liberté de création et de trois importantes associations : la Ligue Internationale Contre le Racisme et l’Antisémitisme (Licra), la Ligue des Droits de l’Homme (Ldh), le Mouvement contre le Racisme et pour l’Amitié entre les Peuples (Mrap). Sans oublier le soutien des deux spécialistes de la question noire, que sont l’ancien footballeur Lilian Thuram et l’historien Pascal Blanchard. Le principal argument de ces derniers : « Exhibit B reproduit un zoo humain pour mieux en dénoncer l’atrocité. Le spectacle n’est pas raciste puisqu’il condamne le racisme ».
Pour ma part, cela m’a pris beaucoup de temps pour arriver à me former une opinion, tant le problème m’apparaissait complexe. Mais ça y est, j’en ai une maintenant, et bien arrêtée : Exhibit B est une œuvre pornographique. Oui… Ne pouvant en rester là une fois cela dit, je vais donc m’attacher à te montrer, point par point, pourquoi cette œuvre, qui fait tant débat et financée par de l’argent public, est un spectacle purement et simplement pornographique.
D’abord, pour ne pas s’encombrer, nous allons tout de suite nous délester de cette histoire de censure. Le fond est ailleurs. S’y attarder serait ajouter de la fumée à la fumée et nourrir l’habituelle entreprise de diversion. Personne ici – ni toi ni moi, et tu t’en es expliqué - ne pense sérieusement à censurer une œuvre artistique. Comme tu l’as si bien dit, « censurer c’est donner raison à toute censure ». Je suis pour la liberté d’expression, contre toute censure, tout comme je l’étais l’année dernière quand il s’est agi de censurer l’humoriste Dieudonné. Même si je ne partage pas toutes les vues du bonhomme, loin s’en faut, je m’étais fortement élevé contre une censure de son spectacle ; bien peu de personnes m’avaient alors suivi, et parmi eux il s’en trouve aujourd’hui un grand nombre qui crient ou sont prêts à crier au loup en invoquant la liberté d’expression. Et puis il y a tout de même de quoi sourire, quand on pense - et nous le savons bien toi et moi - que les plus nombreuses et efficaces censures se passent ailleurs, en toute suavité, bien au chaud, loin des barricades de CRS et des yeux du public, autrement dit en amont et dans le secret des bureaux et des réseaux. J’en sais quelque chose, tu en sais peut-être quelque chose, beaucoup en savent quelque chose – et pas seulement les moins talentueux. Mais cela donne évidemment moins lieu à débat, et pour cause.
Autre chose à évacuer, et d’office. Je veux parler de cette polémique sur la participation des comédiens et autres « performeurs » noirs à ce spectacle. Voilà qui relève encore de la surface. Faux débat, autre diversion. Ce sont des comédiens, des « figurants » me dit-on, en tout cas des interprètes ; ils sont payés pour ça et ils font leur boulot, bien ou mal ; ce sont des instruments aux mains du metteur en scène, ils ne sont pas là pour penser ou étaler leurs états d’âme. Faut donc leur foutre la paix. Et ça vaut dans tous les cas de figure. Je joue, je ferme ma gueule. Le reste est une affaire intime, de conscience, hors de la scène et qui ne regarde qu’eux et leur miroir. Et puis l’aliénation n’est pas un vain mot, il n’est que de se regarder, de part et d’autre ; et puis des nègres de case il s’en est toujours trouvé – si c’est le cas. C’est sûr que pour ma part, même grassement payé, je ne me serais jamais prêté à cette mascarade. Que Dieu me préserve de ces sempiternels rôles de paillasson, je m’en coltine suffisamment dans ma vie, de la maternelle à l’asile, et depuis six siècles. Quant à voir ces « performeurs » venir se livrer ensuite à la question, après avoir quitté leur défroque de silence et de mort, je trouve cela indécent. Un comédien n’a pas à s’expliquer, surtout devant son public. C’est trop tard ou trop tôt.
J’en arrive maintenant à ceci : franchement, qu’est-ce qu’on en a à faire des bonnes ou mauvaises intentions d’un artiste, comme si la valeur, la qualité ou la légitimité d’une œuvre d’art tenaient aux bons sentiments, à la moralité et à l’état-civil de son auteur, quoique… Ce n’est tout de même pas comme si un être cher vous offrait un présent. Il ne s’agit pas ici de refaire le procès de Céline, de Brasillach, de Nabokov, de Lewis Carroll ou de tant d’autres écrivains et artistes soumis au soupçon ; mais de l’artiste, ce qui importe et qu’on espère, c’est que les intentions soient à l’œuvre dans l’œuvre ; que les intentions soient prises en compte par et dans la geste, dans l’acte artistique, pas dans le discours ou le commentaire – à moins de faire du Marcel Duchamp, où les réflexions sur l’art et l’objet ne semblent faire qu’un. Seule l’esthétique fait loi. Bref, c’est l’œuvre qui proclame « l’intention » (in-tension), pas l’artiste. Beaucoup a déjà été dit dessus. Alors, Alain, permets-moi d’être brutal, et plutôt deux fois qu’une : on s’en fout complétement… Je reprends : on s’en fout royalement des intentions « antiracistes » de Brett Bailey, ça n’en fera qu’un de plus parmi toutes ces âmes confites en « bonnes intentions » ; tout ce qu’on lui demande et qu’on exige d’un artiste, c’est ce qu’il produit, ce qu’on reçoit, ce qu’on regarde, entend, sent, touche, c’est le résultat, la chair : l’œuvre. C’est ça qui importe, l’œuvre de chair et sa réception ; le moment de son apparition, cette épiphanie, et comment elle est reçue, perçue, vue, lue, traduite, admirée, détestée, malaxée, ingurgitée : « Prenez et mangez-en tous, ceci est mon corps… ». Oui et non. Il y a longtemps que ça se saurait, s’il en était autrement de cette eucharistie de l’œuvre d’art. Alors exciper de ses « bonnes intentions » n’absout en rien l’artiste Brett Bailey, ni n’ajoute à son œuvre, et surtout ne le dispense en aucune façon de recevoir critiques et réactions, même les plus virulentes. D’ailleurs je trouve même choquant, lamentable, voire indigne – et le mot n’est pas trop fort -, qu’un artiste en arrive à faire état de ses bonnes intentions pour tenter de trouver grâce auprès du public. Faut-il être à ce point veule et à bout de souffle pour quémander ainsi la pièce ? Imagine-t-on un instant Picasso répondre, devant le déplaisir qu’eût pu causer son tableau « Guernica » au sein des républicains espagnols : « Eh, les gars ! Eh, les filles ! Vous avez tout faux, vous avez tort de réagir ainsi, ce tableau est grandiose parce que j’ai voulu dénoncer la violence franquiste ; c’est pour vous que je l’ai fait. ». Allons, soyons sérieux ! Oui, mais… A cela, Brett Bailey pourrait rétorquer que ce n’est pas tout à fait pareil, que comparaison n’est pas raison, et que son œuvre ne s’adresse nullement aux populations noires, aux Afro-descendants, à cette piétaille hystérique nullement concernée, qui manifeste et réclame sa tête ; il l’a bien dit et répété, cette œuvre est destinée aux Blancs, aux Euro-descendants, à ces vilains canards de colonisateurs-exploiteurs-oppresseurs-esclavagistes, histoire de les clouer au gibet une fois pour toutes et de leur mettre le nez profond dans… leur culpabilité, c’est-à-dire ici. Son œuvre cible les Blancs – qui, pourtant, bizarrement, semblent boire du petit lait à son contact et le soutiennent. N’empêche, sa cible c’est les Blancs. La cible… Mais qui donc a parlé de cible ? C’est bien Brett Bailey lui-même. Tout est dit. Il l’a dit.
Et voici où l’amarre se rompt, où le navire quitte doucement les terres généreuses et universelles de l’art, de l’œuvre d’art, pour rentrer dans l’œuvre de communication et retrouver ses pénates au petit jour. Fallait le dire qu’il y avait erreur, malentendu. Nous voici maintenant fixés : avec la cible, nous sommes bien dans la communication, n’est-il pas, dans l’étude de marché, dans le slogan, chez « Benetton is good for you ». Voire dans la propagande, dans l’agitprop. Pour le compte de qui ? De quel annonceur séculaire ? Alain, tu as bien vu, nous étions d’accord tout à l’heure qu’il ne pouvait être question de censurer une œuvre d’art, mais en revanche qu’en est-il quand il s’agit d’une… Objection, votre Honneur ! L’antiracisme s’adresse à tout le monde, à tout l’univers ; aussi toute production qui s’en réclame doit être considérée comme une œuvre d’art, et à ce titre exempte d’impôts et de bûcher. Ah, l’antiracisme… Qu’à cela ne tienne ! « Ce qui est fait pour nous, sans nous, est fait contre nous », nous dit Nelson Mandela. Prenez patience, ce n’est pas tout. Autre pièce à conviction :
Depuis tout gosse je n’ai cessé d’entendre dire que le noir a le rythme dans la peau. J’étais noir, je le suis toujours. Comment fallait-il le prendre ? J’avais tellement reçu des coups de ceux-là mêmes qui me le disaient que j’ai forcément fini par me pencher sur cette intrigante question de rythme. « L’histoire de l’art » d’Elie Faure m’en a appris un peu, beaucoup ; je me trouvais alors en Terminale, au lycée Marcel Sembat à Sotteville-les-Rouen, quand je l’ai lu. Mais c’est seulement il y a une douzaine d’années, mon cher Alain, en 2002 exactement, en voyant le film « Ivre de femmes et de peinture » du Coréen Kwon-Taek Im, que j’ai vraiment compris ce que c’était que le rythme… et le nombre, et la couleur. Ah, l’expression « gens de couleur » ! Toute une histoire qui a à voir avec l’impureté et le fameux « One drop rule » américain (Une goutte de sang noir suffit à vous rendre impur… gens de couleur=mélange). Mais revenons au rythme, à la notion de rythme. Il y a donc dans ce beau film un passage où l'on voit le maître initier le jeune peintre aux secrets du rythme. Et c'est ainsi qu'il lui explique que pour donner toute sa vigueur et sa présence au trait noir, il devrait l'entourer de deux traits beaucoup plus pâles. C’a l’air tout banal ainsi, mais ce fut un « fiat lux » tellurique et merveilleux pour moi. Un tremblement de terre. Un trait noir et deux traits pâles… C’était ça, le rythme : « Une étoile sur un fumier » (Heinrich Heine), la copulation des temps forts et des temps faibles, l’alliance des différences. L’essence même de la vie. Au commencement était le rythme, et « si on a perdu le rythme, on a perdu le monde », nous prévient le grand poète allemand Novalis. Proust ne dit pas autre chose : « Ecrire, c’est poser le rapport de deux différences et les enchaîner par une alliance de mots indestructibles ». Et c’est ainsi donc que du coup, avec Elie Faure, avec Novalis, avec Heinrich Heine, avec Proust, avec Kwon-Taek Im, et Rimbaud et Céline et Henry Miller et tant d’autres, et aussi avec la philosophie du Mvett africain, grâce à eux, je me suis senti pousser des ailes, fier comme un paon, heureux d’avoir « le rythme dans la peau », d’être un humain, un vivant. Tout simplement. Avoir du rythme est le plus beau compliment qu’on puisse adresser à un être vivant. Et l’œuvre d’art est une chose vivante. L’œuvre d’art a donc nécessairement du rythme.
Maintenant, mon cher Alain, si tu veux bien, avant de poursuivre, nous allons marquer une petite pause musicale avec le grand écrivain Victor Hugo – que Brett Bailey a peut-être connu. Ça vaut le coup : Africa portentosa.
« Quelle terre cette Afrique ! L’Asie a son histoire, l’Amérique a son histoire, l’Australie elle-même a son histoire ; l’Afrique n’a pas d’histoire. Une sorte de légende vaste et obscure l’enveloppe. Rome l’a touchée, pour la supprimer ; et, quand elle s’est crue délivrée de l’Afrique, Rome a jeté sur cette morte immense une de ces épithètes qui ne se traduisent pas : Africa portentosa ! C’est plus et moins que le prodige. C’est ce qui est absolu dans l’horreur. Le flamboiement tropical en effet, c’est l’Afrique. Il semble que voir l’Afrique, ce soit être aveuglé. Un excès de soleil dans un excès de nuit. Eh bien, cet effroi va disparaître. » (Discours de Victor Hugo, en présence de Victor Schœlcher « le père de l’abolition de l’esclavage », le 18 mai 1879)
Cela ne te rappelle-t-il rien ? Moi, si. C’était il y a deux siècles. Mais c’est comme si c’était aujourd’hui, et comme il y a six siècles. Rien n’a changé. Les regards bégaient et les langues font du sur-place. Les chefs d’Etat et les maîtres à penser français font du sur-place. Pourquoi le peuple français en ferait-il moins ? Pourquoi l’Afrikaner Brett Bailey et Exhibit B en feraient-ils moins ? Les oracles murmurent à l’oreille des Euro-descendants comme des chevaux de trait, du collège des augures à la Sibylle jusqu’à nos hommes et nos femmes de lumière aujourd’hui. Et du coup le peuple noir se retrouve dans la tourmente, au lieu de la permanence, du cliché et du stéréotype. Enchaîné, punaisé, exhibé. Un-deux ! Un deux !... Toujours. En avant, fixe !... Un-deux ! Un-deux !… Demi-tour, gauche ! … « Allons enfants de la patrie / Le jour de gloire est arrivé / Contre nous de la tyrannie / L’étendard sanglant est levé. » Ah, mon général… Ce n’était ni à Brazzaville, ni au Cameroun, ni au Tchad, ni à Mourzouck, ni à Kouffra, ni à Tunis, ni même à Alger, non. C’était à Dakar avec les anciens combattus de Thiaroye. « Il semble que voir l’Afrique, ce soit être aveuglé », héhé !
J’ai vu quelques tableaux d’Exhibit B. Puisqu’il faut bien voir. J’ai éprouvé un profond malaise, une sensation d’étouffement, de la honte, puis une immense colère. Un « zoo humain », m’avertissait-on. Non, un zoo inhumain. Ce n’était que des images, certes… Mais me rendre sur place et lâcher du fric en plus ne m’en aurait pas donné moins, ni ne m’aurait procuré un tout autre sentiment. Pour moi c’était clair, et ça l’est toujours : j’avais face à moi un spectacle redondant, nullement nécessaire, insoutenable par sa grossièreté et par sa charge de mépris et de violence. Et, dès lors, je peux tout à fait comprendre qu’un Blanc puisse ne pas se former la même opinion, et pour cause.
De « Différence et répétition » de Gilles Deleuze – dont je terminerai sans doute un jour la lecture – je ne retiendrai ici que le terme « répétition » pour cette exposition. La répétition… la réduplication ad nauseam du même, du même noir, du noir décapité, du noir muselé, du noir réifié, du noir falsifié, du corps noir lacéré, piétiné, soumis, aplati, exsangue ; ce corps rétif, ce corps obstiné, ce corps fascinant, en érection, corps noir reproduit inlassablement, sucé, resucé, et d’un bout à l’autre, avec une gourmandise de charrue, et depuis six siècles ; ce corps baudelairien, corps noir de Caïn, vu et revu et digéré au quotidien… Ce tapis de blessures, cette longue complainte, cet amoncellement de défaites, ce charnier de cloaque fermé … Ah, toutes ces plaies !… Et pas un seul couteau pour s’y appuyer. Tout ce noir… Et pas une seule lueur pour s’y bercer. Tout ce connu… Et pas un seul inconnu pour vous emporter. On chercherait en vain un mariage de temps fort et de temps faible. Peine perdue ! Que du plomb, du plein, du gros, là où un peu d’air, de légèreté et de vide apporteraient de la vie. Pas d’articulation, pas de mouvement, pas de respiration, pas d’échappatoire, pas d’altérité… pas de rythme. Que soliloque assourdissant. Puisque tout y est, on vous dit ; tout est là, tout s’y trouve, et même l’alpha et l’oméga de la fornication antiraciste. « Le tout est toujours le contraire du vrai », nous dit pourtant Adorno. Mais Brett Bailey et ses annonceurs n’en ont cure ; ils l’ont décidé : Exhibit B ne sera pas un cœur qui bat et qui s’élève vers la lumière, vers l’œuvre d’art et la vie. Alors qu’il suffirait de si peu, pour rendre justice et respect à ceux-là qui ont le plus crûment manqué d’air et d’espace. « Seul le vide permet le mouvement », dit Lao Tseu. Mais de vide, point. L’on repassera.
Avec Exhibit B, Brett Bailey nous ressert du connu à la louche, en veux-tu, en voilà. Des plâtrées de connu, des tombereaux de connu… La communauté noire ne lui en demande pas tant. Elle en a plus qu’assez de cet immense plat congelé. Elle en consomme tous les jours, de la maternelle à l’asile, et depuis six siècles. Les Noirs réclament autre chose, ils veulent de l’inconnu, de l’inattendu, de la surprise, et même de l’étonnement…de la lumière, hurlent-ils. L’œuvre d’art non plus ne peut se satisfaire que du connu. Toute œuvre d’art exige de l’inconnu, de l’invisible. Comme dit Paul Klee, « L’art ne restitue pas le visible, il rend visible ».
Que serait le visible sans l’invisible, le plein sans le vide et Antigone sans Créon ? Elle croupirait sûrement d’ennui, à torcher sa ribambelle au fond d’une impasse, parfois entre deux bus, le dos courbe, le verbe utile, criard, à recenser ses droits sociaux, le livret de famille en bandoulière. Une vue de l’esprit, bien sûr. Chose impossible. Sans Créon, Antigone ne serait pas, tout simplement. Tout comme ne serait la « Vue de Delft » de Vermeer sans « le petit pan de mur jaune » de Proust. Non, il n’est pas d’œuvre d’art qui puisse faire l’impasse du plein et du vide, de l’ombre et de la lumière, du visible et de l’invisible, de la victime et du bourreau. Il n’est pas d’œuvre d’art qui puisse esquiver la vie… en somme le rythme, le jeu.
Et voici venu maintenant le moment tant attendu de l’estocade.
Jouer c’est aller de l’un à l’autre, du connu à l’inconnu, du plein au vide, de l’identité à la différence. Et si l’autre, l’inconnu, le différent, est ce qui nous ouvre à l’infini et à la fiction, l’autre est surtout et d’abord la limite. Et dès lors qu’on franchit cette limite, on prend un risque. En somme l’autre c’est le risque et le lieu où s’exerce le jeu. Ainsi il n’est pas de jeu sans limite, sans altérité – qui fonde toute liberté. Et la pornographie supposant toute absence de jeu, car ne comprenant pas de limite, il apparait clairement qu’avec Exhibit B de Brett Bailey, soutenu avec les deniers publics, je répète : soutenu avec les subventions de l’Etat, nous nous trouvons face à une œuvre pornographique, totalitariste – où régneraient le tout visible et le tout connu. Et nous voilà définitivement largués à des distances de distances de l’œuvre d’art. Exhibit B est donc bien un spectacle pornographique. Quod erat demonstrandum, CQFD.
Cher Alain, nous sommes tous deux des Afro-descendants, et pourtant ce n’est pas sur le lieu de nos ascendances que nous allons nous rejoindre, mais plutôt dans l’espace de la fiction et de la scène cher à nos pratiques d’écrivain et d’auteurs dramatiques. Quand tu soulignes dans ta lettre « le désert absolu de dramaturgie où existe autrement le personnage du noir », je retrouve en cela et en d’autres termes ce que je viens de dire, à savoir ce qui à mon sens ne fait pas d’Exhibit B une œuvre artistique mais plutôt une œuvre pornographique : le manque flagrant de rythme et de jeu dans le spectacle. Toutes choses qu’on retrouve malheureusement dans la société française, où le Noir n’a pas droit au jeu et à l’écriture, car assigné de tout temps à une place fixe. Il n’est rien de plus terrible pour un être vivant que d’être figé dans une posture. Comment ne pas penser ici à cette phrase de Kafka : « Ecrire, c’est bondir hors du rang des meurtriers ».
Je te remercie d’avoir su provoquer le débat sur cette liste des Eat. Sans toi je n’aurais pas eu la force de m’y lancer, car comme je te l’ai dit je me sens bien fatigué en ce moment. Pour ce qui est du débat sur « Exhibit B » – débat bien complexe, je le reconnais, en dépit de ce que pourrait laisser entendre le ton utilisé – je crois qu’il est loin d’être clos. Il ne le sera certainement pas tant que les imaginaires ne seront pas décolonisés de part et d’autre et que la communauté noire continuera à être traitée sans ménagement. Quant à l’auteur afrikaner Brett Bailey, il y a sans doute longtemps que ses doigts se sont crispés sur les touches du piano et ont quitté les rivages de l’art. A qui loue-t-il désormais les fantômes de son enfance sud-africaine ? C’est la question qu’on devrait se poser, pour peu qu’on s’y intéresse
Bien poétiquement à toi,
Marcel Zang
Nantes, le 07 décembre 2014
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